Chapitre 19 : Mia

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Son visage revenait sans cesse. Il hantait mes pensées, ses yeux, cernés par l’épuisement, son corps, tremblant, tendu. Il incarnait la douleur, pure, dénudée. Je l’avais lue dans ses prunelles, une souffrance vraie, que rien ne déguisait. Elle n’était pas responsable, de mes choix, de ce que j’étais devenue et pourtant, c’est elle qui portait le fardeau. Celui que j’avais créé, cette injustice m’a brisée. C’est ce qui m’a fait plier, c’est ce qui m’a forcée à dire oui à Lucas. Ce moment-là, précis, a tout changé. Voir une innocente souffrir, sans raison, à cause de moi, c’était plus insupportable que tout ce que j’avais traversé. J’ai croisé son regard et j’ai su qu’il n’y aurait pas d’autre issue. Je devais céder. Je ne pouvais pas la laisser sombrer davantage, pas par ma faute.

Les mots de Lucas ont frappé, fort et froid comme une lame de glace plantée en pleine poitrine. J’aurais voulu répondre, hurler, lui dire que je n’étais plus la même, que la jeune fille qu’il avait détruite n’existait plus mais la vérité… c’est qu’il avait raison. Chaque fois qu’il m’avait acculée, j’avais cédé encore et encore. Mes paupières se sont fermées, mes mâchoires, serrées, mon corps entier, crispé par la rage, mais je savais, je savais que je ne pouvais pas faire autrement. L’alternative n’existait pas, la douleur que je portais s’effaçait face à celle que je lisais dans ses yeux à elle. J’ai baissé la tête, lentement, mes mains tremblaient, mon cœur cognait. Je ne m’inclinais pas devant Lucas, je m’inclinais devant la souffrance, celle d’une innocente et à cet instant, j’ai compris. Ce n’était pas une soumission, c’était un sacrifice. Je n’obéissais pas pour lui. Je le faisais pour elle. Je n’avais plus de magie, plus de pouvoir mais ce geste, cet abandon, c’était ce que j’avais de plus précieux à offrir. Un don silencieux et Lucas croyait avoir gagné. Il se trompait ce n’était qu’une illusion. Je le briserai un jour et je trouverai une faille.

Il est parti sans un mot, ses pas ont résonné lents, lourds et cruels. Il nous a laissées là. Toutes les deux enchaînées et seules. Le silence après sa sortie pesait autant que les chaînes. L’obsidienne me brûlait les poignets et je savais qu’il n’y avait pas de solution, pas encore. Je tournai la tête lentement vers elle. Ma compagne de cellule. Son regard me frappa, elle était fatigué et souffrant mais aussi calme et résigné. Je voulais parler mais rien ne sortait. Les mots restaient coincés comme étranglés dans ma gorge. J’ai soufflé doucement.

— Je suis désolée...

Elle a répondu. Presque tout de suite.

— Ce n’est pas ta faute...

Ma lèvre inférieure tremblait. Je la mordis pour retenir les larmes. Elle ferma les yeux juste un instant. Un silence épais s’est posé entre nous. Je pris une inspiration.

— Depuis combien de temps tu es ici ?

Sa voix était basse, cassée.

— Je ne sais pas… Des années. Il a fait croire à ma famille que j’étais morte. Il m’a gardée pour se venger.

Le mot « venger » résonna lourd, terrible. Lucas ne cherchait pas seulement à me briser. Il se vengeait.

— Il veut se venger de mon mari. C’est… une longue histoire…

— Je te sortirai de là. Je te le promets.

Elle m’a regardée longuement.

— Émilie. Appelle-moi Émilie.

Son prénom, fragile et fort à la fois, se grava dans ma mémoire. Je lui souris faiblement mais sincèrement. C’était tout ce que je pouvais lui offrir. Un peu d’humanité, dans ce néant. La fatigue me gagna peu à peu. La nuit, noire, s’empara de moi avec ses rêves fous et ses cauchemars mais dans mon cœur, une seule chose brûlait : la promesse. Je la tiendrai, je trouverai un moyen.

Je me réveille, lentement. Les paupières lourdes, l’esprit encore voilé, un froid humide colle à ma peau et la réalité me saisit franche et dure. Je suis revenu, ici, dans cette pièce maudite. Celle-là, même où je m’étais juré de ne jamais remettre les pieds. Un vœu silencieux, prononcé dans un souffle de désespoir... et pourtant, me revoilà. Le froid est insidieux, il ne pique pas seulement la peau ; il s’infiltre dans les os, rampe le long de la colonne vertébrale, s’accroche aux muscles comme un linceul humide. L’air est épais, presque figé, aucun son, aucune chaleur, juste cette obscurité oppressante, seulement troublée par un mince filet de lumière qui s’échappe du pas de la porte. C’est cette faible lueur qui me permet de voir Émilie. Elle est là, recroquevillée sur elle-même, assoupie, ou du moins... ce qui s’en rapproche. Son sommeil est agité, son corps se crispe par à-coups, ses traits sont tendus, comme si même ses rêves ne lui offraient aucun refuge.

Je détourne les yeux, cherchant désespérément une issue. Je scrute les murs de pierre, les coins, les recoins, le plafond, rien, aucune ouverture, aucun passage, rien d’autre que cette porte, là-bas, mais je le savais très bien, je connaissais cette pièce parfaitement. La porte est peut-être notre seule échappatoire... mais elle reste hors d’atteinte tant que ces menottes d’obsidienne emprisonnent mes poignets. Je tire, je pousse, je tente en vain de me libérer. L’obsidienne ne cède pas, elle absorbe ma force, mon énergie comme si elle se nourrissait de moi. Alors je réfléchis à tout ce que je connais, tout ce que j’ai appris. Les grimoires, les récits, les légendes mais rien ne m’indique comment m’en libérer, aucun indice, aucun mot. Un piège parfait et moi, pris au cœur.

Un sentiment d’impuissance monte en moi, lentement, comme une marée noire. Je déteste cette sensation, cette impression que tout m’échappe que rien ne dépend plus de moi et pourtant... il faut que je garde la tête froide, pour Émilie, pour moi. Il faut que je trouve un moyen, parce que rester ici, dans cette pièce où l’air lui-même semble vouloir nous étouffer, n’est pas une option.

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