Chapitre 4 : Lucas

7 minutes de lecture

Le vent sifflait à travers les fenêtres ouvertes du château, hurlant comme une plainte ancienne portée par les pierres. Dehors, les arbres tordus par la magie noire grinçaient sous les bourrasques, mais à l’intérieur, un silence pesant enveloppait chaque recoin. Un silence si dense qu’il semblait absorber les bruits, rendant chaque respiration, chaque battement de cœur, presque obscène. L’air sentait le parchemin brûlé, la cire fondue et l’oubli.

Je me tenais dans mon atelier. Une vaste pièce aux murs de pierre brute, entaillée par des runes noires gravées au burin, incompréhensibles pour quiconque n’avait pas plongé dans les abysses de la magie interdite. La pièce elle-même semblait vivante, palpitante d’une énergie ancienne et sombre, comme si chaque pierre conservait un écho des sorts lancés ici. L’atmosphère était lourde, imprégnée d’années de rituels, de sacrifices, de murmures.

Les étagères croulaient sous le poids des grimoires aux reliures en peau tannées à l’acide, aux pages noircies d’encre et de sang séché. Entre eux, des fioles, des bocaux poussiéreux contenant des choses qu’aucun œil humain ne devrait contempler. Des yeux conservés dans du formol, des cœurs pétrifiés, des racines de mandragore qui s’agitaient parfois encore. Sur le sol, des cercles d’invocation effacés, d’anciens schémas de voyage interdimensionnel dessinés à la craie blanche, devenus gris à force d’usure.

Au centre, trônait mon pupitre en os sculpté. Il vibrait doucement sous mes doigts, et sur lui reposait mon grimoire personnel. Un ouvrage ancien, maudit, scellé jadis par des mages bien plus puissants que moi… jusqu’à ce que je le libère. Il était toujours ouvert, à la dernière page consultée. Toujours prêt. Toujours affamé.

Tout ce savoir, toute cette puissance... Et pourtant, malgré tout cela, je demeurais impuissant. Frustré. Brisé par l’échec. Tous avaient disparu. Avalés par le néant sans laisser la moindre trace. C’était inimaginable. Intolérable. Je les avais traqués pendant des semaines, des mois peut-être. Le temps ne signifiait plus rien pour moi. J’avais consulté mes alliés, payé des informateurs, invoqué des entités interdites, disséqué le passé et sondé les flux magiques. Rien. Ils s’étaient évanouis. Comme si quelqu’un, ou quelque chose, avait effacé leur existence de cette réalité.

Je jetai un regard sombre vers la table d’en face. Une grande table de pierre recouverte de cartes, de notes griffonnées à la hâte, de schémas complexes et de croquis. Chaque zone rouge, chaque marque indiquait un lieu fouillé, un indice suivi, un espoir réduit en cendres. Tout avait échoué. Partout où je cherchais, il ne restait que des traces effacées, des échos trop lointains pour être utiles.

La frustration me noua l’estomac. Je la sentais, là, dans mes entrailles, me ronger comme une bête affamée. Je n’acceptais pas l’échec. Pas moi. J’avais mis trop de temps, sacrifié trop de choses pour me permettre de perdre le contrôle, et pourtant, Gabriel m’échappait.

— Comment ont-ils disparu…? murmurai-je entre mes dents, les poings serrés à m’en blanchir les phalanges.

Je fixai la boule de cristal posée sur un piédestal en obsidienne. Un artefact ancien, supposé permettre de localiser les âmes ennemies. Je la scrutai intensément, m’ouvrant aux flux magiques, appelant les visages perdus… mais le cristal ne me renvoya qu’un reflet flou. Une brume tourbillonnante, comme un mirage, comme si ceux que je cherchais étaient à la fois là… et ailleurs.

Je grinçai des dents. Je ne pouvais pas perdre davantage de temps. Il était là, quelque part. Gabriel. Cet enfoiré de traître. Il m’avait pris ma fille, et pour cela, je lui prendrais tout. C’est alors que des souvenirs, plus sournois que des spectres, me rattrapèrent. Des souvenirs de Mia. Cette gamine pleine de lumière et de rage. Une étincelle de potentiel brut, dissimulée sous la peur et les cicatrices. Je me souvenais de ses yeux, autrefois pleins d’admiration, puis d’incompréhension… et enfin, de haine. Un flash. Une scène que j’aime me souvenir.

Je me tenais face à elle dans cette chambre glaciale. Ses bras étaient enchaînés, son corps frêle tremblait, mais son regard… son regard brillait d’un feu indomptable. Elle pleurait, oui, mais elle me défiait. C’était ce qui la rendait belle, dangereuse.

— Tu crois vraiment que tu as une chance de m’échapper, Mia ? dis-je d’une voix douce, presque tendre. Comme un père à son enfant, mais derrière mes mots, le venin rôdait.

Je m’approchai d’elle, lentement. Elle était attachée au mur par des chaînes enchantées, mais son esprit, lui, n’était pas dompté, et c’était ça qui me fascinait.

— Tu m’appartiens, continuai-je. Tout ce que tu sais, tout ce que tu es devenue… c’est grâce à moi. Tu es mon œuvre, et tu n’as plus le choix.

— Je ne serai jamais ce que tu veux que je sois, avait-elle craché, sa voix tremblante, mais fière.

J’avais souri. Un sourire triste, moqueur, cruel.

— Tu n’as pas le choix, Mia. Tu n’es qu’un pion, et si tu continues à me défier… tu le regretteras. Tu m’appartiens, et tu ne m’échapperas jamais.

Je revins brusquement au présent, haletant, et frappai la table du poing. Le choc fit vibrer les fioles, rouler les encriers, voler un vieux parchemin jauni au sol. La douleur dans mes phalanges était presque rassurante. Réelle. Contrairement à ce passé qui me hantait. Je ne pouvais pas reculer. Je ne pouvais pas abandonner, une solution devait exister. Il suffisait de la trouver, il suffisait de creuser plus profond, d’aller là où même les démons n’osent pas s’aventurer. À peine avais-je repris mon souffle que la porte s’ouvrit dans un grincement sec. Deux gardes entrèrent, traînant un homme à demi inconscient. Ses vêtements étaient en lambeaux, son visage couvert de sang séché. Un ancien mage d’Ostaria, reconnaissable aux runes effacées qui marquaient encore faiblement sa peau.

— Mon seigneur, dit l’un des gardes, il prétend savoir où se cache Gabriel.

Je m’avançai lentement, mon ombre s’allongeant comme une bête affamée. L’homme leva les yeux vers moi. Il tremblait. De peur ? De froid ? Peu importait.

— Tu vas me dire tout ce que tu sais, ou je te promets une agonie si longue que tu regretteras d’avoir survécu à ma première attaque.

— Je ne dirai rien, cracha-t-il. Tuez-moi si vous le voulez.

Je souris. Un sourire lent, mauvais.

— Oh, non. Je ne vais pas te tuer.

Je fis apparaître mes instruments. Mon doigt glissa lentement sur chacun d’eux, comme un enfant choisissant son jouet. Une fois mon choix arrêté, je m’approchai du prisonnier.

Je commençai par gratter la peau là où subsistait la première rune. Lentement. Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Le sang ruisselait. Il serrait les dents, alors je passai à la suivante, puis à la suivante. À chaque fois, le même mouvement, précis, chirurgical. Il résistait encore.

Je pris alors la lame et déchirai ce qui lui restait de sa chemise. D’un geste sec, je plantai l’arme dans son ventre. Il hurla.

— Tu ne mourras pas, soufflai-je. Je refermerai ta plaie et je recommencerai. Encore et encore.

Il tint une heure. Une heure de cris, de sang, de souffrance, puis sa voix se brisa. Il supplia.

— Pitié… je vous en prie…

Je ne l’écoutai pas. Ces gémissements étaient une douce musique. Ce ne fut qu’au bout de trente minutes supplémentaires qu’il parla enfin.

— Tout ce que je sais… c’est que Gabriel n’est jamais sorti de son atelier… durant la guerre. Tout… tout ce qu’il a fait, il l’a fait là-haut.

— Voilà. Tu vois ? Quand tu veux.

Je me tournai vers mes hommes.

— Allez à l’atelier de Gabriel. Fouillez chaque recoin. Il y a peut-être quelque chose à récupérer.

Puis, je retirai lentement le couteau. Cette fois, sans soigner la plaie. Le sang coula en torrent. Il ne lui restait plus longtemps.

— Je vous ai tout dit… laissez-moi vivre…

Je ris. Un rire sec, cruel.

— Je t’avais promis que tu me supplierais d’arrêter, pas que je t’épargnerais. L’homme s’écroula. Il se vida de son sang sur mon sol, dans un dernier râle. Enfin, le silence.

Je me tournai vers un autre ouvrage, posé à l’écart sur un lutrin d’argent terni. Un grimoire noir. Le Codex Umbrae. Interdit depuis des siècles, conservé dans les limbes jusqu’à ce que je le vole. Ses pages dégageaient une odeur de cendre, et l’air semblait vibrer autour de lui. Lentement, je le feuilletai, sentant l’énergie obscure pulser au bout de mes doigts. Une page attira mon attention. Des symboles dansaient à sa surface, comme si la magie elle-même tentait de m’en détourner, mais je persistai. Une incantation, une brèche, un passage à travers les réalités, cela pourrait être ma porte d’entrée.

— Il n’y a pas de fuite éternelle, Gabriel… soufflai-je, un sourire se dessinant lentement sur mon visage. Tu crois pouvoir me fuir, mais c’est moi qui finirai par te retrouver.

Un ricanement m’échappa, grave, sourd, comme un grondement de tonnerre avant la tempête. C’est alors que la porte s’ouvrit brutalement, faisant claquer les gonds. L’un de mes plus anciens fidèles entra, l’air nerveux. Il tenait un rouleau de parchemin entre ses mains gantées.

— Mon seigneur… nous avons trouvé quelque chose, dit-il, la voix tremblante malgré ses efforts pour paraître digne.

Il avança prudemment, comme si l’air autour de moi était devenu toxique. Ce n’était pas une mauvaise intuition.

— Parle, grondai-je. Tout de suite.

Il me tendit le rouleau. Je l’arrachai et le dépliai rapidement. Des coordonnées. Une description d’un lieu. Des notes. Des symboles. Et au centre, une brèche. Une vraie.

— Cela pourrait être la faille que Gabriel a utilisée… dit-il. Nous avons trouvé des résidus d’énergie identique dans les ruines du château qu’il a abandonné. La piste mène à un monde… sans magie. Une heure de route d’une ville appelée… New York.

Un frisson d’excitation glacial me parcourut l’échine. Le monde sans magie, bien sûr. C’était si évident. Là où il serait faible. Là où il croirait pouvoir se cacher et que je ne penserais pas a aller chercher. Je me levai d’un bond.

— Prépare tout. Immédiatement. Nous partons.

Je me tournai vers lui, et mes mots devinrent plus froids, plus précis, plus cruels.

— Et cette fois, je ne me contenterai pas de le retrouver. Cette fois, je vais l’écraser.

Je souris, un sourire gelé, tranchant comme une lame. Le genre de sourire qui précède les catastrophes.

— Il va payer pour m’avoir défié, pour m’avoir volé ce qui était à moi.

Je tournai les talons, ma silhouette avalée par les ténèbres du couloir. Mes pas résonnaient comme un glas funèbre. La guerre ne faisait que commencer, et je comptais bien la terminer.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Lilou Deladeuille ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0