Chapitre 32 - Partie 5
17h32.
Je fixe l’heure sur mon téléphone comme si je pouvais la ralentir à la force du regard. Il faut que je descende dans moins de dix minutes.
Je tire un t-shirt propre — enfin… pas trop sale — du tas sur ma chaise et je l’enfile en grimaçant. Mes épaules protestent encore à cause de la nage d’hier.
En rentrant, j’ai pris une douche, un repas avalé debout, et, bien entendu, quatre verres de gin. Je me suis forcé à dormir avant que mon cerveau ne recommence à tourner en boucle. Le sommeil est venu, lourd et sans rêve. Normal. Juste ce qu’il me fallait.
Ce matin c’était plus ou moins la même routine que d’habitude. Trois verres. Ce qui, dans mon échelle personnelle, correspond presque à de la sobriété. Vu ce qui m'attend ce soir, vaut mieux limiter les dégâts…
J’ai passé la journée comme ça. Ni net, ni totalement flou. Juste assez pour me réchauffer de l’intérieur. Ou pour me donner l’illusion que je peux faire ça. Me joindre à la foule comme je l’ai toujours fait. Prétendre être vivant. D’en avoir envie.
Je vérifie une dernière fois mon apparence dans le miroir. Mon reflet me juge. J’ai encore envie de fuir. Mais j’ai promis. Et la menace de Jona reste dans un coin de ma tête. Il est du genre à débarquer avec un pied-de-biche et un sourire ravi. A filmer la scène pour me la repasser tous les jours jusqu’à la fin de mon contrat.
Alors je souffle un grand coup, j’attrape mes clés, et je me dis que je mérite une médaille rien que pour ouvrir cette putain de porte.
Il n’est pas tard, mais il y a déjà du monde en terrasse. Le bar est bondé. La lumière descend du plafond bas, éclaire les visages, le comptoir, les verres scintillants. Tout le monde parle fort, rit, s’agite. Je repère Matteo et on se salue d’un signe de tête. Les filles sont en salle à gérer les commandes. Je me faufile dans l’ombre d’une colonne, prends ma place derrière le comptoir. Jonah est en train de monopoliser l’espace avec son énergie habituelle.
Dès qu’il me repère, il m’ouvre grand les bras.
- Cédric ! Ravi de voir que tu ne vas pas m’obliger à te traîner par la peau des fesses. Encore que… Finalement, remonte chez toi. J’aimais vraiment bien l’idée.
Je lève les yeux au ciel, sans même lui répondre. Pas question de rentrer dans son jeu. Je regarde les commandes en attente et je me mets au travail. Les voix, les rires, le cliquetis des verres… tout me traverse sans vraiment m’atteindre. Je sers un cocktail, replié derrière le bar, et j’essaie de me fondre dans le décor. Je shake, je verse, j’envoie… Simple.
Je jongle entre l’alcool, les verres, les gestes mécaniques et Jona qui essaie tant bien que mal de me happer dans son cyclone de bonne humeur. Ma muraille est infranchissable, il s’y cassera les dents avant de me tirer la moindre réaction.
Tout à coup, Daphnée s’approche pour récupérer les verres et me lance :
- Salut toi ! J’ai appris que tu serais avec nous ce soir ! C’est top.
C’est ça… “Trop top !”. Lâchez-moi, sérieux.
- Je fais un mini sondage rapide pour la musique, enchaîne-t-elle. Je vole un peu la vedette à Jona pour la soirée mais je peux peut-être mettre des trucs qui plaisent à tout le monde. Tu as une préférence ?
Je soupire, secoue la tête et lui tourne le dos. J’ai promis de venir à la soirée. Manquerait plus que je le fasse avec le sourire.
- Okayyy…, marmonne-t-elle.
Jona lui dit un truc en grec. Comme si j’allais pas capter qu’il parle de moi. Ils échangent un moment comme ça, en me jetant des coups d'œil, à peine cachés. Et ça m’énerve. Qu’ils magouillent contre moi comme si j’avais 4 ans. Ça me donne encore plus envie de rester dans mon coin. Et c’est ce que je fais.
Le bar tourne. Je prépare, je sers, j’avance. Je me fais oublier. Enfin j’essaie. Parce que personne ne me laisse tranquille.
Daphnée revient trop souvent récupérer des commandes encore en cours, juste pour me demander si « tout va bien » ou ce qu’elle peut mettre sur sa putain de playlist qui me plairait.
Matteo débarque de nulle part pour vérifier qu'on «tient la cadence», alors que j’ai déjà fait mes preuves depuis des mois.
Anna, avec un grand sourire, flippant tellement il n’est pas naturel, pose sa main sur mon bras en disant que ça lui fait plaisir de me voir « des nôtres ce soir ». Comme si j’avais eu le choix. Je serai juste physiquement présent.
Et Jona. Toujours Jona. Qui après 3 semaines de répit est de nouveau en mode lourd. Il tente de me faire réagir à ses blagues, de plus en plus tactile. Et je vois au-delà de la taquinerie qu’il analyse mes micro-expressions, guette la moindre fissure dans le mur.
J’enchaîne les cocktails comme des barricades. Je me dis que si mes mains restent assez occupées, personne n’aura l’idée stupide de me déranger.
Mais ils insistent. Toujours. Avec leurs petites attentions maladroites. Leur gentillesse qui sonne comme une obligation de répondre. Leur espoir que je parle. Que je souris. Que j’existe. Je vois leurs manœuvres. Leurs regards. Ceux qui se veulent discrets. Ceux qui ne le sont pas du tout.
Et chaque tentative bienveillante m’épuise, heurte ma carapace au même endroit. Encore. Encore. Encore. L’accumulation me donne envie de hurler. De tout envoyer valser. Mais ça serait donner raison à la vigilance de Jona. Alors je ronge mon frein.
Quand on finit enfin par baisser le rideau, ma patience s’effrite. Et je réalise que ce n’était que la première étape. La vraie épreuve commence maintenant.
La plage n’est même pas à deux minutes du bar, mais le trajet me semble interminable. Chaque pas est une négociation. Faire demi-tour et affronter la menace de Jona ou rester et me noyer dans l’alcool jusqu’à oublier mon prénom ?
Pourquoi y a pas “Faire demi-tour et me noyer dans l’alcool jusqu’à oublier mon prénom” dans la liste ?
J’imagine ma porte qui se referme derrière moi. Le silence. Mon lit. Mon Gin. À la place : musique trop forte, brasier trop grand, collègues trop bruyants. Comme toujours. Sauf qu’aujourd’hui, je le supporte plus.
Ceux qui n’étaient pas de service arrivent en petits groupes, leurs téléphones en guise de lampe torche. Jona et Matteo les accueillent avec un enthousiasme débordant. Comme si la Terre risquait de s’arrêter de tourner si une seule personne cessait de rayonner deux secondes.
Je me cale un peu à l’écart, les pieds dans le sable, bras croisés. Je pensais qu’on me foutrait la paix une fois ici. Raté. La fête, apparemment, inclut l’obligation de me ressusciter. Ils viennent me voir tour à tour : « You want something to eat ? », « Come and sit with us. », « Do you like the music ? »
Non. Non. Et non. Mais je me contente de secouer la tête. Parler serait déjà trop.
Finalement, Jona m’apporte un verre en plastique. Une odeur que je reconnais entre mille. J’attrape le verre avant même qu’il ait fini de me le tendre et j’avale cul sec. Rien à foutre de ses yeux écarquillés. Rien à foutre de ce qu’il a envie de me dire. Je tends mon verre pour qu’il le remplisse à nouveau. Après ces deux doses, je le laisse poser un bras sur mes épaules et m'entraîner dans le cercle.
Tout le monde gueule. Les enceintes crachent un truc à peine qualifiable de musique. Et mon verre est à nouveau vide. Heureusement pour moi, Jona a laissé la bouteille plantée dans le sable juste devant nous. Alors je me ressers. Encore. Et encore. Suffisamment pour arrêter de compter.
Soudain, il y a trop de bruit. Il fait trop chaud. La sensation d’avoir un étau autour des tempes devient insupportable. Je me lève et file m’allonger à l’écart. Parce qu’au moindre geste de trop… Je pourrais exploser.
Le sable me gratte le dos. Ma tête tourne à chaque respiration. J’ai trop bu. Et pas assez à la fois. Le ciel fait des ronds au-dessus de moi. J’essaie de fixer un point, n’importe lequel, mais tout bouge. Tout me donne envie de vomir.
Ma tranquillité est encore une fois balayée par Daphnée. Elle s’assoit à côté de moi. Et parle, parle, parle… J’entends pas tout. Plutôt j'écoute pas. Mais sa voix me soule plus que le Gin.
Oh, mais ta gueule.
- Charmant, réplique-t-elle.
Merde. Je pensais que c’était resté dans ma tête. Tant pis. Je ferme les yeux, respire. Ça tangue. Même vautré par terre.
- Bon, au moins tu parles ceci dit…, marmonne-t-elle. Y a du progrès.
J’ai envie de rire. De hurler. De vomir. De disparaître. Je cache mes yeux derrière mon bras. Pour qu’elle comprenne que je veux qu’elle dégage. Que je veux boire, dormir et oublier.
- Cédric, tu ne peux pas continuer comme ça.
Si. Bien sûr que je peux.
- Il faut que tu en parles. Je ne comprends pas. Qu'est-ce qui s'est passé ?
Elle est rentrée épouser mon frère.
- QUOI ?
Sa voix nette me claque dans les tempes et me sort de ma torpeur illico.
Putain. C’est sorti tout haut.
Je tourne la tête vers elle. Sur le qui-vive. Elle me fixe, les yeux écarquillés. Et moi, je sens la honte et la colère me ronger de l’intérieur.
- T’as rien entendu, je grommèle.
- Si, j’ai TOUT entendu.
Je me relève trop vite, le monde vacille autour de moi, mais je reste debout. Il faut que je parte. Mais elle se lève aussi, essaie de me retenir et insiste :
- Sérieux, c'est juste une fille ! Pleure, crie, passe à autre chose ! Pourquoi tu la laisses te faire ça ?
- Et toi ?! je crie en la repoussant. Pourquoi tu me casses les couilles ? T'es pas ma mère ! Pourquoi tu me lâches pas ?
- Parce que je tiens à toi, sale con ! Tout le monde ici tient à toi !
Elle me regarde, droite, dure. Mais dans ses yeux... tout ce que je vois, c’est de la pitié, de la déception. Je peux pas supporter ça.
Et puis merde ! Je me casse.
Je l’entends qui m’appelle, mais je ne me retourne pas. Peu importe ce qu’elle dit. Peu importe ce qu’elle croit. Je veux juste respirer. Être seul. Oublier.
Et puis il y a Jona. Qui surgit devant moi, comme un barrage.
- Cédric… Elle a raison.
Sa main se pose sur mon épaule. Trop douce, trop lourde. Je me dégage aussitôt.
- Tu veux pas en parler, c’est très clair, dit-il, les mains levées. Mais… c’est dur pour nous de rester sans rien faire quand on voit que tu vas mal.
Je balaie la plage du regard. Tous les yeux sont rivés sur moi et cette fois, je vois au-delà de la pitié. Ils sont inquiets. Anxieux même. Tous. A cause de moi.
L’alcool remonte dans ma gorge. Je me sens minable. C’est moi qui l’ai renvoyée avec Nate. Ma décision. Les autres n’ont pas à en payer le prix. Et au-delà de ça, il y a le mariage d’ici quelques mois. Si elle me voit comme ça, peut-être qu’elle s’en foutra. Mais il y a aussi le risque qu’elle comprenne. Et ça, je ne peux pas me le permettre.
Alors je souffle :
- J’ai compris… Vous vous inquiétez. Mais ça va aller.
Il lève un sourcil, me scrute à la recherche de je ne sais quelle faille.
- Vraiment, j’insiste. Juste… Laisse-moi partir. Laisse-moi tranquille juste ce soir encore.
Il hoche la tête, sans ajouter un mot. Pas de reproches, pas de sermon. Je rentre chez moi, le vent dans la gueule, le goût de l’alcool et du sel sur la langue. Je cours presque, le sable froid me brûlant les chevilles.
Fini les conneries. J’ai fait un choix. Faut que j’assume.

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