9.2

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Une barrière basse interdisait l’accès aux ruines, elle l’enjamba. Sitôt passée, un murmure semblable au sifflement du vent se fit entendre. Le son se mua en chant lorsqu’elle s’approcha. Evra le reconnu, le vieil homme qui venait réparer son banc récitait le même. La mélopée glissait sur la défaite des murs, percutait les monticules de cailloux, l’entourait. La complainte cessa d’un coup alors qu’elle posait une main sur la stèle.

– Tu es donc morte !

La voix la surprit. Forts, lugubres, les mots provenaient d’un recoin plongé dans l’obscurité complète. Un trou noir sur lequel la lumière n’avait pas de prise, une fosse opaque qui ne renvoyait qu’un reflet, celui d’une mort éternelle. Elle voulut reculer, s’enfuir, mais n’y arriva pas. Les ténèbres agissaient en aimant, résister à l’attraction lui était impossible. Elle avança, une ombre courbée vint à sa rencontre.

Des guenilles l’habillaient, des bottes de cuir la chaussaient. Tout prêtait à croire à un spectre miséreux, il émanait cependant de la silhouette une force peu commune, presque palpable. La forme se redressa. Sa hauteur imposait le respect, sa largeur inspirait la méfiance, Evra retint son souffle. Un colosse se tenait devant elle. Du kilt, elle ne percevait pas les motifs, l’étoffe tombait en lambeau, du corps, elle ne voyait que la plaie portée en estocade au cœur, le reste disparaissait sous les oripeaux déchirés. Ses bras croulaient de blessures, ses mains semblaient des battoirs, l’une d’elle serrait un glaive au tranchant effilé. Une ceinture ceignait son ventre, un poignard s’y balançait, de même qu’un collier fait de pièces d’argent. De longs cheveux noueux descendaient aux coudes et cachaient en partie le visage. Sous le crin, elle devina un front large, un nez tordu, un menton carré, mais surtout l’azur des yeux qui la dévisageaient. Le regard la perçait. Il écarta ses cheveux de part et d’autre de ses épaules, découvrant ses traits. Une vilaine cicatrice barrait sa joue droite jusqu’à la lèvre supérieure, rajoutant l’effroi à la vue du guerrier. Quiconque l’aurait croisé se serait enfui, Evra ne bougea pas. L’homme fit un pas puis posa ses doigts sur les stigmates de son front. Une étrange sensation s’empara d’elle. En vingt ans, personne ne l’avait plus touchée, sentir une main sur sa tête la réconforta, fût-elle celle d’un fantôme. Il ne lui voulait pas de mal et n’engendrait pas la peur. Par ce contact, elle sut qu’une partie de sa mémoire se trouvait face à ses yeux. Si une personne pouvait la raconter, qui d’autre que ce colosse la lui révélerait ?

– Qui es-tu ? demanda-t-elle en posant à son tour sa main sur le cœur percé.

– Alasdair*… Je suis Alasdair Conwell, gardien de Duntulm.

La rocaille crissait entre ses dents, Gaélique et Anglais se mélangeaient. Elle comprit néanmoins les paroles, les répéta à voix basse.

– Alasdair le gardien… Conwell, Duntulm.

Elle se retourna. La ligne d’horizon se marquait d’un trait lumineux, déjà, le haut du mur en captait l’orangé. Elle suivit la progression de l’aurore qui, bloc après bloc, brisait le noir. Un jour nouveau se levait, entraînant à sa suite une bribe de souvenir. Elle s’agenouilla et agrippa de l’herbe.

– Ma vie a commencé ici, j’en ai la certitude.

– Oui Evra. Tu es née au milieu de ces ruines par un matin semblable à aujourd’hui. Ta mère ne voulait pas te mettre au monde ailleurs. C’était une Conwell, tout comme toi, le sang ne ment pas. Celui de mes aïeuls irriguait mes veines, le mien coulait dans les vôtres. Toi aussi tu es morte maintenant et, à voir ton attitude, la mémoire te fait défaut. Je ne sais à quel point ni par quel enchantement tu as pu traverser ton mur, mais si tu es venue ici chercher des réponses à tes questions, je t’apprendrai une partie de ton passé. Viens avec moi, un passage existe derrière la stèle, le boyau est étroit et seuls les Conwell le connaissent. Laissons les ruines aux promeneurs, aujourd’hui, mes chants ne les hanteront pas.

Le tunnel traversait la roche. Deux générations avaient usé leurs bras et donné leur sueur à creuser une voûte de la hauteur d’un homme, cependant, s’y croiser relevait de l’impossible tant la galerie était étroite. L’eau suintait par les parois et s’écoulait par un petit canal aménagé, les maîtres d’œuvre avaient tout prévu, sauf des ouvertures pour apporter un peu d’éclairage. L’obscurité obligeait à une marche à tâtons sur une cinquantaine de mètres avant de déboucher sur une pièce. Là, une trouée distillait les rayons du jour, la vue se jetait dans l’océan, l’eau s’étalait à l’infini. Alasdair s’assit à même le sol, Evra l’imita.

Le guerrier parla des Conwell, de ses ascendants qui avaient conquis ce bout de terre. Il narra la rude vie de ces femmes et de ces hommes réunis en clan, les lois qui les avaient régis. Comment, au bout de cinquante ans, avait été érigé le château, la prospérité que l’édifice avait apporté. Il ne passa pas sous silence les luttes intestines, les trahisons ni les âpres combats les opposant à d’autres familles. Il raconta l’ultime, celui qui avait vu la déroute, la fuite par la mer de sa femme et de son fils, le surnombre des assaillants, lui, qui, avec son glaive avait taillé l’ennemi, sa mort alors que Duntulm, en proie aux flammes, partait en fumée. Une lance avait traversé son cœur, puis son corps avait été traîné sur les cendres encore chaudes des pierres qui avaient fait sa fierté. Ce n’est que bien plus tard qu’un Conwell était revenu au pays et avait récupéré les terres ancestrales. Son rêve était de reconstruire Duntulm, il mourut avant d’y parvenir. Le renouveau de la dynastie s’était étiolé avec son décès, et chaque enfant unique qui naissait était une fille. Sur elles reposaient la transmission de ce sang, qui, même dilué au fil du temps n’en restait pas moins celui des Conwell. Ce sang ne mentait pas.

Après plusieurs minutes de silences, Evra dit :

– Avec moi, la lignée s’est éteinte.

– Non. Tu as toi aussi donné naissance à une fille, elle s’appelle Ayla. Comme ta mère, tu as accouché ici, sans l’aide de personne. Ayla est l’héritière de ces terres, mais cela fait dix ans que je ne l’ai pas vue.

– Une fille !

Elle pensa aux portraits affichés dans le salon du cottage. Cette enfant était Ayla.

– Ses yeux sont bleus azur.

– Comme les miens, et comme les tiens Evra. Un jour elle reviendra, tu es bien revenue toi.

– Je suis venue ici avant de mourir ?

– Quelques mois après une longue absence. Tu ne te souviens plus pourquoi ?

– Pas encore. Tu peux me le dire ?

Alasdair se leva, elle le rejoignit.

– Vois cette pierre dont il manque les joints. Derrière s’y cache une alcôve, tu y as dissimulé des documents avant de disparaître. Jamais personne n’est venu les récupérer, et j’aurais empêché quiconque de les prendre s’il ne s’agissait d’un Conwell.

Un vertige la secoua, le colosse la retint.

– L’explication de ma mort se trouve dans ces papiers, je le sens. Et je ne saurai pas ce qu’il y a écrit dessus.

À ces mots Evra emprunta le tunnel puis sortit. Dehors, des nuages de pluies masquaient le soleil déjà haut, le vent chantait. Elle s’engagea sur le chemin en direction du Cottage. Dans son dos, un colosse debout en haut du mur de Duntulm la regardait. Il entama sa complainte en gaélique, les paroles portèrent jusqu’aux oreilles d’Evra. Elle en saisit le sens et reprit les couplets lui revenant en mémoire. Tous racontaient la fierté, l’honneur, l’amitié, tous parlaient de cette île, la sienne.

Elle arriva. La voiture de Kyle n’était plus contre la grange, sans doute avait-il regagné son travail. La porte de la maison était ouverte, elle se dirigea vers le triptyque. Ses doigts passèrent sur le visage de sa fille, Ayla. Dans la chambre, Nora s’activait. Un pantalon large habillait ses jambes, elle finissait d’enfiler un sweat à capuche. Un sac attendait sur le lit, l’usurpatrice y fourra quelques affaires avant de s’en saisir et de sortir. Elle ouvrit une portière de sa Mini puis le coffre où elle le déposa.

Nora prit la route, à ses côtés, Evra ne la quittait pas des yeux.

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