Chapitre 13 : Mia

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Le lendemain, tout semblait lent, figé. Le temps s’écoulait comme englué dans un rêve sans fin. La lumière, pâle, filtrait à peine à travers les rideaux lourds. L’air, dans l’appartement, était tiède. Un souffle sans poids. La télévision allumée diffusait un film quelconque. Les voix, les images, passaient sans laisser de trace. Nous étions là, affalés sur le canapé proches, silencieux.

Le téléphone vibra. Une alerte sèche, brève, sans signification clair, mais presque aussitôt, la sonnette. Un bruit franc, direct, deux signaux, l’un après l’autre comme un écho ou un présage.

— Tu peux aller ouvrir ? murmurai-je.

James se leva. Obéissant, presque lent comme s’il quittait un songe. Le plancher gémit sous ses pas, la porte s’ouvrit, puis se referma doucement. Quand il revint, je n’avais pas bougé, mais mon visage, lui, avait changé. Mon regard était fixe, mon souffle, plus court, quelque chose s’était brisé.

— Mia ? demanda-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ?

Je tournai la tête lentement vers lui. Je lui tendis le téléphone silencieusement, pas besoin de mots. L’image suffisait. Il prit l’appareil et appuya sur lecture.

La vidéo démarra dans un chaos incandescent. La caméra tremblait, captant des pans entiers de la ville en flammes. La ville de Gabriel brûlait. Des explosions, des cris, des bâtiments réduits en miettes, tout cela filmé d’un point de vue élevé. Le message était clair : il était de retour et il voulait qu’on sache qu’il n’y avait plus de refuge.

— Comment... comment il a fait pour les retrouver ? Et pourquoi il t’a envoyé ça à toi ? demanda James, la voix blanche.

Je déglutis, peinant à faire sortir les mots. Le poids de ce que j’allais dire me comprimait la gorge

— Il veut que je vienne, répondis-je d’une voix plus basse que je ne l’aurais voulu.

— Pourquoi toi ?

Je le regardai enfin. Je ne pouvais plus reculer. Il fallait que la vérité sorte.

— Parce que je suis sa fille.

Un silence immense tomba dans la pièce. Le genre de silence qui ne laisse plus passer l’air, qui se colle à la peau comme un froid glacial. James me fixait, incapable de bouger, ses yeux écarquillés, sa bouche entrouverte, suspendue dans un souffle qui ne viendrait jamais. Le monde venait de basculer, et il essayait encore de retrouver un sol sous ses pieds. Je me levai sans attendre sa réaction. J’avais déjà trop dit. Je marchai vers la porte, attrapai mes affaires. Je n’avais plus de temps pour les justifications, pour les explications. La ville était en flammes, et moi, je devais retourner à l’enfer. James me suivit, toujours sans un mot.

Il était là, juste derrière moi, tandis que je montais dans la voiture. Le moteur gronda, rauque, agressif, comme pour briser ce silence que ni lui ni moi n’osions encore affronter. Nous roulions ainsi pendant plusieurs minutes, noyés dans une tension épaisse, presque palpable. L’atmosphère dans l’habitacle était pesante, chaque bruit, chaque respiration semblait résonner dans un vide trop grand. Je fixais la route avec une concentration maniaque, comme si maintenir la trajectoire pouvait m’empêcher de sombrer, mais mes pensées me rattrapaient et son silence surtout. Son silence me tuait. Pensait-il que j’étais comme Lucas ? Que j’avais gardé ce secret par trahison ? Est-ce qu’il doutait de moi ? De ma loyauté ? J’essayais de me convaincre que ce n’était pas le cas, mais son mutisme me broyait. Il ne disait rien, il ne me regardait pas et chaque minute qui passait me faisait douter un peu plus. Je me mordis la lèvre pour ne pas parler, pour ne pas crier. Ce n’était pas le moment, pas maintenant. La guerre nous attendait et pourtant, l’envie de briser ce silence devenait insupportable.

Le feu rouge devant nous semblait figé. Le monde, encore une fois, suspendu. Je tapais nerveusement du pied, le regard rivé sur les chiffres du tableau de bord. Le clignotement du voyant semblait moqueur. Je sentis alors la main de James, elle se posa doucement sur ma cuisse, chaude, rassurante, humaine.

— Calme-toi, murmura-t-il. On va y arriver.

Je tournai la tête vers lui, lentement. Son regard était stable, droit. Il cherchait le mien, comme un ancrage, mais j’y lus aussi une peur contenue. Une peur pour moi, pour ce que j’étais, pour ce que je représentais.

— Le combat à venir ne sera pas simple, soufflai-je, incapable de cacher la tremblement de ma voix. Lucas ne reculera devant rien. Il se battra jusqu’au bout.

James hocha la tête, lentement.

— Je sais.

Un mot, un seul, mais il valait des centaines. Il n’avait pas besoin d’en dire plus. Dans ce « je sais », je sentis tout : l’acceptation, la lucidité, et surtout, sa décision de rester à mes côtés.

Le feu passa enfin au vert, mais aucun de nous ne bougea. Ce moment suspendu, entre le passé et l’avenir, valait d’être vécu. Une trêve fragile, la dernière, peut-être. Nous reprenions la route. Le moteur ronronnait dans un silence plus doux, comme si les mots échangés avaient atténué un peu la tension. Je jetai un coup d’œil à James. Il regardait droit devant lui, concentré, les mâchoires serrées. Il était prêt, pas pour fuir, pas pour douter, pour se battre.

À mesure que nous approchions de la ville, l’atmosphère se dégradait. Le ciel, assombri par la fumée, avait pris une teinte grise, presque toxique. La lumière du jour peinait à filtrer à travers l’épaisse couche de cendres suspendues dans l’air. Les arbres aux abords de la route étaient noircis, certains calcinés. On aurait dit que le monde lui-même avait cessé de respirer, puis vint le choc visuel. Notre refuge, défigurée, des flammes léchaient encore les ruines de maisons que je connaissais. Des toits effondrés, des murs éventrés, les vitres éclatées jonchaient le sol, mêlées à la poussière et aux cendres. Un magasin, celui de la couturière, n’était plus qu’un squelette fumant. Plus loin, la boulangerie s’était effondrée sur elle-même, ensevelissant les souvenirs, les rires du matin, l’odeur du pain chaud.

— Par Odin..., souffla James.

Il n’y avait plus rien d’autre à dire.

Les gens couraient, certains couverts de suie, d’autres blessés, le visage en sang. Une femme hurlait le nom de son fils. Des enfants pleuraient. Le chaos régnait. Un carnage sans pitié, mais Lucas, lui, était invisible et c’était bien là le plus terrifiant.

— Il est quelque part, murmurai-je. Il regarde. Il attend.

— Il nous manipule, dit James. Il veut que tu viennes à lui. Il veut que tu le cherches.

Je hochai la tête. C’était exactement ça. Il avait toujours fonctionné ainsi. Faire monter la pression, faire peur et frapper quand le désespoir est à son comble.

— On doit retrouver ton père. Il est sûrement dans son atelier, ajoutai-je d’un ton plus tranchant.

Gabriel, lui aussi était en danger. Nous sortions de la voiture sans attendre et nous nous faufilions parmi les décombres. Les cris et le bruit des flammes formaient une cacophonie infernale. Une femme tenta de nous arrêter, nous suppliant d’aider à soulever une poutre qui écrasait une porte. James s’agenouilla aussitôt, ensemble, ils la soulevèrent juste assez pour que deux enfants sortent en rampant, sales et secoués. Je restai figée, ces enfants auraient pu être les miens, dans une autre vie. Une vie où je n’aurais pas été la fille d’un monstre.

Le trajet jusqu’à l’atelier de Gabriel fut semé d’obstacles. Routes effondrées, carcasses de voitures, murs éventrés. La ville n’avait plus rien de ce qu’elle avait été, elle était méconnaissable. Quand nous arrivions enfin au pied de la bâtisse, j’eus un haut-le-cœur. L’atelier était trop calme C’était... anormal.

— C’est un piège, dis-je, les yeux plissés.

James dégaina sa dague, réflexe instinctif. Moi, je me tendis, les sens en alerte.

— Reste derrière moi.

— Je ne suis pas une princesse, James.

— Et moi, je ne suis pas un héros, répondit-il. Alors on avance ensemble.

Je lui lançai un regard, à la fois attendri et résigné. Nous franchîmes le seuil de l’atelier.

À l’intérieur, tout était en ordre. Les fioles, les grimoires, les instruments de magie... Rien ne semblait avoir bougé. Le contraste avec le monde extérieur était insupportable. C’était comme entrer dans une bulle hors du temps. Un sanctuaire figé.

— Papa ? Appelait James d’une voix forte.

Pas de réponse, puis, un grincement de porte. Je me retournai brusquement, mais ce n’était pas Gabriel qui apparut dans l’encadrement, c’était lui, c’était Lucas. Il était là, vêtu d’un long manteau noir, le regard calme. Sa présence emplit la pièce comme une marée noire. Il souriait, ce sourire que je n’avais jamais oublié, celui qu’il arborait quand il détruisait tout sur son passage. Un sourire tranquille, presque tendre, comme s’il nous offrait la mort comme un cadeau.

— Bonjour, ma fille, dit-il.

Ma gorge se noua. James se plaça aussitôt devant moi, mais Lucas leva une main nonchalante.

— Je ne suis pas venu pour me battre. Pas encore. D’abord, je veux parler.

Je ne savais pas si c’était la peur ou la rage qui me tenait debout, peut-être les deux. Je fis un pas en avant.

— Tu as réduit cette ville en cendres. Tu crois qu’on va discuter autour d’un thé ?

— Chaque guerre commence par des mots. Les tiens, ma fille, sont ceux que j’attends depuis longtemps.

— Tu n’as pas le droit de m’appeler comme ça.

— Tu es ma fille. C’est un fait, que cela te plaise ou non et tu m’appartiens plus que tu ne le crois.

Il s’approcha d’un pas. Je le sentis dans chaque cellule de mon corps, son aura était oppressante. James raffermit sa prise sur sa dague.

— Gabriel a toujours voulu t’éloigner de moi, mais regarde-toi. Tu es puissante, Mia, instinctif. Tu n’es pas faite pour fuir.

— Je ne te suivrai jamais.

— Oh, je ne te demande pas de me suivre. Je te demande de choisir ton camp.

Il laissa flotter le silence, puis il me lança un regard si intense que je crus suffoquer.

— Le sang ne ment jamais.

Il disparut dans un souffle d’ombre, comme s’il n’avait jamais été là. Ne laissant derrière lui que la peur, et la certitude que le pire était encore à venir.

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