Chapitre 3 : Mia

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Le silence, épais, était installé entre nous comme un mur invisible. Je n’ai jamais supporté ces silences-là, ceux où les mots se coincent entre les lèvres, où tout semble suspendu dans l’air, hésitant. James ne disait rien. Il était là, debout, près de la fenêtre, regard perdu au loin, moi aussi.

La mer s’étendait jusqu’à l’horizon, plate, calme, mais à l’intérieur de moi, ça grondait, impossible de me concentrer. Il m’a regardée, juste après ma proposition, et j’ai détesté ce regard, comme s’il pensait que je venais de lui arracher quelque chose, comme si je n’avais pas le droit de parler. La colère est montée. Je l’ai retenue, pas ici, pas maintenant, pas devant Gabriel. Je suis restée tournée vers l’extérieur. Le sable, sous la lune, brillait, argenté. Des coquillages, ici et là, posés comme des fragments de mémoire, et la mer, toujours la mer.

Je sentais le regard de James sur moi. Il était attentif, il observait. Ses cheveux châtain clair, en bataille, encadraient un visage doux. Ses yeux, sombres, profonds, comme un puits, un puits rempli d’ombres, de souvenirs, d’interrogations. Il portait un poids, lui aussi, et puis il a parlé d’une voix calme.

— Alors… qu’est-ce qui s’est passé entre toi et mon père ?

La question est tombée, simple, mais lourde. Chargée. Je me suis tendue, et je l’ai regardé un instant, puis j’ai hésité. Est-ce que j’avais envie de tout dire ? C’était son père, il pourrait ne pas me croire et si je commençais… je ne pourrais plus m’arrêter, il n’y aurait plus de retour en arrière.

— Pourquoi tu veux savoir ?

Je n’osais pas croiser son regard, mais lui ne bougeait pas, il attendait, les sourcils levés, curieux et sincère. Il voulait comprendre.

— Mon père ne m’a jamais parlé de toi. Ni de son passé avec toi.

Je soupire et me penche, les coudes sur les genoux. Je prends le temps, je ne veux pas faire un long discours. mais il faut qu’il sache, du moins ce que j’ai envie qu’il sache.

— Ton père m’a appris la magie, quand j’étais jeune, mais il voulait plus que m’enseigner, il voulait me modeler, me contrôler.

Je m’arrête, je cherche mes mots.

— Il m’a demandé de faire une chose… horrible.

James ne dit rien, mais je vois sa mâchoire se tendre. Il écoute. Il attend.

— J’ai refusé. Je ne voulais pas devenir ce qu’il voulait. Un instrument, une arme, un monstre.

Je reprends ma respiration.

— Alors il m’a enfermée dans son atelier, seule, pendant un an.

Je me laisse tomber en arrière, je ferme les yeux, le souvenir est là, vif, intact.

— Et tu t’es échappée ? Comment ?

— J’ai traversé les frontières du monde magique. Je suis partie, j’ai trouvé un passage et je suis arrivée à New York.

Je me redresse, un sourire fatigué flotte sur mes lèvres.

— Je pensais que tout ça, c’était fini. J’avais une vie, un travail, une paix, mais ton père est revenu et me voilà à nouveau prise dans ses filets. Et cette fois… je ne suis pas sûre de m’en sortir.

James me regarde. Longtemps, puis détourne les yeux. Il cherche quoi dire, mais son regard n’est pas dur, il comprend., il comprend mieux que je ne le pensais. Le silence revient, il s’étale.

— Je ne sais pas si j’ai bien fait de venir ici. Je devrais peut-être repartir…

— Mia… je sais que c’est dur, mais si tu pars… tu crois que ça changera quelque chose ?
Ce monde, il a besoin de toi.

Il s’approche, sa voix est posée, pas de grands mots, juste une vérité.

— On a tous un passé. Toi comme moi. Mais on ne peut pas le changer, en revanche on peut changer le présent.

Je le fixe, il est sincère, mais il ne sait pas, il n’a pas vécu ce que j’ai vécu.

— Tu crois qu’en restant ici je vais quoi ? Me faire utiliser encore ?

James hausse les épaules, il ne se défend pas, il ne promet rien.

— Je ne peux pas garantir la suite, mais si tu pars… tu abandonnes la seule chance qu’on a.
Avec toi, on peut peut-être changer quelque chose.

Il marque une pause.

— Cette force, tu l’as. Elle est en toi. Bien plus qu’en nous tous.

Je ne réponds pas tout de suite, mais ses mots résonnent. Ils vibrent doucement, comme une promesse et non comme un ordre. Je respire profondément.

— D’accord. Je reste, mais ça ne veut pas dire que je te fais confiance.

Il sourit. Un petit sourire, discret, presque timide.

— C’est un bon début.

Je baisse les yeux. Un sourire, malgré moi, petit, mais là. Je ne vais pas lui donner une victoire trop facile, mais pour une fois, je n’ai pas envie de fuir, et c’est déjà quelque chose.

Je suis rentrée dans la chambre d’hôtel. Ma chambre est simple, accueillante. Une lumière dorée glisse le long des murs en bois clair. Tout est calme. Le lit, au centre, est large. Une couette crème, des coussins couleur terre. Dans un coin, un vieux poêle ronronne doucement, la chaleur qu’il dégage est douce. Un fauteuil, une table basse, un miroir sur une commode. Chaque chose à sa place. Un refuge. Même temporaire.

En déposant mon sac sur la commode, il s’ouvrit à moitié, laissant entrevoir un vieux carnet de cuir noir, usé sur les bords. Je l’avais emporté sans réfléchir, machinalement, comme on emporte un talisman inutile mais rassurant. Je l’ouvris. C’était mon journal intime, celui où j’avais écrit chaque passage de ma vie. Il ne m’avait jamais quittée à Ostaria.
Je feuilletai rapidement les premières pages, jusqu’à tomber sur celles écrites durant mon enfermement dans l’atelier de Gabriel, une cellule improvisée. Un an de ma vie. Un an où j’avais consigné chaque pensée, chaque recherche, chaque piste vers une issue possible. Le souvenir me frappa de plein fouet.

Gabriel m’avait jetée dans la pièce. Je m’étais effondrée au sol.
— Tu resteras ici tant que tu n’auras pas décidé de m’obéir. Si je dois t’y laisser pour l’éternité, je le ferai.

J’étais têtue, bien trop et déterminée. Plutôt que de me briser, j’avais décidé de trouver un moyen de fuir. J’avais fouillé l’atelier, récupéré tous les grimoires à ma portée. Je les avais lus méthodiquement, jour après jour. Certains contenaient des savoirs utiles pour ma fuite, d’autres m’ouvraient des mondes inconnus. J’apprenais tout en silence.

À chaque fois que j’entendais le cliquetis de la clé dans la serrure, je faisais disparaître toutes traces. Gabriel ignorait que, dans l’ombre, je tissais mon échappée. Un jour, je tombai sur un chapitre consacré aux failles interdimensionnelles. Comment en créer. Où. Pourquoi.
En étudiant les différents mondes possibles, un seul me sembla idéal : un monde sans magie. Gabriel ne viendrait jamais dans un lieu où il serait affaibli. C’était parfait. Parfait pour le fuir ? Pour fuir Ostaria.

Je m’assois épuisée. Mes pensées reviennent à Gabriel. Toujours le même. Pas une ride de plus. Il était là, raide, dans son costume sombre. Parfait. Ses cheveux bruns, lissés vers l’arrière.
Quelques mèches grises, presque invisibles. Son visage, pas laid, mais dérangeant son regard noir, tranchant comme une lame. Quand il parle, tout s’arrête. Sa voix grave impose le silence et le respect.

Il n’a pas changé, toujours pareil, sûr de lui, convaincu d’être en avance sur tout le monde, comme toujours, mais moi, je ne suis plus cette fille d’avant, plus cette enfant docile qu’il pouvait réduire au silence d’un seul regard, ou briser avec une phrase bien placée. Aujourd’hui, ses mots n’ont plus d’emprise, sa colère me frôle sans m’atteindre, comme la pluie sur un rocher lisse. Ce qu’il a vu tout à l’heure, ma confiance, ma maîtrise, mon calme, ça l’a dérangé, ça l’a piqué, profondément. Il n’a pas supporté que je trouve une solution avant lui. Lui qui se croit encore nécessaire, indispensable, infaillible. Il s’imagine toujours détenir le savoir absolu, comme si rien ne pouvait jamais lui échapper. Alors oui. Que je l’aie devancé, ça le ronge. Il ne le dira pas, mais je le sais. Son orgueil l’a senti passer. Il m’a appelé, pas pour demander de l’aide, non. Juste pour m’utiliser, faire de moi une exécutante, docile et silencieuse, mais cette époque est révolue.

Je sens que les jours à venir vont peser, lents, étirés, chargés. Le chemin jusqu’au retour de la magie sera long, et semé d’obstacles. Il ne sera ni simple, ni rapide, mais j’irai jusqu’au bout, parce que j’ai un objectif, un cap, une fin à atteindre, et quand ce sera fini, je partirai. Je quitterai ce monde, je laisserai tout ça derrière moi. Gabriel, la magie, les mensonge, la guerre. Je retournerai à New York, là où personne ne sait, là où la magie n’a pas de place. Je me le promets.

En attendant, je n’ai pas le choix : il me faut rester forte, poursuivre les recherches sans relâche, avancer avec détermination, et surtout espérer qu’aucun imprévu ne vienne compromettre ce plan fragile, construit sur un fil. Il faudra bien que je supporte Gabriel encore un peu, juste le temps que tout soit mis en ordre, juste assez pour parvenir à sauver ces innocents, ces âmes qui n’ont rien demandé et que le destin a plongées malgré elles dans ce chaos.

Je le sens déjà : cette épreuve va me demander une patience que je n’ai jamais possédée, ou du moins que je n’ai jamais été forcée d’exercer à ce point, mais s’il faut puiser plus profondément que jamais en moi-même, alors je le ferai, parce qu’il n’est plus question de moi seule, mais tous ces gens à qui leur vie a été arraché.

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