2.1

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Kyle, tout occupé à la cuisson de ses tranches de bacon, n’entendit pas la vibration de son portable. L’huile crépitait dans la poêle et le bruit couvrait les sons environnants. Grillé à sa convenance, le lard fut déposé dans une assiette, puis, trois œufs prirent sa place sur le feu. Il entreprit de les brouiller en ajoutant poivre et sel. Le fumet aiguisa son appétit. Ce matin, l’ingestion d’un solide petit déjeuner s’avérait indispensable, son prochain repas n’aurait lieu que tard dans la soirée. Il coupa un épais morceau de haggis et l’ajouta aux aliments composant son plateau. Une bouilloire siffla, il se servit un bol de thé. Sans plus attendre, l’ensemble des mets finirent dans son estomac, cependant, la faim le tenaillait encore. « Des haricots en grain feront l’affaire », se dit-il, mais l’étagère dédiée aux conserves était vide. Son travail débordait sur le peu de temps libre dont il disposait et réapprovisionner le frigo ou le garde-manger n’entrait pas dans ses priorités. Fichu job ! Trois autres œufs, ses derniers, réussirent à caler le gouffre de son ventre.

Sa main effleura l’écran de son mobile, un rappel de message en attente s’afficha. La vision du numéro empourpra ses joues, il lâcha un juron. Ses collègues savaient que ce jour lui était réservé, que rien ni personne ne pouvait le lui enlever. Un acquis, une certitude pour tous ceux qui partageaient sa vie ou sa coopération. Un dû immuable que nul ne contestait. Pourtant, une personne du poste de police de Portree avait essayé de le joindre. Il pensa au nouveau chef. Un Anglais. Qu’avaient donc en tête les pontes de Londres pour muter un pur produit des hautes écoles de sa majesté dans un fief écossais ? Du pudding à la place du cerveau ? Assurément. Fraîchement arrivé, l’accueil glacial lui avait fait comprendre que rien ne serait facile pour lui. Depuis, James Buclock essayait d’imposer son autorité de toutes les manières possibles, et l’une d’elle consistait à augmenter la masse de dossiers de l’inspecteur principal Kyle Fearghas. Personne ne connaissait la raison de cette promotion déguisée en mise au placard. Certains parlaient de manque de réussite dans la résolution d’enquêtes, d’autres de remarques homophobes inappropriées. Kyle savait. De vieux amis bien placés l’avaient rencardé sur l’homme et ses penchants. Leur première entrevue avait mis en exergue l’acidité hautaine de Buclock, ce qui avait irrité l’inspecteur. L’emprise et la morve du sassenach* s’était répandu aussi sur l’autorité de Fearghas envers ses hommes, ordres et contrordres se succédaient parfois. Ceux-ci n’étaient pas dupes, ils ne prenaient leurs directives que de l’inspecteur et n’avaient aucun remord à remettre à sa place celui qui le chapeautait. À la moindre remarque, James tournait le dos puis s’enfermait dans le réduit lui servant de bureau. La relation entre les deux responsables était devenue exécrable, leur accointance n’allait pas s’améliorer aujourd’hui.

Son téléphone dans une poche, il tourna la clé de son Land Rover Defender. À ses yeux la seule bagnole digne de défier les routes étroites de Skye et des Highlands. Son lointain achat à un expatrié de Liverpool qui n’arrivait pas à comprendre la météo locale, lui avait arraché un soupir. Une Anglaise, il venait d’acquérir une Anglaise. Presque un déchirement. Cependant, la voiture résistait à tout, seule la peinture des bas de caisses se boursouflait sous l’effet de la rouille. L’air marin n’y était pas était pas étranger. Kyle n’avait pas l’intention d’investir dans des réparations, il préférait, en bon Écossais, garder au frais l’argent durement gagné. Les Pounds économisés serviraient à autre chose, ou feraient le bonheur de la personne qui en hériterait. Sa pensée s’éloigna vers la seule concernée, celle qu’il n’avait pas vue depuis longtemps. Où était-elle ? Que faisait-elle ? Il l’ignorait et, sans se l’avouer, son éloignement lui rongeait le cœur. L’idée de l’appeler aujourd’hui lui avait traversé l’esprit, mais comment réagirait-elle à son appel ? Ça aussi il l’ignorait. Trop de temps s’était écoulé, trop d’eau avait coulé. Son départ, précipité par l’incompréhension d’une situation, n’avait pas eu de retour, et il se savait fautif. Son caractère entier lissait les rugosités, sans prises pour lui tenir tête, elle l’avait abandonné le jour de ses dix-huit ans. Allait-elle bien ?

Le Loch Alsh étalait le noir profond de ses eaux sous le Skye Bridge. Le traverser ne faisait plus de Kyle un Sgitheanach* mais un Highlander. Il retrouvait ses racines. Au loin, les crêtes s’irisaient et invitaient au voyage. Cinq heures de route l’attendaient, mais chaque mile racontait une histoire, dévoilait un château, un Loch, une colline de tourbe, un bout de forêt calédonienne. La distance s’en trouvait raccourcie. Ce paysage à taille humaine était le sien, il y était né et ne se voyait pas mourir ailleurs. Clashnessie, sur la côte Ouest, avait vu ses premiers pas, une plage de sable rose les avait accueillis. Ses parents tenaient un B&B sur une langue rocheuse battue par les vents et la pluie. Vivre là relevait parfois du défi, mais la maison, malgré une route chaotique pour s’y rendre, ne désemplissait jamais. Les clients réservaient longtemps en avance afin de s’offrir le frisson d’une nuit perdue nulle part. Souvent, les plus fous demandaient si dormir à la belle étoile leur était possible, une moue dubitative leur répondait. Ceux qui avaient essayé ne recommençaient pas le lendemain. Ce petit coin de lande engendrait femmes et hommes aux corps solides rompus aux pires conditions. Un esprit bagarreur en découlait, une marque de fabrique. Accrochée dans son dos, l’étiquette de querelleur avait suivi son parcours scolaire, Kyle ne s’en était partiellement défait qu’à son entrée dans l’école de police de Glasgow.

Un cahot fit se renverser le bouquet disposé sur le siège passager, Fearghas se pencha afin de le redresser. Un rictus raya son visage alors que deux ou trois pétales se détachaient, abîmer les dernières roses qu’il portait lui était insupportable. Aujourd’hui marquait son ultime visite à ce lieu et à celle qui vingt ans auparavant partageait sa vie. Le temps, dans son œuvre, avait estompé le souvenir de ses yeux, des traits de son visage, de la couleur de ses cheveux, mais jamais il n’avait plongé Kyle dans l’oubli. Comme nulle part ailleurs, sa présence se ressentait aux alentours de ce banc surplombant les falaises de Strathy, venir là entretenait sa persistance mais aussi la négation de sa perte. Il ne savait pas ce qu’il venait chercher, un signe ou autre chose, n’importe quoi qui le relierait à elle, pourtant, depuis tout ce temps rien n’était venu. Morte. Ce mot résonnait encore à ses oreilles. Nora, celle qui partageait désormais son toit, l’avait prononcé quelques heures avant qu’il ne prenne la route. Lui, ne voulait pas l’entendre, ici, dans ce pays, personne ne mourait vraiment. Cependant, il avait promis que cet anniversaire n’en verrait pas d’autre.

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