9.1

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Evra regardait les photos. De toutes celles parsemées contre les murs du salon, beaucoup la représentaient. Chacune racontait une histoire différente et traversait les âges, les clichés avaient pourtant un point commun, ils débordaient de vie. Les visages s’exprimaient en sourires, la joie canalisait les postures, parfois, les cadrages aléatoires coupaient les corps. Se souvenir de ces moments lui était encore impossible, elle rit cependant à celle représentant Kyle en kilt. Sa jupe de tartan lui seyait à merveille alors qu’il soulevait un tronc d’arbre sous les encouragements d’une foule bigarrée. Rouge sang quadrillé de larges rayures vertes, le tissu suivait le galbe des cuisses musculeuses, descendait en dessous des genoux. De longues chaussettes blanches prenaient sa suite en couvrant les mollets arrondis puis finissaient leur course dans de gros pataugas. Un tee-shirt couleur sombre habillait un torse que l’on devinait puissant, un écusson brodé ornait son dos. L’emblème représentait une main tenant une dague pointée vers le ciel, une ceinture de kilt l’entourait. Elle ne put y lire l’inscription gravée, un pli l’en empêchait. Son regard se fixa ensuite sur un triptyque de portraits. Une enfant y apparaissait à divers âges, elle ressemblait à sa vision dans la maison de Clashnessie. Des cheveux blonds entouraient un visage rieur et des yeux d’un bleu vif débordant d’intelligence. Rien n’indiquait qui elle était, mais un petit pincement lui serra le cœur. Son attention se focalisa ensuite sur une image posée sur un meuble. Un large cadre blanc l’enveloppait, donnant une dimension orgueilleuse au couple photographié. Kyle était bien son mari. Le cliché les représentait, elle en longue robe blanche cerclée d’une écharpe bleue, lui en tenue de cérémonie. En fond de toile, s’élevait les ruines d’un château, un franc soleil les illuminait. Evra l’avait toujours su. Ils s’appartenaient. Troublée, elle ne prêta plus de considération aux autres photos puis s’assit à la table.

Une autre femme vivait ici. Dès le seuil du cottage franchit, ses bras s’étaient entourés autour du cou de Kyle, ses lèvres avaient frôlé sa joue. Il n’avait pas réagi, la repoussant même. Une fine grimace avait tordue les lèvres de la fille, sans insister elle avait demandée en cascade : « Tout s’est bien déroulé ? Tu as fait bonne route ? Tu n’as pas eu de pluie là-haut ? Tu es allé à ta maison de Clashnessie ? » Ce à quoi il avait répondu : « Nora, pas ce soir, je suis crevé. » Sans un mot de plus, il s’était attablé puis avait fait un sort au repas. Dix minutes plus tard, après une douche, il s’était couché. Restée seule, la femme s’était emparée de la clé de la maison de Clashnessie puis en avait fait une empreinte sur une pâte grisâtre. Elle s’était ensuite saisie du téléphone de Kyle. Chercher les dernières photos lui avait pris trente secondes, elle les avait transférées sur le sien avant d’envoyer un message. Evra n’avait pas compris ce que Nora avait trafiqué avec ces appareils, tout cela la dépassait, elle ne se posait qu’une question. Qui était cette femme ? Une usurpatrice, sans nul doute, qui sous ses attraits cachait de sombres intentions. Ses sourires n’étaient que façade, elle manigançait dans le dos de Kyle et voulait peut-être s’accaparer la maison de Clashnessie. Nora avait ensuite tout rangé puis était allée se coucher aux côtés de l’homme, laissant Evra dans ses pensées. Un début de panique similaire à celle de Strathy avait commencé à la gagner, elle avait voulu sortir afin de prendre l’air mais toutes les issues étaient fermées. Portes et fenêtres formaient un rideau identique à la prison de son banc, elle n’avait pas essayé de les franchir de peur d’échouer. Se calmer lui avait pris du temps, elle n’y était arrivée qu’en se blottissant dans un coin et en réfléchissant. Déclencher une tempête à l’intérieur aurait tout dévasté et aussi prouvé sa présence. De cela elle ne voulait pas. Si Kyle pouvait la ressentir, hors de question que cette femme s’en rende compte. Sa tension retombée, elle avait parcouru les photographies contre les murs.

Sortir. Cette idée venait à son esprit depuis son renoncement. Pourquoi n’essaierait-elle pas ? Aujourd’hui, tout était possible, l’évasion de ce matin le prouvait. Dehors s’étendait l’infini, d’autres lieux que sa mémoire oblitérait, d’autres souvenirs. Peut-être que des fragments de reliques remonteraient, ça valait le coup de tenter. Evra se leva. La porte dressait son bois, la défier s’imposait. Sa main se posa sur la poignée, le métal, semblable à de l’air, traversa ses doigts alors qu’elle essaya d’engager la rotation. Une sensation de chaud et froid l’avait d’abord brûlée avant de l’engourdir. Un vertige la saisit, elle l’attribua à la surprise de sa découverte. Jamais elle n’avait pu traverser son banc, unique objet de son ancienne mort. Toujours elle butait sur une structure invisible, la retenant. Comme les vivants en sorte. Se pouvait-il que sa liberté lui ait octroyé un pouvoir, celui de franchir un obstacle quel qu’il soit ? La question n’attendait qu’une réponse. C’est d’abord le bout d’un doigt tendu qui s’enfonça dans la porte, le poing suivit puis l’avant-bras. D’un coup, Evra bascula son corps. Les nœuds du bois se distordirent, chaque veinule, chaque grain s’effacèrent à son passage, l’épaisseur des planches de chênes l’absorbèrent avant de la rejeter. Elle tomba sur le sol herbeux, contente d’avoir réussi mais à bout de force. Une fatigue insondable la cloua à terre, la même que celle ressentie le matin. Ces exploits épuisaient son énergie, elle ne devait pas en abuser. De longues minutes lui furent nécessaires afin de se ressaisir, debout, elle se dirigea d’instinct vers les ruines du Duntulm Castle. Dans son dos, un trou apparut dans le chaud blouson qui la couvrait. Elle ne le remarqua pas.

Un sentier, dessiné par le passage de marcheurs, menait aux pierres ancestrales, on devinait leurs reflets bleus sous les rayons d’une lumière cendrée. La lune éclairait la lande, marquant le sillon de terre noire que parcourait Evra. La brèche zigzaguait au gré des rochers nageant sur l’herbe, autant d’îles disséminées sur les flots vert, autant d’histoires différentes. Aucune ne lui revenait, elle connaissait pourtant ce chemin, ses pieds n’hésitaient pas. Point de conquête dans ses foulées, le sol était sien, elle avançait en terrain éprouvé. Tout se liait. L’air salé du large, l’océan brisant ses lames sur le piton rocheux, le vent chargé d’embrun. Ici, c’était chez elle, nulle part ailleurs, et ses souvenirs n’avaient rien à lui apprendre. Evra le savait, sa vie avait commencé là, au milieu de ce désert de vert, de bleu, de calme, de fureur. Là, tout en haut de son île.

Encore une centaine de mètres, la figure de proue se dessina. Fier, le navire dressait les restes de sa coque rongée par le temps. Ne subsistait sur sa droite qu’une bordée de pierres maltraitées par les éléments, le mur s’élevait autour d’une ouverture plongeant sur l’anthracite de l’océan. L’opposé ne se constituait qu’en éboulis informe, seul un moellon élancé en stèle résistait. Herbes et lichens régnaient en maîtres, partageant la moindre parcelle, s’infiltrant, tels des traîtres, dans les plus petits interstices. Unis, leurs forces descellaient la gageure du lien de terre, dans le combat qui les opposaient au grès, leur victoire serait indéniable. L’ensemble, perché sur un éperon rocheux, toisait les vagues de son illustre aura et s’imposait en bastion isolé. Quels diables d’hommes avaient construit cette forteresse perdue ? Cherchaient-ils une vie solitaire, un exil ? Evra pensa que ce qui échappe aux yeux échappe au cœur, cachés à l’ombre des épaisses parois, les gens qui vivaient là, ne se nourrissaient que d’oubli.

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