Chapitre 6 : Gabriel
Le grimoire, juste devant moi, ouvrait ses pages épaisses, jaunies, vieillies. Elles s’étendaient comme un labyrinthe. Un labyrinthe de secrets de savoirs. Les lettres, elles, dansaient presque. Anciennes, courbes, noires, tracées à la plume de corbeau, vibrantes sous la lueur des bougies, elles semblaient vivantes, comme si une volonté propre les animait. Le cuir craquelé de la couverture exhalait une senteur, une odeur âcre, chaude. Un mélange de poussière, d’herbes fanées, et de temps figé. Je n’avais plus le luxe d’attendre, chaque minute me tirait en arrière, vers la chute, et cette fois, tomber, ce serait tout perdre. Il y avait de risques, trop de morts, trop d’âmes déjà sacrifiées. La potion, c’était le départ, la clé. Une ouverture vers la magie telle qu’elle fut avant la fracture, avant le basculement, mais une clé sans serrure ne sert à rien, et sans les bons ingrédients, ce grimoire, aussi ancien soit-il, n’était qu’un souvenir impuissant.
Mia m’avait donné les traductions, Elle avait fait sa part, Je savais maintenant ce qu’il me fallait, mais il en manquait quatre ingrédients. Une branche de pommier, de la mandragore, , un œillet rouge, pur. Une pivoine noire. Il n’y en avait pas dans cette ville que j’avais façonnée, comme si le monde lui-même s’amusait à compliquer les choses.
Une semaine déjà que Mia vivait entre ces murs, une semaine de tensions, de débats, de doutes, de confrontations muettes. Les plans se succédaient, les visions s’entrechoquaient, et les lignes du rituel restaient floues. Les ingrédients, nous les avions listés, mais le prix ? La magie réclame toujours son dû, toujours, quelque chose d’unique, d’intime, d’irremplaçable.
Je levai les yeux, Mia était là, immobile, silencieuse, les bras croisés, le regard fixe. Un défi, encore, une tension dans ses épaules, une colère rentrée. Elle pensait autrement, elle visait ailleurs, mais seule, elle n’irait nulle part. Elle le savait, et moi aussi. Dépendants l’un de l’autre, par obligation, par nécessité. Elle avait appris de moi mais elle n’était pas moi. Elle portait cette lumière, indomptable, insolente, vivante, et je n’avais jamais su l’éteindre.
— Mia, dis-je enfin. Prépare-toi. Tu pars chercher ce qu’il nous faut.
Elle ne bougea pas un sourcil levé. Ce rictus dans le regard, comme si elle avait deviné, comme si elle savait déjà.
— Mais tu ne partiras pas seule. James t’accompagnera. Je ne te fais pas assez confiance pour risquer que tu disparaisses encore.
Toujours rien, juste ce silence. Tranchant. Elle croyait me lire, elle se trompait.
— C’est la seule option. Vous avez les consignes. Vous savez ce que vous devez faire.
Je me tournai. James, appuyé contre le mur, bras croisés, une expression fermée. Ce n’est plus un enfant, plus maintenant. Il me regardait en face, sans crainte.
— James, tu veilleras à ce qu’elle réussisse, et qu’elle revienne. Tu sais l’importance. Chaque erreur pourrait tout détruire. Moi, je reste ici, j’achèverai la préparation du rituel.
Il acquiesça lentement, mais sa mâchoire, elle, se tendit.
— Très bien, souffla-t-il. Quand partons-nous ?
— Dès que possible. Préparez-vous.
Je me levai et quittai la pièce, sans me retourner. Je leur avais tout dit. Leur tâche était claire, la mienne aussi. Je marchai dans le couloir, mes pas résonnaient sur la pierre noire. Le domaine vibrai, chaque pierre, chaque angle, chaque souffle. C’était ma création, un sanctuaire, ou peut-être un tombeau. Je gagnai mon atelier, là où le silence se transformait, là où je pouvais penser. Mia allait devoir prouver sa fidélité,, une fois pour toutes. Autrefois, elle avait refusé de tuer, elle avait fui et j’avais vu ça comme une trahison, mais cette fois, elle ne fuirait pas.
James, doutait, je le voyais, ce feu dans ses yeux, cette question qu’il n’osait poser. Il croyait que je dominais, que je contrôlais tout, mais il ignorait l’ombre qui menaçait ce monde. Un jour, il comprendrait. Je m’arrêtai devant la grande porte en chêne noir et de fer froid. Mes doigts, tremblants, trouvèrent la poignée, et j’ouvris.
Dedans, la lumière était bleue, froide. Une bougie unique brillait au cœur du cercle runique, autour, les artefacts, cristaux, fioles, amulettes. Chaque chose à sa place. Sur la grande table, les parchemins, ouverts et annotés de langues mortes et de schémas complexes. Tout était là, ou presque. Je restai là, un instant. C’était plus qu’un rituel, c’était une architecture, un pont, un cri. Je quittai la pièce, direction chez moi.
Le feu du salon, dans la cheminée, s’éteignait, les ombres dansaient sur les murs, et là, le cadre, toujours là. Je le pris, Émilie. Ses yeux, même figé, ils transperçaient. Elle disait :
Tu peux encore choisir. Mais elle n’était plus là, elle était partie.
Je me souvins, de son regard, de sa force, de sa douceur. Elle m’avait aimé, malgré tout.
Elle m’avait ramené James, et James était revenu grâce à elle, mais elle était morte, assassinée, et il ne restait qu’un vide. Jamais, je n’oublierai son corps, étendu sur le sol, sans vie. Cette image, gravée dans ma mémoire, brûle avec une brutalité que ni magie ni temps ne pourront effacer.
Ce jour-là, je revenais de mon atelier. Tout semblait calme, ordinaire, jusqu’à ce que je remarque la porte, entrouverte. Un détail simple, mais qui fit se figer quelque chose en moi. Émilie, toujours méticuleuse, attentive aux gestes, n’aurait jamais laissé la porte ouverte, sans raison. Je franchis le seuil. L’air, plus lourd, oppressant, comme si la maison elle-même savait, puis, je la vis. Là, au milieu de la pièce, elle gisait, immobile, son corps figé dans une position étrange, presque paisible, si ce n’était la mare de sang qui l’entourait. Son sang. Le choc me brisa. Je me précipitai vers elle, incapable de croire ce que mes yeux refusaient d’accepter. Son corps, encore tiède, laissait espérer. Peut-être une chance. J’essayai tout : incantations, magie, fragments de pouvoir, chaque souffle d’espoir. Rien n’y fit. Elle ne respirait plus, même la magie, pourtant si puissante, resta impuissante face à cette cruauté silencieuse. Ce jour-là, le monde s’arrêta pour moi. Depuis, je vis avec ce silence, avec cette image. Celle d’Émilie, couchée là, où la vie l’a quittée sans bruit.
Je touchai le verre, un frisson, et si je perdais James…encore une fois…cette idée ne me transperça pas, elle me rongea. Je craignais cela, pas la mort, pas l’échec. Je craignais de retomber dans l’ombre, dans le froid,sans elle…qui étais-je ?
Je reposai le cadre, mes doigts tremblaient, mais je n’avais plus le choix. Le plan devait avance, et si je réussissais peut-être que je la rendrait fière de là où elle est et que je me prouverais à moi, aux autres et à mon fils que je ne retomberais pas dans mes mauvais travers.

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