Chapitre 24 : Gabriel

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Pour tout le monde, Lucas est mort. Ils n’ont pas besoin d’en savoir plus. Ils pourront enterrer leurs morts et tourner la page. Mia… elle restera un fantôme dans mon esprit, un sacrifice nécessaire pour que tout le reste puisse continuer à exister.

Je fixe les fioles. Le liquide bleuté brille faiblement sous la lumière tamisée, vibrant comme une promesse. Une promesse de paix. Une promesse d’oubli. Elles sont là pour qu’Émilie ne souffre plus, pour que je puisse enfin tourner la page. Je serre les fioles dans ma main. Aller, Gabriel. C’est le moment. Je m’approche d’Émilie, toujours endormie, son visage paisible contrastant avec tout ce qu’elle a enduré.

Je m’installe à côté d’elle, mon regard glissant sur ses traits fatigués, abîmés par le temps et la souffrance. Doucement, je soulève sa tête et approche la fiole de ses lèvres. L’ombre d’un doute me traverse, fugace, mais je l’ignore. Le liquide coule, elle l’avale lentement. Quand elle se réveillera, elle n’aura plus de trace physique de son calvaire.

Elle émerge lentement du sommeil, ses paupières papillonnant avant de s’ouvrir sur moi. Ses yeux clairs, presque translucides, captent la lumière avec une intensité troublante. Dans leur éclat vacille une dualité poignante : la stupeur douce de se réveiller d’un long cauchemar… et la joie discrète de me voir là, à ses côtés. Ces yeux-là ont vu bien trop de choses, bien trop tôt. Ils portent les stigmates d’une souffrance silencieuse, celle qui s’installe lentement, profondément, et laisse derrière elle une mélancolie indélébile. Ses lèvres, légèrement tremblantes, peinent à se mouvoir. Pourtant, chaque trait de son visage est empreint de grâce, comme sculpté avec une infinie tendresse par le souvenir. Elle semble chercher les mots, mais ce sont les émotions qui, les premières, franchissent la barrière du silence.

— Gabriel… murmure-t-elle.

Sa voix est à peine audible, mais elle m’atteint en plein cœur.

— Je suis là, soufflai-je.

Je la contemple, incapable de détourner le regard. Elle est pour moi un éclat d’éternité, une beauté qui dépasse l’apparence physique, une beauté façonnée par la douleur, le courage et la résilience. Mon cœur cogne fort contre ma poitrine, incontrôlable. L’avoir devant moi, vivante, réelle… c’est un miracle que je n’osais plus espérer. Je l’avais crue morte. Et ce deuil m’avait dévasté. Chaque jour, chaque décision, chaque sacrifice… je les avais faits en pensant à elle. Pour qu’un jour, peut-être, elle puisse me regarder avec fierté.

— Il y avait une autre femme avec moi… Mia… dit-elle, sa voix brisée par un souffle d’angoisse.

Je détourne légèrement le regard, incapable de soutenir ses yeux quand je lui réponds :

— Je sais… mais Lucas l’a tuée.

Ce mensonge est un fardeau de plus, un poids que je m’impose. Mais je connais Émilie. Je sais ce qu’elle aurait fait si elle avait appris la vérité. Elle se serait levée, affaiblie ou non, et aurait exigé qu’on sauve Mia. Elle aurait affronté Lucas elle-même, quitte à y laisser la vie. Et je ne pouvais pas le permettre. Lucas est dangereux. Trop dangereux. J’ai fait ce qu’il exigeait : lui laisser Mia en échange de notre paix. Un marché odieux, injuste, mais c’était le seul moyen d’éviter un massacre. Le seul moyen de la récupérer, elle, Émilie, et même si chaque fibre de mon être me crie que j’ai trahi Mia… je ne pouvais pas risquer la vie de mon fils, ni celle de la femme que j’ai toujours aimée.

Je serre les poings, ma mâchoire se contracte tandis qu’Émilie me regarde avec ces yeux pleins d’espoir et d’incompréhension. Elle croit en moi, malgré les années, malgré les pertes, malgré l’enfer. Elle croit encore que je suis celui que j’ai prétendu être : un homme capable de sauver, de protéger, d’aimer sans compromis, mais je ne suis plus cet homme. Je suis celui qui a livré une jeune femme à un monstre, je suis celui qui a détourné les yeux alors qu’on arrachait Mia à notre monde. Elle avait confiance en moi. Elle me considérait comme un guide, parfois même comme une figure paternelle à l’époque et je l’ai trahie une deuxième fois

Émilie fronce les sourcils, troublée par mon silence. Elle pose une main faible sur la mienne, ses doigts froids, fragiles.
— Gabriel… tu es sûr ?
Je hoche la tête sans la regarder.
— Lucas a tout détruit. La ville, les protections… Mia n’a pas survécu. Nous avons dû fuir. James… James a eu du mal à l’accepter. Il est dehors, il essaie de faire face à tout ça. Elle ferme les yeux, et je la sens vaciller. Une larme glisse lentement sur sa joue.
— C’est ma faute… Elle était là à cause de moi.
Je secoue doucement la tête, la douleur me broyant de l’intérieur.
— Non. C’est moi, c’est moi qui ai échoué.

Je me lève, j’ai besoin de prendre l’air., de fuir ce regard aimant qui me condamne sans le vouloir. Je franchis la porte de la chambre, laissant Émilie se reposer, et je retrouve James à l’extérieur, le regard perdu dans les brumes du matin. Il ne dit rien lorsque j’approche, il ne me regarde même pas.
— Elle va bien, dis-je simplement. Elle s’est réveillée.
Un silence, puis, enfin, sa voix, plus rauque que je ne l’ai jamais entendue :
— Et Mia ?
Mon cœur rate un battement.
— Elle est morte...

James pivote lentement vers moi, son regard me transperce. Il est figé, pas de colère, pas encore. Juste une sorte de vide qui fait bien plus peur que n’importe quelle explosion de rage. Il s’éloigne d’un pas, puis d’un autre, le corps tendu par une douleur qu’il tente d’enfouir. Je le laisse faire. Quand moi je ne peux pas flancher maintenant, je dois tenir ce monde debout, même s’il est construit sur des fondations pourries.

La nuit tombe, le silence s’installe sur ce nouveau refuge, loin d’Ostaria. Je m’assois dans la salle principale, devant la cheminée, les flammes dansent, me rappelant les ruines fumantes de la ville, les cris étouffés, la silhouette de Mia qui s’éloigne, portée par l’ombre de Lucas. Je sens une présence derrière moi.

— Tu ne dors pas ? demande Émilie doucement.

Je secoue la tête.
— Trop de choses à penser.
Elle s’approche, pose une main sur mon épaule.
— Tu as toujours tout porté seul, Gabriel, même à l’époque, mais cette fois… tu peux me le dire. Tout.

Je lève les yeux vers elle, elle me sourit, fatiguée, mais sincère et je sens mes défenses s’effondrer.
— J’aurais aimé sauver Mia, c’est tout.

Le silence retombe.

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