Chapitre 14 : Gabriel
J’étais là, au centre du sanctuaire. Autour de moi, la lumière tremblante des bougies glissait sur les murs de pierre, dessinant des ombres mouvantes. Leurs flammes, instables, dansaient, ni rapides, ni lentes comme des esprits anciens, pris dans une transe, une chorégraphie muette. L’air, dense, ne se contentait pas d’exister, il vibrait. Une douceur étrange, mêlée de tension, flottait dans chaque molécule. C’était une présence, presque tangible, pas un simple silence, mais une matière invisible, posée sur mes épaules, entre mes bras, dans mes poumons, lourde et sacrée.
Je respirais lentement, le souffle, à peine audible, me paraissait pourtant trop fort. Il cassait quelque chose, chaque inspiration sonnait faux, comme une voix humaine dans une cathédrale vide ou comme une note tenue trop longtemps dans une mélodie oubliée. Sous mes pieds, le bois ancien craquait, par moments, ces sons discrets, ces plaintes du sol, ne dérangeaient pas. Au contraire, ils entraient dans l’ensemble, dans le murmure du lieu, comme si le sanctuaire lui-même participait au rituel.
Face à moi, la table massif, brut, dont le bois n’était pas poli. On aurait dit un tronc, juste ouvert, juste taillé. Elle reposait là, stable, calme, comme une offrande. Dessus, les quatre ingrédients du rite. Ils ne bougeaient pas et pourtant, ils semblaient vivants.
La branche de pommier, fine mais noueuse, portait une odeur verte, presque sucrée. Des feuilles séchées encore accrochées à l’écorce. On aurait dit qu’elle retenait quelque chose une mémoire, peut-être. À côté, la mandragore, de forme tordue, presque humaine, dérangeait l’œil. Une énergie sourde s’en échappait, pas violente, mais brute, animale. Elle vibrait et j’aurais pu jurer qu’elle respirait.
L’œillet, rouge sang, dressait ses pétales comme de petites flammes figées. Il sentait fort, une odeur épicée, nerveuse, presque métallique. Ce n’était pas une simple fleur : c’était une blessure ouverte.
La pivoine, grande, ronde, douce dans sa couleur pâle. Une caresse visuelle, mais sous cette tendresse, une force cachée silencieuse et profonde. Elle n’avait pas besoin de parler. Elle imposait.
Ces quatre-là, réunis, formaient un équilibre étrange. Chacun avec sa voix. Sa densité. Sa vibration. Je ne touchais à rien, je regardais seulement, je sentais, et dans ce moment suspendu, dans ce croisement de senteurs, de matières, de présences, quelque chose en moi s’alignait comme si mon propre souffle devenait une partie du rituel. Une note, ajoutée à la partition de l’invisible. La branche de pommier, tordue et noueuse, évoquait la sagesse ancienne et les racines du monde oublié.
Mia se tenait à mes côtés, elle ne tremblait pas, ne disait rien. Son regard était fixe, ancré sur les ingrédients. Elle semblait absorbée, comme si elle communiait déjà avec les forces à l’œuvre. Sa main se posa lentement sur la branche de pommier. Elle la caressa d’abord, doucement, comme si elle cherchait à capter sa mémoire, puis elle la serra, ses doigts fins se refermant autour du bois avec une assurance étrange. Elle ne posait aucune question, elle n’avait pas besoin de comprendre chaque détail, chaque mot ancien ou symbole gravé dans les runes qui entouraient le sanctuaire. Elle savait, elle sentait que son rôle était crucial et c’était suffisant.
De l’autre côté de la pièce, dans l’ombre, James restait silencieux. Il n’intervenait pas, mais ses yeux ne cessaient d’observer. Son regard sautait d’un ingrédient à l’autre, puis se posait sur Mia, sur moi, sur les glyphes peints à la craie noire sur le sol. Il absorbait tout, et bien que je ne lui avais rien confié de précis, je savais qu’il comprenait. Il comprenait que cette magie, cette résurgence, nous concernait, Mia et moi. Que lui était encore un étranger à ce monde, mais plus pour longtemps.
Je levai la main, un simple geste, précis, mesuré, et comme en écho, l’air se mit à vibrer. Les flammes des bougies tremblèrent, certaines s’élevèrent, d’autres s’éteignirent d’un souffle invisible. Les ombres s’étirèrent contre les murs comme des serpents de ténèbres. C’était le signal, le point de bascule, le rituel commençait.
Mia ferma les yeux, inspirant profondément. Je pouvais presque percevoir ses pensées, son énergie se mêlant à celle de la pièce, à celle des éléments, puis, d’un mouvement calme mais déterminé, elle brisa la branche de pommier en deux. Le craquement résonna comme un coup de tonnerre dans le silence pesant. Elle déposa les morceaux dans un grand bol en verre posé sur un piédestal gravé d’anciens symboles d’invocation. La lumière changea instantanément, elle était plus dorée, plus vive.
Elle prit ensuite l’œillet et la pivoine. Les fleurs semblèrent s’ouvrir encore davantage dans ses mains, comme si elles répondaient à son appel. Lorsqu’elle les plaça dans le bol, une brume légère s’éleva, emportant avec elle une fragrance florale et entêtante. L’air devint presque tangible, chargé d’électricité.
James avança légèrement, l’ombre glissant sur son visage. Ses sourcils se froncèrent, il ne comprenait peut-être pas chaque étape, chaque mot murmuré, mais il voyait. Il voyait l’ampleur, l’importance, la vérité de ce qui se jouait ici. La magie n’était pas un mythe. Elle revenait, et elle choisissait ses réceptacles.
La mandragore restait était la dernière pièce du puzzle. L’ingrédient le plus dangereux, celui que j’avais protégé, caché, pendant tant d’années. Je m’approchai du bol, mes paumes ouvertes vers le ciel, puis abaissées lentement vers la terre. Je murmurais alors les mots anciens, une litanie perdue dans les âges, une incantation en langue primordiale. Le couvercle du bocal se souleva sans que je le touche, dans un grincement sinistre. La racine vivante se tortilla, animée par une conscience propre, et d’un geste sec, je l’arrachai de son écrin. Je la déposai dans le bol et la réaction fut immédiate.
Une lumière éclata, un hurlement silencieux. Les bougies explosèrent, projetant leur cire contre les murs. Les runes au sol s’illuminèrent comme si le feu les avait embrassées. Les murs du sanctuaire vibrèrent. C’était une symphonie chaotique de lumière, d’ombres et de sons. La pièce toute entière semblait fondre dans une autre dimension, mais je ne tremblais pas. Je connaissais ce rituel. Je l’avais rêvé, étudié, répété. Je savais que nous étions à l’aube du changement.
— Mia, dis-je alors, la voix ferme mais calme. L’incantation doit être prononcée à haute voix. Prépare-toi.
Elle ouvrit les yeux, une lueur étrange les traversait, comme un éclat venu d’ailleurs. Rien d’humain, pas tout à fait. Elle ne bougea pas tout de suite. Juste un souffle, puis un hochement de tête, lent, précis. Son menton s’abaissa légèrement, puis se releva, un geste simple, mais lourd de décision. Ses pieds, enracinés, dans une solide posture, ses talons ancrés et ses genoux verrouillés. Elle se dressait là, droite, immobile. James fit un pas en avant, les mains tendues, prêt à intervenir, mais je lui fis un signe discret. Non. Ce moment était à elle.
Elle inspira. Un souffle long, profond, chargé de volonté. Son torse se souleva, puis se figea.
Ses lèvres s’entrouvrirent et les mots vinrent, rugueux, vieillis, grattés par le fond de sa gorge, mais sûrs. Une certitude dans chaque syllabe, comme si la langue elle-même savait où elle allait. L’incantation s’échappa d’elle, non récitée, mais révélée. Alors la magie réagit instantanément. L’air se mit en mouvement, un tourbillon léger, puis plus rapide. Il tournait autour d’elle, la caressant, la tirant, l’élevant presque. Il portait la vibration des mots.
Du bol, posé devant elle, s’échappèrent des signes. Des runes, vieilles, vivantes, brillantes. Elles montèrent, lentement d’abord, puis plus vite. Elles tournoyaient en une spirale puis une couronne, une couronne faite de lumière et de feu. Mia ne bougeait pas, mais les mots sortaient encore plus puissants. Ils ne lui appartenaient plus, ils passaient par elle. C’était comme si un écho l’habitait, comme si une force ancienne, enfouie dans les racines du monde, parlait par ses cordes vocales.
Le sanctuaire lui-même semblait répondre, les pierres vibraient, l’air se serrait. Tout se concentrait autour d’elle, sa voix au centre et tout le reste, lumière, symbole, énergie tournant autour. Elle n’était plus seule, elle était un canal. Enfin, à l’ultime syllabe, il y eut un souffle, un effondrement, un relâchement. L’éclat aveuglant s’éteignit, et un silence lourd retomba sur le sanctuaire. Mia tomba à genoux, épuisée. Son corps tremblait, couvert de sueur, mais elle était en vie. Elle avait réussi.
James courut vers elle, s’agenouillant, posant une main sur son épaule.
— Mia… Tu vas bien ?
Elle hocha faiblement la tête. Ses yeux brillaient encore, mais la fatigue avait pris le dessus. Je m’approchai du bol, désormais vide, et contemplai les restes du rituel. La magie… elle était revenue. Je pouvais la sentir dans l’air, dans chaque pierre, dans le moindre souffle. Ma mission, ici, était accomplie.
Je pris mes affaires, sans un mot. Il était temps de me préparer pour l’étape suivante. La brèche vers Ostaria et la guerre face à Lucas. Tout cela était le commencement, le retour de la magie n’était qu’une étape, une ouverture. La vraie bataille restait à venir. Il me fallait affiner mon plan, réorganiser mes pions. Lucas ne devait plus rester caché. Il fallait le faire tomber. Alors que je franchissais le seuil de mon sanctuaire, un mouvement furtif attira mon regard. Une silhouette, une présence trop familière. Je n’eus pas le temps de réagir, il se dévoila lentement, comme s’il avait attendu ce moment. Lucas. Il entra, comme s’il possédait les lieux. Son regard se posa sur moi, un sourire glacé aux lèvres.
— Alors Gabriel… dit-il, la voix lisse comme une lame. Tu as enfin fait revenir la magie, je vois.
Il s’avança de quelques pas, le menton levé, le regard arrogant.
— Tu penses que c’est fini ? Tu crois avoir gagné ?
Je le fixai, le cœur battant fort mais le visage impassible.
— Ce n’est que le début, Lucas et tu le sais.
Il rit doucement. Une moquerie pleine de venin.
— Tu as oublié l’essentiel, Gabriel.
Il marqua une pause, puis prononça ce nom, comme une sentence.
— Mia.
Son sourire s’élargit.
— Elle reviendra à moi. Tout ce que tu viens de faire… tous tes efforts… n’auront servi à rien. Mia me reviendra.
Je ne bougeai pas, mais mon sang, lui, s’était glacé.
— Tu n’as pas idée, Gabriel, dit-il en s’approchant d’un pas. Tu n’as pas idée de ce que tu as déclenché.
Et dans son regard, je vis l’abîme. La promesse d’une guerre. Je voulus réagir, l’affronter mais il ne m’en laissa pas le choix et il disparu dans une fumée noire.

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