Chapitre 10
La grotte du vieux mage surplombait la vallée de la forêt bleue, à l'est d'Euphor. Profitant du soleil de fin de journée, je grimpai la colline verdoyante qui y menait tout en profitant pour admirer le paysage et les animaux. Certains oiseaux venaient au-dessus de moi en piaillant comme s'ils voulaient discuter. A un carrefour, je pris un chemin pour pénétrer le bois. Il fallait un œil attentif et une bonne connaissance du terrain pour l'apercevoir. Les arbres, très hauts, filtraient la lumière du soleil. Il régnait un calme rassurant. Parfois, j'entendais le bruissement d'un feuillage indiquant la présence d'un animal. Mes pieds crissaient aussi sous les feuilles mortes qui jonchaient le sol. Au bout d'une heure de marche, j'aperçus une lourde porte qui bloquait l'entrée de la grotte. J'utilisai le marteau ouvragé représentant un dragon pour annoncer mon arrivée.
A peine avais-je touché le montant que la porte s'ouvrit sur une petite cavité naturelle. Elle était éclairée par des torches accrochées au mur. Je m'avançai vers une ouverture au fond et attendis que le vieux bonhomme daigne lever les yeux de l'ouvrage qu'il lisait.
Alphgar était penché sur un vieux grimoire, les traits soucieux sous la compréhension du texte en ancien euphorien. Il murmurait d'étranges paroles tandis que ses mains dessinaient des symboles devant lui. Je l'avais rencontré à plusieurs reprises lors de mes études. Le vieux mage assurait quelques conférences auprès des étudiants sur les dons paranormaux. Toutefois, malgré mon statut de Prince, je n'avais pas eu l'occasion de lui parler directement. J'avais eu l'intention de prendre rendez-vous pour discuter du don de prémonition de Maria Grâce mais j'avais repoussé l'échéance pour me concentrer sur mon robot. En attendant, j'examinai le capharnaüm de la pièce. Des livres, des vêtements, des fioles remplis de liquide aux couleurs variées étaient entreposés sur le sol, sur un coin de la table, sur des étagères sans ordre apparent.
Curieux, je voulus prendre un manuscrit pour le feuilleter.
— Non.
Surpris, je me figeai et ramenai ma main près du corps.
— Ce manuscrit est sensible.
Je posai un regard sur le mage. Celui-ci m'examinait à travers ses lunettes rondes.
— Si vous le touchez sans précaution, il va s'enflammer.
Perplexe, je regardai l'objet en question.
— J'attendais votre venue depuis deux mois, continua le sorcier.
Il se redressa. C'était un homme d'un âge indéfinissable. Il portait une longue barbe blanche et de petites lunettes rondes. Son crâne était dégarni, ses oreilles plus longues et pointues que les euphoriens. Il était aussi grand que moi. Je m'inclinai pour le saluer.
— Mage. Pollux m'a en effet dit que vous souhaitiez me voir. Mes obligations n'ont pas permis auparavant de me présenter à vous et croyez que j'en suis désolé.
— Viens ici et installe-toi. Du vin ? proposa Alphgar en passant directement au tutoiement.
— Non merci. De l'eau fraîche pour me désaltérer de la ballade que j'ai faite.
— Ah, l'attrait de la nature est toujours là. J'ai gardé un œil sur toi depuis ta naissance. Tu es promis à un grand avenir. Malgré la situation actuelle, tout commence pour toi.
Je le regardai, les sourcils relevés.
— Tu n'es qu'à l'aube de ta vie.
Alphgar éclata de rire.
— Allez Duke. Ne soit pas étonné. C'est moi qui t'ai donné ton nom de naissance. J'ai vu de belles choses pour toi. Mais avant, de nombreuses épreuves t'attendent. Toutes plus ou moins difficiles, tristes et parfois décourageantes. Il est l'heure pour toi d'apprendre ce que tu es.
Il attendit que sa phrase fasse son effet.
— Es-tu prêt ?
Je pris une gorgée d'eau, surpris par ce début d'entretien.
— Ce que je suis ?
— Oui, tu es prince, amené à diriger Fleed au décès de ton père. Tu as déjà de belles responsabilités avec la construction du robot défenseur de la planète et la mise en place de la résistance.
J'opinai de la tête attendant la suite.
— Mais tu n'es pas que ça !
— Pardon ?
— Les membres de la famille royale ont tous des dons en magie. Ta mère et maintenant ta sœur ont le don de prémonition. Celui-ci se déclenche lorsqu'il touche une personne aimée. Ton père peut jeter certains sorts. De ton côté, j'ai vu dès ta naissance que tu avais le don de télépathie. Tu peux faire passer des messages par des images dans la tête d'autres personnes. Tu le fais très facilement lorsque tu dors. Tu peux aussi voir à travers les choses. Nous allons travailler pour que cela te vienne plus facilement. Je t'apprendrais d'autres sorts qui te seront utiles pour les événements à venir.
Je le fixais avec étonnement. Mes parents ne m'avaient jamais parlé de mes dons. Je connaissais celui de Maria Grâce et de ma mère car il arrivait à cette dernière de m'interdire de sortir et le lendemain, j'entendais les adultes parler d'une catastrophe vers le lieu où je comptais aller. J'avais déjà entendu mon père murmurer une formule sans toutefois voir le résultat. Je n'avais quant à moi aucun souvenir de phénomène étrange même la télépathie dont parlait Alphgar.
— Ne sois pas étonné, fiston. Tu es jeune. Ces dons ne se réveillent qu'à partir de l'âge adulte et tu commences seulement à atteindre cette phase. Nous allons commencer aujourd'hui. J'aimerais te voir chaque jour dans la salle d'entrainement du palais.
— Euh, d'accord. Je suis un peu perdu, j'avoue.
Le vieux mage se leva rapidement. Il était très souple pour son âge et avait visiblement beaucoup d'humour. Il indiqua une salle cachée par un rideau. Je le suivis. Nous pénétrâmes dans une pièce circulaire. Les murs sans décoration étaient en pierres naturelles. Au milieu, un vêtement trônait sur un mannequin. C'était une combinaison rouge et noire, ceinturée par une bande blanche. Le symbole de Fleed était brodé au centre. Le haut était noir, la poitrine était divisée par deux ailes ouvertes noires dessinées sur un fond bleu, des épaulettes protégeaient le haut des bras. Un casque était posé sur une chaise à coté de bottes noires montantes et des manchettes.
— Tu as besoin d'une tenue conforme à ton robot pour aller combattre. J'ai demandé à Dame Katrina ce vêtement. Je le voulais léger avec une matière souple et suffisamment protectrice. Le tissu vient d'une région reculée à l'ouest des Grands lacs. Fabrication artisanale. Je n'ai pas réussi à connaître l'origine du fil. Je l'ai protégé par un sortilège contre la température à forte densité ou au contraire un froid glacial. Il est ignifugé et chaque accroc est réparé par une simple incantation que je vais t'apprendre.
— Mais je n'ai aucun don en magie.
Alphgar me regarda sévèrement, les sourcils relevés,
— As-tu au moins écouté ce que j'ai dit tout à l'heure ?
Il pointa mon front de son doigt.
— C'est là.
Puis mon cœur.
— Et là. Maintenant, essaie-là. Je t'attends de l'autre côté.
Il sortit de la pièce. J'attendis quelques secondes avant de m'approcher et de toucher le tissu doux et satiné. Je me déshabillai puis enlevai de son portant d'abord le caleçon rouge et noir. Il épousait parfaitement mes jambes faisant ressortir mes muscles. Puis je passai la tunique que je maintins avec la ceinture blanche. Le médaillon dessiné étincela quand je l'attachai. Je mis ensuite le plastron qui montait haut sur le cou, j'enfilai les gants et les manchettes puis je m'assis sur la chaise pour chausser les bottes. Celles-ci étaient très souples, seules la semelle et la talonnette étaient dures. Enfin, je pris le casque que je retournai dans mes mains. Comment entrer mes cheveux ? Je supposai que la protection contre le feu serait inefficace si un bout de peau ou de poil sortait de l'ensemble. J'étais sceptique. Comment s'habiller rapidement avec tous ces morceaux ? Je mis de côté mes interrogations et posai le casque sur ma tête. Je tentai de rentrer les pointes de mes cheveux sans grande réussite.
J'inspirai un bon coup et rejoignis Alphgar. J'étais étonné d'être aussi à l'aise avec ce vêtement. J'avais l'impression d'avoir comme une seconde peau.
Le mage m'attendait debout devant la cheminée. La lumière des flammes projetait son ombre sur le centre. Je ne distinguais pas ses traits.
— Ah, je suis content du travail de Dame Katrina. Ce costume est fait sur mesure. Il s'adapte à la perfection sur ton corps et sur lui seulement. Personne d'autres ne pourra le porter.
— Il est cependant assez compliqué à mettre, hasardai-je.
Mon interlocuteur me sourit découvrant des dents blanches.
— A quoi servirait la magie si on ne s'en servait pas ?
Il frappa dans ses mains.
— Bien. Passons aux choses sérieuses. Tu ne fais qu'un avec cet uniforme. Faisons en sorte qu'il te soit aussi facile à le vêtir qu'à le porter. Fermes les yeux et imagine les vêtements que tu portais aujourd'hui. Dans les moindres détails. C'est bon ?
Je fis ce qu'il me demandait.
— Maintenant projette une image de toi habillé sans oublier aucun détail : chaussettes, chaussures, montre... Quand tu as cette image, utilises le mot "Métamorphose" avec conviction.
Je me concentrai puis cria :
— Métamorphose !
Je sentis de l'air chaud autour de moi et des chatouillements sur ma peau. Quand tout redevint calme, j'entendis un rugissement. Je vis Alphgar plié en deux, les mains posées sur les genoux en train de s'étouffer de rire. Je courbai la tête pour m'examiner. La tunique ocre que je portais était à l'envers. Il me manquait une chaussure. Les gants rouges du costume étaient encore sur mes mains. Bref, j'avais raté mon premier sort. Mon maître se calma.
— Tu t'es bien débrouillé pour une première fois. J'ai déjà vu des jeunes à peine vêtus même après une dizaine d'essais. Recommence toujours avec cette tenue. Tu apprendras la métamorphose de ta combinaison quand tu connaitras tous les éléments par cœur, c'est à dire après l'avoir mis et remis. Allez.
Je fermai à nouveau les yeux et repensai à ma tunique en me focalisant sur la broderie de la lisière, mes bras nus et mes chaussures. J'imaginai des chaussettes avec une feuille dessinée dessus. Puis, je lançai le sort.
— Métamorphose !
Le petit vent chaud m'entoura, les picotements effleurèrent ma peau. J'attendis une minute et ouvris les yeux. Cette fois, tout était en ordre. Alphgar me fixait avec fierté.
— Digne Prince de Fleed. La prophétie ne mentait pas.
— La prophétie ?
— Hum ? Oui, plus tard. Ce n'est pas l'heure. Bon, te voilà rhabiller pour reprendre la route.
Je soulevai le bas de son pantalon pour examiner ma jambe.
— Que se passe-t-il ?
— Je voulais vérifier si ma petite création avait marché.
Je lui montrai alors mon mollet qui était recouvert d'une chaussette blanche avec une feuille verte dessinée dessus.
— Elle n'était pas sur l'original.
Alphgar sourit.
— Bien, bien. C'est encore mieux que je ne l'espérais. Je vais bien m'amuser cette semaine. Dans quinze jours, je te prédis que tu seras prêt. Demain, salle d'entraînement, même heure ! Amuse-toi avec ce sort. Ah oui, tu regarderas ton dressing quand tu rentreras dans tes appartements, je vais te laisser une surprise.
J'acquiesçai tout en me dirigeant vers la porte.
— Mais où vont les vêtements quand ils disparaissent ?
Je n'eus pas de réponse. Le mage était à nouveau penché sur un vieux grimoire, les traits soucieux sous la compréhension du texte en ancien euphorien. Il murmurait d'étranges paroles tandis que ses mains dessinaient des symboles devant lui.
***
En sortant de la grotte, je levai les yeux vers le ciel. La nuit était déjà bien avancée et je pouvais apercevoir la Croix du Sud, brillante parmi les autres étoiles de la galaxie. Je m'engageai sur le chemin du retour, la tête emplie des informations qu'Alphgar m'avait données. Les questions se bousculaient. Pourquoi mes parents ne m'avaient-ils jamais parlé de la magie et des capacités que je pouvais avoir ? Je ne m'étonnais plus maintenant de mes facilités d'apprentissage, ni de mes performances lors de mes entraînements.
Je m'arrêtai soudain et restai immobile quelques instants. Un craquement retentit derrière moi. Je ressentis une légère fluctuation d'air dans l'atmosphère, une vibration lourde et visqueuse. Je me tournai aux aguets mais ne vis rien. J'avais pourtant l'impression de ne pas être seul. Je repris la marche à l'affût du moindre bruit.
— Prince !
Devant moi, deux gardes accoururent.
— Nous vous cherchions partout ! Vous voilà sain et sauf !
— Que se passe-t-il ?
Les gardes m'entourèrent et examinèrent les alentours.
— Rien de spécial. Nous ne savions pas où vous étiez. Cela a posé beaucoup de dérangement dans la cellule de sécurité. Antonius n'était pas très satisfait.
— Je suis désolé de vous avoir causé du souci. J'avais prévenu Pollux de l'endroit où j'étais.
— Oui, nous l'avons appris, il y a 30 minutes. C'est pour cela que nous sommes là. Si vous permettez.
Un des gardes sortit un téléphone et informa son interlocuteur de ma présence, tandis que l'autre garde continuait à fixer le voisinage.
— Je sens quelque chose, murmura-t-il
Je le regardai.
— Vous aussi ? Avant de vous croiser, le vent était lourd. Cela a disparu aussitôt après votre apparition.
— Il y a un reste, mais...
— Vous devez rejoindre la princesse, votre Altesse, interrompit le deuxième garde. Elle vous réclame et ne veut que vous.
Mettant de côté le mystère du bois, je me mis à courir pour rejoindre le palais.
***
Maria était assise sur les genoux de la Reine de Fleed sur le fauteuil à bascule de sa chambre. Sa mère lui chantait une berceuse pendant que la petite suçait son pouce. Je m'approchai doucement et posai la main sur ses cheveux.
— Comment va-t-elle ? demandai-je.
— Elle se calme. Ses cauchemars sont de plus en plus difficiles.
Je me penchai vers ma soeur et la pris dans mes bras pour la déposer dans son lit. Je m'installai à ses côtés tandis qu'elle s'accrochait à ma main.
— Le professeur Arabé est venu ?
— Oui, je l'ai fait appeler. Il lui a donné un calmant mais ce n'est pas suffisant. Elle est trop petite pour subir tout cela.
Je hochai la tête.
— J'ai vu Alphgar ce soir. Il m'a un peu parlé des dons de la famille et de la magie. L’accélération de ses rêves m'inquiète. Ce sont des prémonitions, n'est-ce pas ?
— Oui, soupira la Reine. Elle ferma les yeux, épuisée. J'ai peur, Duke. Depuis que tu as été sur Pallas, je fais aussi des cauchemars similaires à ceux de ta soeur. Je ne sais pas comment les interpréter.
— Est-ce qu'on peut changer le destin d'une prémonition ?
— Oui, cela arrive. Cela t'a sauvé de plusieurs accidents lorsque tu étais petit.
— Alors, nous allons mettre en place ce qu'il faut pour éviter tout cela. Que dit père à ce sujet ??
— Il refuse d'en entendre parler. Depuis qu'il a reçu les émissaires véghiens pour le contrat de mariage, il n'est plus le même.
— Il a reçu des émissaires ? Mais quand ? Il ne m'en a pas parlé ni convoqué à ce sujet, m'étonnai-je.
— Il ne voulait pas t'inquiéter.
Le silence s'installa entre nous.
— Ainsi, tu as vu Alphgar ? demanda la Reine.
— Oui, je devais le voir pour un conseil.
Elle frissonna et resserra le châle autour de son cou.
— Ainsi, ça commence..., murmura-t-elle
— Mère ?
Elle secoua la tête puis se leva.
— Je vais me reposer.
Elle vint embrasser Maria, posa la main sur mon épaule puis sortit, le dos légèrement vouté.
Je m'interrogeais sur la dernière phrase de la Reine. Qu'a-t-elle voulu dire ? Qu'est-ce qui pouvait bien commencer ? Cela avait-il un rapport avec la prédiction ? Je déplaçai ma soeur sur l'oreiller, la recouvris de ses couvertures et rejoignis ma propre chambre.
Epuisé par les dernières heures intenses que je venais de passer, je passai directement dans son dressing pour se changer. Sur une chaise à côté de la porte, je découvris ma nouvelle tenue de pilote. Je la touchai, toujours surpris par la légèreté du tissu mais la laissai à sa place. Demain, j'aurais les esprits plus clairs. Là, je n'aspirais qu'à oublier la guerre et la magie.
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