Chapitre 23 : Lucas
J’ai gagné. Un sourire s’étire lentement sur mes lèvres alors que je contemple mon triomphe. Mia est à moi. Plus rien ne m’arrêtera désormais. Gabriel, ce pauvre imbécile, a fait exactement ce que je voulais. Il a abandonné Mia pour son précieux amour perdu. Il pense qu’en partant, il sauve ce qui lui reste. Mais il ne réalise pas encore que sa véritable perte ne fait que commencer. Je lui ai promis la paix, et je tiendrai parole… pour un temps.
J’ai laissé Gabriel repartir avec Émilie et son fils, mais une fois Mia façonnée à mon image, une fois qu’elle sera devenue ce que j’ai toujours voulu qu’elle soit, c’est elle qui réduira Ostaria en cendres. Elle les traquera un par un, les exterminera sous mes ordres. Et lorsqu’elle enfoncera la lame dans le cœur de Gabriel, lorsqu’elle regardera James s’effondrer sous ses propres mains, elle ne ressentira plus rien, plus de colère, plus de douleur. Juste une obéissance absolue. L’idée me fait frémir de plaisir.
Je me perds un instant dans mes pensées, imaginant mon règne absolu, ma domination totale. Je me vois assis sur un trône, et à mes pieds, Mia, agenouillée, attendant silencieusement mes ordres. Elle exécute chaque tâche que je lui donne sans le moindre mot, sans la moindre résistance. Son regard, autrefois plein de défi, est vide à présent. Un pantin parfait, une marionnette sans âme, façonnée par mes soins. Patience, me dis-je en la regardant. Elle a encore du feu en elle, encore trop d’humanité. Mais cela ne durera pas. Je vais l’éteindre, morceau par morceau, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien.
Un rictus satisfait étira mes lèvres alors que je fixais Mia. Enfin, elle était à moi. Plus rien ne l’empêcherait de devenir ce qu’elle était destinée à être : une arme entre mes mains, un soldat façonné par ma volonté. Mais tandis que je la regardais, un souvenir lointain refit surface, un instant du passé où j’avais failli réussir…
Elle n’avait pas plus de dix ans. Une enfant frêle, recroquevillée dans un coin de la pièce sombre où je l’avais enfermée pendant des heures. Ses petits bras entouraient ses genoux, sa respiration saccadée. Elle tremblait, ses cheveux en désordre collés à son front par la sueur et la peur.
J’avais été patient avec elle. J’avais tout essayé pour la briser : la privation, la douleur, l’isolement. Je lui avais répété, encore et encore, que l’amour n’était qu’une faiblesse, que la souffrance forgeait la force, que seuls ceux qui acceptaient d’abandonner leur humanité pouvaient survivre.
Ce soir-là, j’avais cru avoir gagné. Mia n’avait pas résisté quand je l’avais forcée à se lever. Ses grands yeux, d’ordinaire pleins de défi, semblaient vides. Lorsqu’elle avait ouvert la bouche, ce fut à peine un murmure :
— Père…
Un frisson avait parcouru mon échine. Ce simple mot, soufflé d’une voix brisée, avait été la plus douce des victoires. Elle m’appelait ainsi. Elle reconnaissait enfin mon autorité. J’avais posé une main sur sa tête, savourant cet instant.
— Enfin, tu comprends.
Elle avait hoché la tête, docile, soumise. Mais quelque chose clochait. Je m’étais penché, cherchant cette étincelle rebelle dans ses prunelles. Elle n’avait pas disparu. Elle était juste enfouie, cachée sous la peur, attendant son heure. Une rage sourde s’était emparée de moi. Elle n’était pas encore prête. J’avais serré son menton entre mes doigts, forçant son regard à rencontrer le mien.
— Dis-moi que tu m’appartiens.
Un silence. Un battement de cœur.
— Je vous appartiens, Père.
Les mots étaient là, mais ils étaient vides. Un mensonge éhonté. Furieux, j’avais relâché mon emprise. Elle m’avait dupé.
Aujourd’hui, il n’y aurait plus de faux-semblants. Cette fois, je ne lui laisserais aucune échappatoire. Je la regarderai s’agenouiller devant moi de son plein gré, non par peur, mais parce qu’elle croira en mes idéaux. Je lui arracherai jusqu’à la dernière parcelle de lumière qu’elle possède encore. Et lorsqu’elle me regardera à nouveau, ce ne sera plus avec défiance, mais avec une loyauté inébranlable.
Elle me fixe, ses yeux pleins d’incompréhension et de méfiance. Elle ne réalise pas encore l’ampleur de ce qui vient de se passer, mais moi, je le sais et je vais exploiter chaque faille, chaque doute, jusqu’à la briser entièrement. Je vais lui mentir, inventer une histoire d’amour entre James et Émilie, lui faire croire que c’est James en personne qui l’a abandonné. Je m’approche lentement, savourant le moment, puis je laisse tomber la bombe avec une fausse douceur, presque compatissante :
— La femme qui était avec nous… C’était Émilie, la femme disparue de James. Il était venu te chercher, Mia. Il était prêt à tout pour toi… ou du moins, c’est ce que tu croyais.
Je marque une pause, observant chaque infime réaction sur son visage. L’espace d’un instant, ses traits vacillent. C’est fugace, imperceptible pour quiconque ne la connaît pas mais moi, je l’ai vue. Cette fraction de seconde où le doute l’a frappée de plein fouet. Une brèche s’est ouverte, alors, d’un ton insidieux, je poursuis :
— Je lui ai fait une proposition. Je lui ai offert un choix. Soit il te sauvait… soit il repartait avec elle. Tu veux savoir ce qu’il a choisi ?
Je m’accroupis devant elle, plongeant mon regard dans le sien.
— Il t’a laissée. Sans même hésiter. Il t’a abandonnée, Mia.
Le coup porte. Elle détourne les yeux, son souffle se coupe un instant. Je le savais. Ce lien qu’elle croyait avoir avec lui… Il était fragile. Je viens d’en arracher un morceau, et je continuerai jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Mais, comme je m’y attendais, elle se redresse presque aussitôt, son regard brûlant de cette détermination insupportable qui m’avait toujours exaspéré.
— Je partirai par moi-même, lâche-t-elle, sa voix tremblante mais ferme.
Un ricanement glacé m’échappe. Cette fille… Cette foutue gamine têtue. Elle ose encore croire qu’elle a une chance. Je la saisis brutalement par le menton, forçant son regard à s’ancrer dans le mien.
— Que tu le veuilles ou non, tu es à moi, Mia. Je finirai par t’arracher tout ce qui te rattache à eux. Fais-toi à cette idée.
Elle serre les dents, ses prunelles brûlantes de haine. Un jour, cette haine sera transformée. Orientée vers ceux qui l’ont laissée derrière. Vers ceux qui l’ont abandonnée. Et ce jour-là, elle me reviendra. Brisée, remodelée, soumise. Ce n’est plus qu’une question de temps.
Je la relâche, brusquement. Elle chancelle légèrement, mais ne tombe pas. Bien sûr qu’elle tient encore debout. C’est ce qu’elle fait depuis toujours : tenir, survivre, résister mais cette fois, je suis patient. Je n’ai plus besoin de l’écraser tout de suite. Non, je vais l’user. L’user jusqu’à la corde.
— Tu crois que tu es forte, Mia, dis-je en me redressant, les mains jointes dans mon dos. Tu crois que tu peux t’échapper ? Que ton petit cœur brisé te portera jusqu’à la sortie ? Je souris, presque tendrement. Tu n’as même pas encore compris que la porte n’est plus à l’extérieur.
Elle fronce les sourcils. Elle ne comprend pas, pas encore.
— Elle est en toi, la prison. C’est ton esprit, Mia. Ton esprit et ton cœur, empoisonnés par l’abandon, la douleur, le doute. Tu es déjà enfermée et tu ne sais même pas où sont les clés.
Je m’éloigne, la laissant dans ce silence pesant, cinglant. Chaque mot que je viens de prononcer a été une lame, une entaille dans son âme et je n’en ai pas fini.
Je la laisse seule pendant des heures. Juste le vide, et les échos de mes paroles. C’est toujours efficace. Elle doit commencer à douter, douter de James, de ses souvenirs, de ses convictions. Je n’ai pas besoin de frapper pour la briser. Je la laisse se fissurer d’elle-même.
Quand je reviens, elle est assise contre le mur, les genoux repliés, le regard fixe. Je connais ce regard, celui d’une âme qui cherche encore un point d’ancrage, une vérité à laquelle se raccrocher et je vais lui en donner une.
— Tu veux savoir pourquoi James t’a abandonnée, Mia ? Pourquoi il a choisi Émilie au lieu de toi ? Tu veux la vérité ?
Elle ne répond pas mais son silence est un consentement.
— Parce qu’il n’a jamais vu en toi sa copine. Tu étais un outil, un pansement et maintenant qu’il a retrouvé sa vraie femme il n’a plus besoin de toi. Parlons de Gabriel, lui, il t’a enseigné la magie comme on dresse un chien de garde. Il s’est servit de toi pour faire revenir la magie maintenant tu lui es inutile.
Elle eu un léger frémissement, une fissure de plus. Elle secoue lentement la tête, mais il n’y a plus cette même colère dans son geste. Juste un refus désespéré de croire. C’est parfait, la première mue est en marche.
— Tu veux la vérité ? La vraie ? Tu n’as jamais compté pour eux. Tu n’es qu’une survivante, un accident qu’on tolère tant qu’il est utile, mais moi… moi, je vois en toi ce que tu refuses de devenir.
Je m’accroupis de nouveau, tout près d’elle, et ma voix se fait presque douce.
— Tu es comme moi, Mia. Tu le sais, pas vrai ? Tu es née de la douleur, forgée dans le feu. Tu n’as pas besoin d’eux, tu n’as besoin de personne, tu es forte seule et je vais t’apprendre à ne plus jamais avoir mal.
Je tends la main et elle me regarde, figée et dans ce regard, je vois tout. La peur, le chagrin, le dégoût mais aussi une chose plus précieuse encore : la fatigue. La lassitude d’une vie à se battre, à survivre, à attendre des gens qu’ils restent alors qu’ils partent toujours. C’est là que je m’engouffre.
— Rejoins-moi, Mia. Laisse tomber leur monde. Crée le tien avec moi.
Elle ne prend pas ma main, elle la repousse, mais elle m’a écouté et je sais que cela va la travailler et c’est suffisant pour aujourd’hui. Je me redresse et recule d’un pas, laissant ma proposition flotter dans l’air comme un poison sucré.
— Réfléchis, murmuré-je. Tu verras, la haine est plus fidèle que l’amour.
Puis je disparais dans l’ombre du couloir, tandis qu’elle reste là, seule avec ses démons et avec l’un d’eux qui commence à lui parler d’une voix étrangement familière. Le compte à rebours a commencé.

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