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Ayla ne dormait pas, au contraire de Tom. Un poupon aux paupières lestées de plomb, le Californien avait sombré dans le sommeil sitôt la tête posée sur son oreiller. Elle le regarda respirer au travers de la lumière tamisée que renvoyait l’éclairage public. Rien ne pourrait le sortir des profondeurs de ses rêves, le chanceux. Elle, tournait et virait depuis deux heures. Son téléphone indiquait 00:47, elle se leva. La chambre jouxtait le petit salon, Ayla en ferma la porte afin d’étouffer ses bruits, d’un geste elle alluma la lumière puis se dirigea vers la kitchenette. Son regard fut attiré par la diode de veille de son ordinateur, elle pensait l’avoir éteint mais n’y prêta pas une attention particulière. Depuis plusieurs semaines, elle oubliait souvent de petites choses, l’esprit encombré par l’homme allongé dans son lit. Être amoureuse l’avait déposée sur un petit nuage, seuls les sentiments qu’elle éprouvait avaient de l’importance, le reste n’était que superflu. La vie dansait, autant en profiter. Sa bouilloire sur le feu, elle tria dans ses sachets de tisanes celui qui l’aiderait à s’endormir. De la mélisse ferait l’affaire, le pochon finit dans un mug. Avant que l’eau n’arrive à ébullition, elle la versa. Une senteur citronnée envahit la pièce, Ayla s’en imprégna et porta la porcelaine à ses lèvres. La première gorgée de décoction lui brûla la langue, elle reposa le mazagran en murmurant : « bloody hell, it’s hot ! » Son impatience, une fois de plus, lui jouait un tour. Elle s’avança vers la lucarne qui distillait un rayon de lune. La vue donnait sur les jardins situés derrière son immeuble mais la faible luminosité masquait leurs contours. De-ci de-là, des lampes solaires délimitaient un passage, un carré herbeux, autant de balises dispersées en étoiles. Ayla tendit une ligne imaginaire entre les feux, aux astérismes succédaient les constellations, elle y devina Andromède puis Persée. Plus jeune, passer la nuit à regarder le ciel et découvrir ses figures la fascinait mais la distraction s’avérait compliquée sur Skye. Souvent les nuages jouaient à cache-cache et, à défaut de comprendre les grimaces des pléiades, leurs dessins se gravaient dans son imagination. Là, à contempler la nuit, elle en oublia le temps et la mixture posée sur la table, seul un frisson la rappela à la normalité. Son corps à demi nu se pigmenta de picots de chair de poule, l’heure de retourner se coller contre Tom était venue. Mais l’envie de dormir la fuyait, elle décida de s’habiller et d’épuiser ses jambes dans les rues de Bordeaux.

Derrière elle, le lourd battant de bois claqua, transformant la rue en écho. Ayla rentra la tête dans les épaules, comme si ce geste empêchait la propagation de l’onde dans son corps. Un chat miaula, un autre lui répondit, le silence se fit. Son regard parcourut l’artère. De nuit, tout était différent. Au plafond noir, deux soleils suspendus à des câbles invisibles dispensaient leur éclairage. Leur halo accrochait le blanc des murs de pierres taillées et disparaissait en obscur sous les balcons en lévitation. Pedroni avait revêtu son habit de zèbre. Elle remonta le trottoir d’un pas rapide et enquilla Jean Soula. Kiéser dépassé, un éclat sourd accéléra son cœur. Sans s’arrêter, elle pivota. Rien. L’obscurité amplifiait les sons autant que sa soudaine angoisse, mais la rue ne voyait âme qui vive, si ce n’était la sienne. Ayla voulut revenir sur ses pas mais une appréhension la fit hésiter. Et si le bruit ne provenait pas d’un animal en recherche de nourriture, si quelqu’un, tapi dans le noir, l’attendait ? L’apparition d’un homme se jetant sur elle traversa son esprit, un friselis marqua sa nuque. Quelle idée de sortir alors qu’un corps chaud l’attendait ! Ce n’était pourtant pas la première fois qu’elle arpentait le quartier, mais cette nuit était différente sans qu’elle ne sût dire pourquoi. Le mythe d’Andromède, attachée au-dessus des flots et voué à la créature Cetus, lui revint en mémoire. Fallait-il voir dans sa vision le reflet de son destin ? Mais dans ce cas, qui incarnerait Persée ? Tom, bien sûr. Cette pensée dilua sa peur naissante, elle tourna à droite sur Georges Mandel et augmenta la cadence, presque à courir.

Trois minutes lui suffirent pour rejoindre la porte peinte en bleu de son immeuble. L’inquiétude lui donnait des ailes. 01:50 s’affichait sur l’écran de son smartphone, jamais elle n’avait contourné le pâté de maisons en si peu de temps, huit minutes à tout casser. Elle entra, les ténèbres l’absorbèrent. L’approche déclencha le détecteur de mouvement mais aucune lumière ne vint. Un pas. Son pied écrasa les restants du plafonnier, le verre s’incrusta dans la semelle souple de sa basket. Un juron resta entre ses lèvres lorsque ses poils se dressèrent à la perception d’une présence. Quelqu’un était là et l’attendait caché dans l’ombre. L’homme s’avança, un faisceau de torche l’illumina. Une cagoule recouvrait son visage, seuls ses yeux perçaient, Ayla y lut la détermination de celui qui ne reculait jamais. Elle tendit ses mains en avant afin de se défendre, en vain. En une fraction de seconde, ses bras furent saisis et immobilisés dans son dos. Elle voulut crier, le son fut étouffé par un chiffon recouvrant sa bouche et son nez. L’odeur éthérée du chloroforme gagna ses sinus puis embruma son cerveau. Un vertige, un dernier soubresaut. Ayla s’effondra, aspirée par l’abysse sans fin.

Tom se tourna, sa main chercha la fille aux cheveux d’or. Personne. Les draps, froids, lui indiquèrent que sa princesse Écossaise était debout, depuis longtemps. Elle se levait parfois en pleine nuit afin d’avaler une tisane, mais l’abandon de la couche ne durait que quelques minutes. Souvent elle sentait le citron ou le miel lorsqu’elle le rejoignait et se lovait en chien de fusil contre lui. Il la serrait alors, la retenant prisonnière, puis lui glissait quelques mots. « Tu sens bon, ne me laisse plus tout seul maintenant. » En réponse, elle entremêlait ses doigts aux siens et y posait un baiser. Puis, leurs yeux se refermaient jusqu’au petit matin. Mais, la fraîcheur du tissu le dérouta, il s’assit. Le réveil indiquait 02:30, il eut besoin de plusieurs secondes pour se réveiller complètement. Un rai de luminosité traversait la seule persienne abîmée de l’appartement et s’écrasait sur son visage, il roula sur un côté afin de l’éviter. Tom écouta les bruits de la maison, aucun ne parvint à ses oreilles. Où était Ayla ? Endormie sur un fauteuil ? De la lumière filtrait sous la porte de la chambre, il l’ouvrit, se trouva ébloui. Une masse, courbée en avant, se déplaçait sans bruit. Trop grande, trop large, ce n’était pas sa compagne. Une étincelle alluma le feu dans ses veines. Un cambrioleur. L’homme se saisit de l’ordinateur portable d’Ayla puis se retourna, une cagoule masquait ses traits. Sans réfléchir, Tom se jeta sur lui. Surpris, le voleur ne put esquiver la charge, l’ordinateur s’envola, tous deux roulèrent au sol. Un instant, le Californien prit le dessus, ses poings distribuèrent des coups, un porta au menton. Mais l’homme réagit. Il replia une jambe, et la passa sous le ventre de Tom. La déployant brutalement, il expédia le geek sur un guéridon. Le bois céda sous le choc, éparpillant des morceaux. Un pied de la petite table se retrouva près de lui, oubliant sa douleur, il le saisit et se releva. Son adversaire fit de même. Bâton en avant, l’Américain attaqua. Un premier coup contre un bras suivi d’un autre à l’aine firent mouche, l’homme recula. Cependant, que pouvait un novice face à un professionnel entraîné ? Enhardi, Tom avança. Ce fut son erreur. L’autre saisit le bout de bois et l’attira à lui. Dans le mouvement, il décocha un direct au menton. Les mâchoires de l’Américain s’entrechoquèrent, mille étoiles défilèrent sous ses yeux. Il lâcha son arme puis s’écroula face contre le parquet, KO.

Une main le retourna et s’assura qu’il était hors de combat. Le flash d’un téléphone crépita, l’homme le prit en photo. Il composa un numéro. Deux sonneries retentirent.

– Frank ! J’ai l’ordinateur.

– Bien. Retrouve-moi au point de rendez-vous avec le colis.

– Hmm ! Patron, un problème s’est greffé, un gars vivait avec la fille.

– Merde ! Tu l’as tué ?

– Non, assommé. On a fait du bruit en se battant.

– Ce type a vu ton visage ?

– Non.

– Bien ! Prends sa tronche en photo, on trouvera qui c’est.

– C’est déjà fait. Patron, vous voulez que je m’occupe de lui ?

– … Laisse-le en vie. Pas besoin de rameuter tous les flics avec un cadavre. Efface les traces de ton passage et rapplique.

Ballottée dans le coffre d’une bagnole qui filait Cour Aristide Briand, Ayla, sous l’effet de la drogue, cauchemardait. Cetus avait triomphé. Andromède, arrachée à son monde, plongeait avec lui dans des fonds insondables. Nul ne la retrouverait. L’image floutée de Persée apparut. Il gisait, glaive à la main et le corps couvert d’ecchymoses. Au bout de son courage, il n’avait pu entraver le rapt. Elle l’appela. Tom ne répondit pas.

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