Chapitre 10 : Gabriel
Cela fait maintenant trois jours qu’ils sont partis. Trois jours sans un mot, sans message, sans le moindre signe de vie. Le silence est pesant, trop pesant. Je leur ai téléphoné à plusieurs reprises, sans succès. À chaque tentative, la même réponse : aucune, comme s’ils m’évitaient délibérément. Je tente de me raisonner, de me dire qu’ils sont simplement occupés, qu’ils avancent dans leur mission, qu’ils n’ont pas le temps ou le réflexe de répondre, mais une part de moi ne peut s’empêcher d’y voir autre chose. Fuir mes appels… Pourquoi ?
Je me refuse à céder à la paranoïa, mais l’inquiétude s’insinue, insidieuse et pourtant, j’ai confiance en James. Il m’a prouvé plus d’une fois sa loyauté, même dans les heures les plus sombres. Il n’est pas du genre à trahir, pas sans raison. Mais Mia… Mia est différente, plus farouche, plus indépendante. Elle n’a jamais vraiment pardonné, je le sens, et au fond, je ne suis même pas sûr qu’elle le doive.
Elle porte encore en elle le poids de ce que je lui ai fait. Je le vois dans ses silences, dans la tension qu’elle dissimule derrière ses mots mesurés. Elle a ses raisons de me haïr, même si elle ne l’avoue jamais ouvertement, et c’est précisément ce qui m’inquiète. Je redoute qu’elle prenne une décision irréfléchie. Qu’elle agisse sur un coup de tête, ou pire, sur un reste de colère mal contenue. Elle est intelligente, mais guidée par l’instinct plus que par la stratégie, et si elle choisissait de me tourner le dos ? Si elle décidait que ma cause ne vaut pas son sacrifice ? Je ne devrais pas douter. Ce n’est ni le moment, ni le rôle que je me suis assigné, mais dans cette solitude, ces trois jours de silence prennent une ampleur démesurée, et malgré moi, une question me hante : ai-je eu tort de lui faire confiance ensemble ?
Je me lève de ma chaise, incapable de rester assis plus longtemps. Ce silence me ronge. Il s’étire, s’insinue jusque dans les murs, jusqu’à me coller à la peau. Chaque tic-tac de l’horloge résonne comme une menace, un rappel brutal de l’attente qui m’emprisonne. Je tourne en rond dans la pièce comme un animal enfermé. Je cherche à m’occuper, à détourner mes pensées. Instinctivement, mes pas me guident vers la bibliothèque. Des dizaines d’ouvrages anciens s’alignent sagement sur les étagères. La plupart, je les ai déjà lus, relus, mémorisé, mais je parcours les tranches du doigt, espérant y trouver un oubli temporaire, un ancrage.
Je tire un grimoire sur les enchantements de protection, un réflexe, peut-être une façon inconsciente de chercher du réconfort dans la rigueur de la magie. Je l’ouvre, survole les pages. Rien ne me retient. Les mots flottent, détachés de leur sens, incapables de me captiver. Je referme le livre avec agacement.
Mon esprit revient inlassablement vers eux, et s’il leur était arrivé quelque chose ? Et si Lucas les avait retrouvés ? Je me refuse à croire qu’il les a rattrapés si vite, mais je ne peux l’exclure non plus. Cet homme est rusé, manipulateur… et prêt à tout, mais il se serait présenté ici d’abord, il n’a pas connaissance que Mia est en vie.
Je serre les poings. Cette impuissance m’insupporte. Je n’ai jamais aimé attendre. Encore moins lorsque ceux que j’ai envoyés en mission ne répondent plus. Je me rends à l’atelier, pensant trouver un peu de répit dans le travail manuel. Peut-être pourrais-je avancer sur la préparation de la potion, au moins ce qui peut l’être en leur absence, mais très vite, je réalise que sans les ingrédients manquants, tout est suspendu. Je tourne encore, déplace des fioles, nettoie des plans de travail qui n’ont pas besoin de l’être. Je me sens ridicule, inutile.
Je me rends dans le jardin, là où Émilie aurait aimé s’asseoir. Ce lieu est devenu mon point d’ancrage, un vestige de douceur dans un monde que je ne contrôle plus aussi bien qu’avant. Je m’assieds sur le banc de pierre. Le vent agite les branches au-dessus de moi. Le parfum léger de la rose flotte encore dans l’air, presque cruel, quand je pense à tout ce que ce monde exige de nous.
Je baisse la tête, ravalant l’angoisse qui me remonte dans la gorge. La lumière décline lentement. Le ciel prend cette teinte dorée que seuls les soirs d’espoir savent revêtir, mais ce soir, même l’or du ciel ne suffit pas à dissiper l’ombre de mes pensées. J’ai confiance en mon fils… mais si Mia par sa colère en vers moi, le convainc que je vais redevenir mauvais comme avant… Je ne veux pas perdre mon fils…
Le vent se lève. Il fait frémir les feuilles du saule derrière moi, celui que j’ai fait pousser parce qu’Émilie les aimait tant. Je ferme les yeux. Un battement de plus, et le passé m’envahit sans prévenir, le souvenir, vif et tranchant du jour où j’ai perdu mon fils pour la première fois :
— Tu ne comprends rien, James. Rien du tout.
— Non, papa, c’est toi qui refuses de voir. Regarde-toi. La magie t’a changé, elle t’a dévoré. Tu n’es plus qu’une ombre de toi-même.
Sa voix tremblait, mais ses yeux, eux, étaient durs. D’une maturité que je n’avais pas voulu reconnaître. Une maturité qu’il m’était insupportable d’entendre, parce qu’il avait raison.
— Je fais ce qu’il faut, pour protéger ceux qu’il reste, pour survivre.
— Non. Tu fais ce qui te donne l’illusion du contrôle. Tu crois sauver, mais tu détruis. Tu détruis tout ce que tu touches. Regarde ce que tu es devenu.
Je me souviens du serrement dans ma poitrine à cet instant. Une douleur que je refusais de montrer. Alors j’ai levé la voix.
— Tu ne sais rien de ce que j’ai perdu !
— Et tu ne sais rien de ce que j’ai enduré, moi, à tes côtés.
Je me suis figé. Il avait dit ça si calmement, mais je l’ai senti : il était à bout, plus que fatigué que brisé, et puis il y a eu ce silence, celui où tout aurait pu encore changer, mais non, j’ai pris la mauvaise décision.
— Si tu ne comprends pas, alors il vaut peut-être mieux… oublier.
Il a blêmi.
— Quoi ?
— Je peux te libérer, de tout ça, tu m’aimeras comme avant.
Je le pensais, du fond du cœur. À ma manière, c’était un geste d’amour. Offrir l’oubli, c’était lui offrir la paix, mais dans ses yeux, ce fut une trahison.
— Tu allais effacer ma mémoire ? Tu pensais… tu pensais vraiment faire ça ?
Il a reculé. Une expression de dégoût sur le visage. Je n’ai pas su comment répondre, alors j’ai tendu la main, geste que j’ai immédiatement regretté. Il s’est éloigné.
— Tu ne comprends rien, murmura-t-il. Tu crois aimer, mais tu contrôles. Toujours.
Et il est parti, sans un mot de plus, sans se retourner.
Je rouvre les yeux brusquement. Le jardin est toujours là le saule aussi mais je suis seul, comme ce soir-là. Je me lève, d’un geste lent. Je passe une main sur mon visage, comme si je pouvais en effacer les rides que le remords y a gravées. J’ai voulu faire ce qui était juste, mais je n’ai jamais appris à aimer sans posséder, à guider sans imposer.
Je regarde le sentier qui mène à l’orée de la forêt, là où, parfois, James venait s’entraîner. Depuis son départ, l’endroit semble figé comme si le monde attendait aussi son retour. J’ignore s’il m’a pardonné. Je doute même qu’il le puisse mais j’espère, au fond, que là-bas, dans ce monde où je l’ai envoyé avec Mia, quelque chose renaîtra. Un espoir, une lueur, le rappel qu’il ne peut vivre sans moi.
La nuit était tombée sur l’ancienne bâtisse. Le silence régnait, interrompu seulement par le grattement régulier de ma plume sur un vieux parchemin. Je traçais des symboles anciens, des combinaisons complexes que seuls les Anciens savaient encore lire. La porte grinça. Un homme entra, le visage marqué par le temps. Son regard portait encore la poussière d’Ostaria.
— Tu m’as demandé, Gabriel ?
— Oui, approche. J’ai entendu dire que tu avais des doutes sur ce que je faisais.
L’homme s’avança, lentement, l’air soucieux.
— Tu es sûr que tu veux aller jusqu’au bout ? Tu sais ce que ce rituel implique. Ce qu’il exige.
Je ne levais pas les yeux. Je traçais une rune supplémentaire, presque machinalement.
— Je sais.
— Et eux ? Tes protégés ? James ? Mia ? Savent-ils ?
— Non. Et ils n’ont pas besoin de savoir.
Il inspira lentement.
— Ce genre de magie… a toujours un prix et cette fois, il sera très élevé. Trop élevé, peut-être.
Je me leva enfin. Mon regard était calme, glacial.
— Ce n’est pas à nous de décider ce que l’avenir mérite. Seulement de faire ce qu’il faut.
Je marqua une pause, puis ajoutais plus bas, presque pour moi-même :
— Et je paierai le prix. Quel qu’il soit.
Il voulut parler, mais j’avais déjà tournais les talons. Le débat était clos.
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