1

5 minutes de lecture

Evra n’avait pas conscience du temps qui passe. Les saisons s’écoulaient sans valeur, sans prise sur la pâleur de sa peau ni le noir de sa chevelure. Assise sur son banc surplombant l’à-pic des falaises de Strathy, elle porta son regard sur un panorama bleu terne. Océan et ciel se mélangeaient, la journée s’annonçait radieuse. Elle aimait ces heures calmes qui précédaient l’impétuosité des bourrasques du large. Rien ne résistait au vent des Highlands. Sa force rasait le sol d’une lame froide, abandonnant une herbe courte parsemée de bruyères recroquevillées. Seuls ces végétaux opposaient une résistance millénaire à ce courant balayeur. Evra l’attendait, comme chaque jour depuis longtemps. Au contact de sa morsure, elle éprouvait la sensation de vivre.

Au loin, les vagues découpaient l’horizon en ondes nonchalantes et offrait un semblant de relief au plat composant son monde. La courbe se reflétait dans ses yeux inexpressifs. Elle sourit au spectacle éphémère. Les collines liquides grossissaient, puis se chargeaient d’écume avant de se briser en avalanches. Leurs fines gouttelettes se dispersaient en arc-en-ciel, happées par les premiers rayons d’un soleil blafard. « Enfin, l’astre perce l’épaisse nébulosité », pensa-t-elle. Sa luminosité renforça les couleurs, mais sa chaleur ne lui parvint pas. Son corps froid n’en capta pas les bienfaits, cependant, elle le préférait à la pluie de son quotidien. L’eau tombait, parfois en ondées passagères, souvent en rideau de bruine infranchissable. L’humidité la perçait, mais ne la mouillait pas.

Evra était insensible au chaud, au froid, à la pluie, cela la désolait. Souvent, elle se demandait si sa perception du climat était différente avant, mais sa mémoire butait sur une date fatidique. La porte de son passé ne s’ouvrait que sur du noir. Du gouffre de ses souvenirs ne remontait que deux évidences : son patronyme Evra Conwell, et la date de l’impact, le 9 mai 2003. Une glu invisible retenait les cendres de ses autres souvenirs et empêchait toute réminiscence. Au début, elle s’était demandée pourquoi rien d’autre ne remontait de cet abysse, jusqu’à ce qu’elle portât les mains à son front. Une plaie avait attesté du martyre de sa boite crânienne et l’évidence lui avait sauté à la figure. Sa vie antérieure s’anéantissait sur une question qui resterait à jamais irrésolue : que faisait-elle sur ce banc ?

Le vernis s’écaillait ; par endroit, l’enduit n’existait plus. Une des solides planches de l’assise arguait du manque d’entretien en se fissurant davantage au fil des jours. Des fourmis avaient élu domicile dans les meurtrissures du bois, leur va-et-vient la fascinait. Des boulons, rouillés jusqu’à l’âme, maintenaient tant bien que mal le dossier, d’ici peu, l’appui s’effondrerait. Un vieil homme venait autrefois rafistoler ce qu’il pouvait, un coup de pinceau, un écrou neuf, il arrachait aussi les mauvaises herbes. Jamais il n’avait pris garde à elle et travaillait en chantant un refrain en gaélique écossais. Cette chanson la transportait sur d’autres rives, mais elle ne se souvenait pas lesquelles. Il s’asseyait à ses côtés puis déballait d’une besace de quoi se rassasier et une fiole. Une main, tenant une dague pointée vers le ciel, ornait le flacon, il buvait par rasade. Son maigre repas terminé, un livre apparaissait entre ses mains, il lisait plusieurs chapitres à voix haute. Elle ne connaissait pas l’histoire de ce capitaine Achab ni de ce cachalot blanc qu’il pourchassait, pourtant, l’aventure du Péquod et de ses matelots lui semblait familière. L’homme partait à la nuit tombée, il n’était pas réapparu depuis plusieurs mois. Evra pensait que lui aussi était passé de l’autre côté et qu’elle ne le reverrait plus.

Elle s’allongea sur le ventre, les yeux en direction du large. Ses bras pendirent dans le vide de chaque côté de l’assise, ses mains frôlèrent les graminées sauvages. Elle pensa à celui qui viendrait aujourd’hui en début d’après-midi et aux fleurs qu’il déposerait sur le banc. Le bouquet serait jaune comme les genêts, un petit lien de tissu les retiendraient amoureusement serrées. Année après année, il ne manquait jamais ce rendez-vous. Son arrivée serait précédée par le crissement des graviers sous ses chaussures, puis par le bruit étouffé des pas foulant l’herbe. Il s’assiérait, resserrerait le col de son blouson. Ses mains au fond des poches de son pantalon, il resterait là deux heures à regarder l’océan et à respirer ses embruns. Jamais il ne parlait. Evra ne connaissait pas son nom, ni le mystère entourant sa présence, mais elle attendait ce moment. Elle ne savait dire pourquoi, peut-être du fait de ce pincement qu’elle ressentait en le voyant. Les cheveux grisonnant qui, désormais, recouvraient ses tempes, lui donnaient un air qu’elle aimait. Le châtain disparaissait de l’épaisse chevelure et le visage s’était creusé de lignes de vie. Elle le détaillait à chacune de ses venues. L’homme vieillissait, elle non. Seule son imposante carrure, taillée dans le grès de ces hautes terres, paraissait résister aux assauts de ce pays rude. Ses épaules ne se voûtaient pas. Il en imposait. Elle, se sentait minuscule à ses côtés.

Evra se leva et s’avança en bordure de l’escarpement rocheux. Un mur se dressa, elle seule le voyait. L’obstacle délimitait un périmètre restreint autour du banc et l’empêchait d’aller plus loin. Le franchir était impossible. D’un côté le vertigineux, de l’autre l’écrasé. Elle en connaissait les moindres recoins, les moindres rochers, jusqu’aux cailloux qu’elle nommait. « Une barrière morale, un écran qui retient mon envie de basculer dans un vide sans fin », pensait-elle. Après toutes ces années, elle regrettait de ne pouvoir explorer plus avant l’étendue qui l’entourait, parfois, elle suffoquait de cette compression. Elle n’avait trouvé aucune faille par laquelle sortir et avait abandonné l’espoir de s’en échapper. Prisonnière d’une paroi invisible, captive d’une dimension silencieuse où ses cris se perdaient en échos inaudibles.

Un bruit de portière la tira de son désarroi. C’était lui. Qui d’autre pouvait venir aujourd’hui ? Dos à son banc, elle attendit de percevoir les pas sur les graviers, lorsqu’elle se retournerait, le petit bouquet attendrait coincé entre les planches de l’assise. Mais ce n’était pas son inconnu qui se précipitait, ce n’était pas l’homme qu’elle espérait. Un couple de jeunes gens prit possession, sans solennité, du bois abîmé. « Je crois que c’est celui-ci, dit le gars. Prends-moi en photo dans cette position, lui renvoya la fille. » Evra voulut les chasser, mais elle ne put, inaccessibles qu’ils étaient à ses invectives. Ces personnes allaient gâcher la journée des retrouvailles, la seule qui comptait. Elle fit quelques pas afin de s’éloigner du tumulte et s’apprêta à se blottir à l’abri d’un rocher, quand un autre véhicule stoppa au bout du chemin. Un homme s’extirpa de l’habitacle, elle reconnut sa silhouette de roc. Lentement, il s’avança, à la façon de ceux qui redoutaient ce moment, ou qui au contraire, s’impatientant de sa fragrance, retenaient leurs pas afin d’en profiter. Dans sa main droite, un bouquet. Les fleurs n’avaient pas la couleur du soleil, mais renvoyaient les reflets rouges de l’amour. Des roses. Sans les compter, elle connaissait leur nombre. La soie de leurs pétales marquait un anniversaire, celui de sa mort vingt ans auparavant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Marsh walk ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0