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Un soleil froid illuminait les falaises de Strathy, lorsqu’un vieil homme juché sur sa bicyclette, apparut au bout du chemin. Les roues s’enfoncèrent dans le gravier, traçant un sillage sinueux, il manqua de déraper tandis que les pneus touchaient l’herbe grasse et lança une imprécation contre cette maudite verdure. Pied à terre, il appuya son vélo contre le dossier d’un banc puis fit quelques pas vers l’escarpement. Son regard embrassa le ciel, l’océan, les crêtes sombres, le vert moucheté de brun de la lande. Il prit une goulée, l’expira lentement. Cinq ans que son rituel matinal se déroulait de la sorte, qu’importaient le vent, la tempête, la pluie, le soleil. Rien ni personne ne l’en priverait. Lewis remonta le col de son manteau. Aujourd’hui, avril tirait sa révérence, emportant dans son sac un hiver rude, mais le vent frais du large persistait. Si tout changeait par-delà le monde, ici, sur cette crête rocheuse, le climat était immuable. Vivre là imposait son lot d’âpretés, mais ses racines, ancrées dans ce sol, l’empêchaient de vivre ailleurs. Combien de fois était-il parti pour toujours revenir ? Il ne s’en souvenait pas, la dernière remontait au décès de son épouse. Cinq ans déjà ! Malgré le chagrin, malgré la solitude, le temps s’écoulait toujours plus vite, mais n’altérait pas le souvenir. Sa mémoire restait vive pour un homme de son âge, pas son corps, rouillé par l’existence.

Il se retourna, ne parut pas surpris par la présence féminine assise sur le banc. Lewis s’approcha, se positionna aux côtés de la femme brune aux yeux bleus intenses.

– Je ne t’ai pas entendue arriver, dit-il.

– Tu sais combien je peux être discrète, papa.

– Ta mère l’était aussi.

Lewis passa un bras autour des épaules de sa fille, posa une bise sur la joue fraîche.

– Tu es passée à la maison ?

– Non, je savais te trouver ici. C’est ton coin, aussi sauvage que toi.

Il sourit.

– Si je me souviens bien, tu aimais venir ici !

– J’aime toujours. Comment vas-tu ?

– Comme un vieux. Mes os grippent parfois et je ressens le froid plus facilement. Mais j’ai toujours ma fiole de whisky pour me réchauffer. Mon Wolfburn ne me quitte jamais. Toi, tu as l’air en pleine forme ! Tu es rentrée quand de France ?

– Le mois dernier. J’ai terminé ma mission au consulat de Bordeaux, là, je suis en repos.

– Et c’est maintenant que tu viens me voir ! Tu n’as pas emmené Ayla ?

– Non ! Elle est avec son père. Je reviendrai la semaine prochaine avec elle, promis. Et avant que tu ne me poses la question, elle va bien, c’est une petite fille adorable. Tu sais qu’elle parle le français sans accent !

– Ça ne m’étonne pas ! Ta mère le parlait, toi aussi, je crois.

– Oui. Tu ne me demandes pas des nouvelles de Kyle ?

– Ton flic de mari ?… Il est toujours aussi borné et proche de ses sous ?

Evra sourit.

– Je crois que oui, mais sur ces points, vous vous ressemblez. Il m’aime, papa, aussi fort que tu aimais maman.

– C’est bien le principal ! Elle me manque, tu sais.

– À moi aussi. Depuis quand n’es-tu pas venu la voir à Duntulm ?

– Je ne sais plus. Ces ruines avaient plus d’importance que moi, c’est difficile de me retrouver entouré par ces murs et de me recueillir sur sa tombe. Et puis, j’ai cette sensation que ce soi-disant fantôme de Alasdair, se moque de moi et me pique le cul avec son glaive rouillé. La dernière fois, je l’entendais chanter comme s’il était à mes côtés !

– Quel grincheux tu fais ! Celle complainte, n’est-ce pas celle que tu fredonnes aussi ? rigola Evra.

– Arrête de te moquer de ton vieux père ! Oui, celle-là… Si je pouvais conduire plus longtemps, je viendrais chez toi, tu sais bien.

– Si tu veux, je t’emmène tout à l’heure. Tu auras Ayla pour toi toute une semaine, comme ça.

– Qui va s’occuper de mes vaches ?

– Papa, tu n’as plus de Highlands cow* depuis des années, répliqua-t-elle.

– Ah oui, c’est vrai !… Tu laisseras Kyle préparer le dîner ?

Elle opina.

– Alors c’est d’accord, je vais venir avec toi.

Le vieil homme se leva puis enfourcha son vélo. Il entonna le chant en Gaélique Écossais du clan des Conwell, Evra reprit avec lui le refrain. Arrivé aux graviers, il se retourna.

– Tu viens m’aider à préparer ma valise ?

– Laisse-moi respirer l’air du large encore quelques minutes, je te rejoins plus tard. Fais chauffer la bouilloire.

– D’ac ! fit-il en sortant sa fiole de la poche de son manteau.

Un emblème ornait le cuir du flacon, une main tenant une dague pointée vers le ciel, le symbole des Conwell. Il dévissa le bouchon et but une rasade de son Wolfburn.

Lewis s’éloigna en zigzaguant, elle le suivit du regard. Par chance, la voie était peu fréquentée, et ceux qui l’empruntaient, connaissant le vieil homme, se garaient à son passage. Sa ferme se trouvait un peu plus loin, de l’autre côté de la pointe, cinq minutes à pédaler suffisaient pour la rejoindre. Il disparut, absorbé par le paysage. Evra en profita pour sortir un livre de sa poche, puis continua sa lecture à voix haute de Moby Dick. Elle finissait le chapitre du « troisième jour de chasse », celui du naufrage du Péquod, lorsqu’une voiture aux vitres teintées stoppa au bout du chemin.

Un claquement de portière. Elle se retourna. Deux hommes. Elle les dévisagea.

Casquette, long manteau, costume trois pièces de belle facture mais démodé, mains gantées, visage cabossé, sourire en coin. Ces types exhalaient la rudesse des bas-fonds de leur quartier, elle reconnut les hommes de mains de Carlington. Ils l’avaient retrouvée, ici, sur les terres de son père, perdue au bout d’un monde inhospitalier. Un frisson parcourut son échine. Elle s’était jouée d’eux à Bordeaux, en dérobant à leur barbe des documents compromettants, leur riposte serait brutale, définitive. Ces gars ne s’encombraient pas de détails, si elle ne leur donnait pas ce qu’ils voulaient, ils la tueraient. Morte, les papiers disparaissaient avec elle. Point final. Mais tout n’était pas perdu. Elle pensa aux clés restées sur le contact de sa bagnole, sa seule échappatoire. Plus petite, plus rapide, elle pourrait se défaire de ses adversaires en les surprenant. Une idée risquée, impossible, donc réalisable. Soixante mètres la séparaient de son but, sept secondes de course, les plus dangereuses de sa vie.

Elle posa le livre sur le banc, s’avança à leur rencontre. À vingt mètres, elle s’élança, prit de la vitesse. Surpris, un des hommes stoppa, l’autre vint à sa rencontre. D’un crochet, elle le prit à contre pied, le gars glissa sur l’herbe et s’étala. Elle accéléra encore puis infléchit sa course en passant par la lande. Trente, vingt mètres, ses pieds foulèrent le bitume, son plan fonctionnait. Mais l’autre la rejoignit, son souffle chaud couvrait sa nuque, il se jeta dans ses jambes. Elle mordit la poussière puis tenta de se redresser, mais un genou dans son dos la maintint au sol. Une main la tira par les cheveux, l’obligea à se relever. L’homme approcha son visage du sien. La haine se lisait dans ses yeux.

– T’es une coriace, mais cette fois, tu ne m’échapperas pas, grinça-t-il.

Il porta un coup au visage, Evra encaissa puis riposta. Son poing percuta le menton de l’homme, mais il ne bougea pas. Il frappa de nouveau. Étourdie, elle plia les genoux. Du sang s’échappait de la commissure de ses lèvres et souillait le goudron. Le goût âpre dans sa bouche provoqua une étincelle d’adrénaline. Elle se releva, heurta de l’épaule le gars, espérant le déséquilibrer, mais elle buta contre un roc. De force, il la traîna jusqu’au banc, la contraignit à s’asseoir, puis sortit son arme.

– Où sont les documents ? Interrogea-t-il.

– Carlington paiera un jour pour ce qu’il m’a fait.

L’homme ricana puis approcha le canon de son front.

– Tant pis pour toi.

Evra ne ferma pas les yeux.

Ayla éclata en sanglots. Longs, irrépressibles, ses soupirs se transformèrent en spasmes de douleur. Elle voulut crier, ouvrit la bouche afin d’expulser son dégoût, mais aucun son ne sortit. Ses entrailles retenaient la souffrance de la vérité, son corps devint incontrôlable. Seule une voix mêlée à sa conscience l’apaisa.

Ma petite fille, calme-toi, je suis là… Pardonne-moi pour cette vision, les paroles de cet homme l’ont fait ressurgir, je n’ai pu la retenir. Ce qui nous arrive est incompréhensible, pourtant, nous sommes liées, ce que tu vis, je le vis aussi et, à travers toi, ma mémoire renaît, mon passé n’est plus enfoui. Tu sais tout de moi maintenant… Relève-toi, ensemble, faisons face, cet homme ne pourra rien contre nous. Laisse-moi te guider.

Debout, Ayla partit dans une course folle. Les murs se floutèrent, le matelas se souleva, les vitres tremblèrent. Elle accentua encore sa vitesse, créant un tourbillon de vent autour de Shelby. Désorienté, il ne vit pas l’onde se diriger sur lui, l’attaque le propulsa dos contre une paroi. Sous le choc, il lâcha son flingue. En suivant, elle asséna des coups de pieds et de poings, ouvrit une pommette, fendit une lèvre, pocha un œil. L’homme, dans un premier temps, encaissa sans bouger. Puis, à la manière d’un boxeur, il leva les bras afin de protéger son visage. Son corps absorba les chocs, fut balancé de droite à gauche, il accusa, mais ne rompit pas. Il essaya de riposter, lâcha plusieurs directs du gauche et du droit en avançant. Peine perdue, ses poings ne trouvèrent que du vide, il se battait contre une tornade. Enfin, la fatigue prit le dessus, sa vitesse diminua, ses pas se firent lourds, ses déplacements inconsistants. À bout de souffle, il posa un genou à terre. Shelby allait s’écrouler, lorsque Ayla lui asséna un ultime choc. La bourrasque l’envoya de l’autre côté de la pièce. Tel un pantin désarticulé, il s’effondra.

À son tour, elle fut prise de vertiges et stoppa sa rotation. Abattue, elle se dirigea vers le matelas, s’assit. Au bout de quelques secondes, elle parvint à articuler.

– Maman, que m’arrive-t-il ?

Une voix, faible lui répondit.

Ce n’est rien, Ayla. Ça va passer, maman est encore là.

Ses bras enserrèrent ses genoux, elle posa sa tête contre puis ferma les yeux. À demi inconsciente, elle n’entendit pas les deux coups de feu provenant du couloir.

*Highlands cow : vache originaire des Highlands, caractérisées par ses longs poils.

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