Chapitre 1 : James
Cela faisait cinq jours que nous avions quitté Ostaria. Cinq jours que nous laissions derrière nous les cendres fumantes de notre monde, les cris étouffés des disparus, et les souvenirs éparpillés dans les ruines. Cinq jours à fuir, à marcher sans vraiment savoir vers quoi, sinon une survie précaire, vide de sens. Mon père, lui, semblait presque soulagé. Comme si ce départ n’était pas une fuite, mais une libération. Il n’avait pas regardé en arrière, pas une seule fois. Son regard restait tourné vers l’horizon, dur, brûlant de cette rage froide qu’il gardait en lui depuis la chute d’Ostaria. Ce qu’il cherchait, ce n’était pas la paix, c’était la vengeance. Il voulait faire payer Lucas chaque vie perdue, chaque cri, chaque pierre arrachée à notre foyer.
Nous sommes arrivés à la lisière d’une ville étrange, posée au bord d’une mer qui hurlait sous le vent comme une bête blessée. Une ville abandonnée, silencieuse. Pas un souffle. Pas une âme. Le genre de lieu que le monde oublie, figé dans le temps. Un tableau trop parfait pour être réel. La brume s'accrochait aux toits, aux arbres tordus qui bordaient la route pavée. De vieux lampadaires noirs se succédaient, penchés comme s’ils attendaient notre passage. La ville était nichée au creux d'une vallée invisible depuis les hauteurs, protégée par une muraille de forêts denses et d’ombres impénétrables. Tout semblait intact, et pourtant figé, comme un souvenir reconstitué. Les maisons étaient là, en bois peint, aux porches fleuris, aux volets colorés. Une ville figée dans les années 50, impeccable. Trop impeccable.
Mon père avait trouvé une grande maison en retrait. Froide. Des vitres teintées. Un jardin que personne n’oserait traverser, et un atelier, bien sûr, dissimulé derrière une trappe, au fond d’une vieille librairie. Il s’y enfermait des heures, et je le voyais rarement sortir.
La ville m’oppressait. Trop calme. Trop propre. Trop… morte. Mais je savais qu’il ne comptait pas s’arrêter là. Ce silence n’était qu’une parenthèse. Une scène avant la tempête. Mon père avait besoin de magie comme d’oxygène. Il ne supporterait pas longtemps cet endroit vidé de toute énergie surnaturelle. Il finirait par raviver la magie, même si cela devait tout brûler à nouveau. Il me le répétait sans cesse : nous devons nous venger. Peu importe le prix.
Ce soir-là, je me tenais une fois encore devant la grande porte noire de son bureau. Derrière, j’entendais des voix. Une conversation, et pourtant, il n’y avait personne d’autre ici, ou du moins, c’est ce que je croyais. Qui pouvait bien être là ? Qui osait approcher Gabriel, le sorcier autrefois craint dans tout Ostaria ? Et surtout… pourquoi ? La porte resta close. Je ne pouvais qu’écouter. Attendre. Il avait parlé d’une aide. D’une personne capable de faire revenir la magie, mais je n’y croyais pas. Pas ici. Pas dans cette ville vide, et puis, pourquoi cette personne nous aiderait-elle ? Que savait-elle de ce que nous avions perdu ? Je tournais en rond. Mes pensées cognaient dans ma tête. Trop d’incertitudes. Trop de risques, et nous étions si peu nombreux désormais. Si fragiles.
La porte s’ouvrit enfin. Mon père sortit, le regard lointain, un sourire discret aux lèvres. Satisfait. Il avait obtenu ce qu’il voulait. Comme toujours. Sa capacité à convaincre les autres, à les manipuler… c’en était presque effrayant. Mais qui avait-il convaincu cette fois ?
La nuit tombait, plus douce, plus froide. Le vent s’était levé, chassant la lourdeur de la journée. Mais ce n’était pas le vent qui faisait frissonner mon père. Il regardait la route. Attentif. Nerveux. Comme s’il attendait… un rendez-vous. Les réverbères de fer forgé projetaient une lumière pâle sur les pavés usés. L’atmosphère était suspendue, presque irréelle, puis un bruit. Une voiture. Elle apparut au loin, phares allumés, glissant sur la route comme un spectre. Elle s’arrêta dans un crissement aigu. Le silence fut brisé. Mon père se redressa aussitôt, s’élança à sa rencontre. La portière s’ouvrit, et une femme en descendit. Elle avançait avec une assurance troublante. Son pas était fluide, maîtrisé. Une élégance naturelle, froide. Ses cheveux châtain clair tombaient en vagues soignées, encadrant un visage aux traits fins. Son regard était d’une intensité rare : profond, lucide, presque perçant. Elle marchait comme si elle possédait la ville. Comme si elle en avait toujours été la reine invisible. Mon père l’attendait, immobile.
— Gabriel, dit-elle.
Sa voix était neutre. Aucune chaleur. Pas même un reproche, et pourtant, ce simple mot claqua comme une gifle. Elle passa à côté de lui sans s’arrêter. Il s’écarta, comme si elle avait un pouvoir sur lui. Je la suivis du regard. Hypnotisé. Lorsqu’elle arriva à notre hauteur, elle s’arrêta un instant. M’observa. Son regard était calme, mais je sentis qu’elle jaugeait tout de nous. Une évaluation silencieuse.
— Voici Mia, dit mon père. Une sorcière puissante. Enfin… quand elle vivait encore à Ostaria.
Un battement. Son regard se durcit imperceptiblement. De l’agacement ? De la douleur ? Peut-être les deux. Il y avait quelque chose entre eux. Une tension invisible, palpable. Les survivants s’étaient approchés. Curieux. Quelques murmures, des questions maladroites. Pourquoi avoir quitté Ostaria ? Pourquoi revenir maintenant ? Elle répondait toujours avec un sourire. Poli. Mesuré. Mais elle évitait les vérités. Trop douée. Trop calme. Elle avait l’habitude de ce genre de scène, et moi, je ne comprenais pas. Pourquoi mon père avait-il besoin d’elle ? Pourquoi elle avait accepté ? Lorsque tout le monde fut parti, il ne resta que lui et moi. Il semblait perdu dans ses pensées, comme ébranlé.
— Tu es encore là ? dit-il en sursautant. Tu devrais te reposer.
Je haussai les épaules.
— Si quelqu’un a besoin de repos, c’est toi, papa. C’est toi qui veux faire revenir la magie.
Il me fixa longuement. Un sourire amer au coin des lèvres.
— Le temps du repos est révolu. Si je veux protéger cette ville, je dois agir maintenant.
Je fronçai les sourcils.
— Quelle ville ? Il n’y a personne ici. Pourquoi ce vide ?
Il hésita. Puis, lentement, il répondit :
— Parce que je l’ai créée.
J’eus un temps d’arrêt.
— Tu… tu as créé cette ville ?
Il hocha la tête, et un sourire sincère, rare, douloureux, se dessina sur ses lèvres.
— Oui. Et tu n’as encore rien vu.
Je ne savais plus quoi dire. Il tourna le regard vers la mer. Il semblait fatigué, mais dans son regard brillait quelque chose de farouche.
— Je vais te laisser, dis-je. Rentre chez toi, papa. Tu vas en avoir besoin.
Je m’éloignai, le cœur lourd. Il m’échappait à nouveau. Chaque jour un peu plus, mais je ne pouvais pas lui en vouloir. Nous avions tous perdu quelque chose. Je regagnai ma maison. Un petit logement, sans charme, mais silencieux. Je m’effondrai sur le lit, mes pensées encore tournées vers cette femme. Vers Mia. Pourquoi était-elle ici ? Qu’espérait-elle ? Et surtout… quel prix paierions-nous pour son aide ?
En marchant pour rentrer je ne pu m’empêcher de comparer Ostaria à cette ville. La véritable Ostaria, avant la guerre, elle était autrefois pleine de lumière, d’ombres aussi, mais des ombres qui dansaient. Je fermai les yeux et j’y étais.
Il y avait une brume dorée qui se levait le matin sur les arbres immenses de la forêt. Leurs feuillages étaient si hauts qu’ils semblaient soutenir le ciel. Les feuilles y chantaient même quand il n’y avait pas de vent. Mon père disait que c’était la musique ancienne de la magie, celle qu'on n'entend que quand on croit encore aux contes.
Je marchais souvent sur les chemins en pierre blanche, entouré de racines qui luisaient faiblement, comme si la terre rêvait. Les maisons étaient sculptées dans les arbres, dans les rochers, dans les cascades. À Ostaria, tout était vivant. On ne construisait pas, on conversait avec le monde. On lui demandait sa forme, et il répondait.
Je me souviens d’une matinée particulière. Une fête se préparait sur la grande place, au pied du vieux chêne millénaire. Mon père m’avait habillé avec une tunique de lin bleu sombre, brodée d’argent, et mes chaussures magiques s’adaptaient à la terre pour ne jamais faire de bruit. Je courais partout, libre, joyeux. Je n’avais jamais eu peur. Il n’y avait rien à craindre. Des lumières dansaient autour de nous. De petites orbes émeraude, espiègles, invisibles aux adultes trop pressés. Je les suivais comme on suit des lucioles. Elles me menaient à chaque fois vers des découvertes : une pierre qui parlait si on la frôlait avec la main, un animal endormi qui rêvait à voix haute, une porte de mousse qu’on ne pouvait franchir qu'en répondant à une devinette.
Émilie, la femme de mon père chantait pendant la fête. Tout brillait, pas comme une ville, pas comme une capitale, comme un monde qui respirait. Un conte vivant. Les fontaines versaient de l’eau mémoire, dans laquelle on pouvait revoir un instant de bonheur oublié. Les enfants jouaient avec des écharpes volantes, les anciens racontaient des histoires à des petits qui les écoutaient religieusement.
Un soir, j’ai vu une météore traverser le ciel. On a tous fait un vœu. Moi, j’avais juste souhaité que tout reste comme ça, et Émilie est morte et la guerre est venue quelque année plus tard. Je ne veux pas penser à la fin de ce souvenir, pas maintenant. Je veux m’endormir dans cette lumière douce, à l’ombre du vieux chêne, pendant qu’Émilie chante, que mon père sourit encore. Je veux garder ce moment figé dans mon esprit comme une promesse. Je rouvre les yeux. La ville de Gabriel est devant moi, vide et silencieuse.
Je sombrai dans un sommeil agité. Les cris d’Ostaria me poursuivaient encore. Les visages disparus. Les murs effondrés. Le sang. Toujours le sang. Je suis là, au milieu des ruines. Le sol tremble sous mes pieds. Le ciel, au-dessus de moi, est noir. Fumée et cendres saturent l’air. Elles tombent sans fin. L’air est lourd. Il pue la poussière, le feu, le sang. Autour de moi, le chaos dévore tout. Des cris de douleur, des hurlements de rage. Des corps tombent sans cesse. Je cours. Je ne sais ni où, ni pourquoi. Mon bras gauche brûle. Une douleur vive déchire ma peau. Mais je n’ai pas le temps d’y penser. Devant moi, surgit un soldat ennemi. Massif, menaçant. J’essaie d’esquiver, mais sa lame me griffonne le bras. Le sang coule, chaud, amer. Ça fait mal. Pourtant, ce n’est rien, à côté de ce qui m’entoure. Je tombe à genoux. Mon souffle est court. Mon corps refuse d’obéir. Je cherche autour de moi. Je ne vois que des ombres, des silhouettes brisées. Elles fuient ou gémissent. Le sol se fissure sous mes pieds. Des flammes rouges en jaillissent, léchant l’air. La peur me saisit, glaciale, puis, j’entends la voix de mon père, Gabriel. Rauque, hurlante, elle donne des ordres dans ce vacarme infernal. Je la cherche, cette voix. Un point d’ancrage. Mais elle se perd dans le chaos. Il est là, quelque part, mais si loin. Le feu s’approche. Lentement, il m’encercle. Il dévore tout sur son passage. Je hurle, mais ma voix est faible. Étranglée par la fumée. La chaleur m’envahit, brûle mes chairs, consume tout ce que je suis. Je veux lutter. Je veux survivre. Mais je suis pris au piège, puis, tout devient noir.
Je me réveillai en sursaut, le souffle court. Il fallait avancer. Je me levai, une fatigue immense pesant sur mes épaules, mais une certitude en moi : tout commençait ici. Maintenant. Aujourd’hui marquait le début de la recherche. La recherche pour ramener la magie. La recherche pour prendre enfin notre revanche.
Adossé au rebord de la fenêtre, bras croisés, je fixais l’horizon. La ville, encore endormie, s’étirait sous une brume légère, comme si elle hésitait à se réveiller. Au loin, un soleil timide fendait le ciel. Ses reflets couraient doucement sur la mer calme. Lentement, presque en secret. Une scène délicate, fragile, paisible. D’une beauté qui semblait appartenir à un autre monde. Un autre temps. Autrefois, elle aurait pu m’apaiser, peut-être même m’émerveiller, mais ce matin-là, non. Il n’y avait aucun réconfort à trouver dans cette lumière douce, car nous n’étions pas ici par désir, ni par choix, ni même par espoir. Nous étions là parce que nous avions perdu, et cette ville, ce refuge, n’était qu’un écho du silence que nous traînions derrière nous. Le calme apparent me pesait. Mon regard glissa vers la lisière. La forêt bordait la ville, immobile. Elle ressemblait à celle d’Ostaria. Même densité, même silence figé, solennel. Il y avait là une forme de familiarité. Quelque chose d’ancien, mais rien ne chantait. Pas une trace de magie, pas un bruissement étrange, ni une lueur entre les arbres. Juste du bois, du vent, et le vide. À Ostaria, les ombres chuchotaient. Elles vivaient, elles veillaient. Ici, elles se taisaient.
Je fermai les yeux. Les souvenirs revenaient. Toujours, tenaces, collants, comme des cendres qu’on ne peut pas laver. Ostaria n’était plus, et nous avions fui. Peu importaient les raisons, les justifications, les plans que l’on dressait pour la suite. Il restait une vérité nue, intransigeante :
Nous étions partis, parce qu’on nous avait forcés.
L'impatience me rongeait, mêlée à une inquiétude sourde que je n’osais nommer. J'avais besoin de savoir si les plans de mon père prenaient forme, si les rouages qu’il avait mis en mouvement suivaient leur cours. Incapable de rester allongé une minute de plus, je décidai de sortir et d’aller à leur rencontre. La magie… Je ne l’ai jamais aimée. Son retour ne m’inspire rien d’autre qu’un malaise profond, un pressentiment amer, mais je n’ai pas le luxe de choisir. Il faut soutenir mon père, malgré tout. J’ose encore croire qu’il ne replongera pas dans les ténèbres dont il a mis tant d’efforts à s’extirper.
Je marche dans les rues silencieuses, cette ville censée offrir la paix. Pourtant, tout ici respire la peur. Les rares fenêtres visibles sont closes, barricadées parfois, comme si les habitants redoutaient de croiser le regard d’un spectre. Personne ne s’aventure dehors. On dirait que le mal rôde, invisible mais palpable, tapissant chaque recoin de ruelle. Un frisson me parcourt l’échine, même l’air semble figé, comme retenu dans une attente angoissée. La guerre a laissé des cicatrices profondes. Elle n’a pas seulement détruit les murs : elle a brisé les âmes. Ici, la peur n’est pas passagère, elle est enracinée, ancrée dans chaque pierre, chaque silence trop lourd, et moi, au milieu de ce décor figé, je prie pour que la lumière qu’on tente de rallumer ne soit pas, une fois encore, le feu qui nous consumera tous.
Je poursuis mon chemin, mes pas résonnant faiblement sur les pavés, seul écho dans cette ville pétrifiée. L’aube peine à poindre. Une brume légère serpente entre les bâtisses, effleurant les murs comme des doigts fantomatiques. Tout semble suspendu, irréel. Quand j’atteins le quartier de mon père, là où se trouve le cœur des recherches magiques, je ralentis. Une lumière filtre par une fenêtre entrouverte, vacillante, presque timide. Ils sont là, mon père et elle.
Je me fige un instant devant la porte. Mon poing hésite à frapper. Depuis quelque temps, chaque discussion avec mon père ressemble à une épreuve, à un test silencieux. Il me regarde comme s’il cherchait un signe, celui qui prouverait que je suis prêt à le suivre, peu importe où cela mène, mais moi, je redoute ce que je pourrais découvrir en lui et ce qu’il pourrait réveiller en moi.
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