3

8 minutes de lecture

Ayla franchit le porche du lycée Camille Jullian la tête encore entourée des doux nuages de sa courte nuit. Elle adressa un signe au gardien, lança un « bonjour Mr Rocco » avant de s’apercevoir de son erreur et d’éclater d’un rire qui fissura les murs. « Rotcho, Mr Rotcho, imbécile », s’infligea-t-elle en s’engouffrant dans le bâtiment où elle enseignait. D’un pas léger elle avala l’escalier puis s’installa au bureau de sa salle de cours vide d’élèves. Elle appréciait d’arriver en avance afin de profiter du calme relatif avant la tempête de mots que ses étudiants ne manquaient jamais de déclencher. Eux, elle les aimait. Tous suivaient la filière hypokhâgne puis khâgne, ils s’avéraient studieux et intéressés, au point que parfois les débats débordaient de l’enseignement. Mais ce n’était que comme ça qu’elle voyait son job, son recrutement s’était d’ailleurs acté sur cette base participative entre élèves et professeur. Le proviseur du lycée recherchait une native de Grande-Bretagne avec un solide bagage linguistique et l’avait fait savoir aux diverses universités du Royaume-Uni. Sans hésitation, Ayla avait postulé. Lors de son premier entretien par visioconférence, elle avait mis en avant une partie de son enfance passée sur le sol français et plus précisément à Bordeaux, ce qui selon elle compensait son inexpérience. Le chef d’établissement avait hoché la tête de satisfaction puis avait relevé le manque d’accent anglais dans l’élocution de la candidate. Après son embauche, il lui avait dit que son choix s’était porté sur elle dès ce contact.

Quitter Glasgow ne lui avait pas pris un mois. Cette ville se métamorphosait pourtant et distillait un renouveau autre que le whisky. Y vivre s’avérait plaisant mais son plafond bas n’avait pas fait le poids face à la lumière de la côte aquitaine. Elle avait débarqué à la fin d’un été caniculaire et pensait qu’elle venait de tomber dans une marmite d’eau bouillante.

Sa main sortit un ordinateur portable de sa sacoche puis retourna fouiller l’intérieur du cuir. Rien. Un coup d’œil le confirma. Dans sa précipitation, elle en avait oublié les copies corrigées la veille au soir. Un sourire étira ses lèvres marquées au rouge. Tom. Ce garçon l’obsédait, impossible de penser à autre chose qu’au corps de son boyfriend. Ses cuisses se serrèrent à l’afflux de désir qu’elle ressentit puis ses pensées se fixèrent sur leur relation.

Le jeu de séduction avait commencé peu de temps après son installation au quatrième et dernier étage d’un immeuble de la rue Pedroni, à deux pas du lycée. Voisins de palier, ils avaient fait connaissance en descendant leur poubelle, et le côté romantique de la scène n’était pas à l’avantage du gars. Chaussettes dépareillées, short ample à l’effigie d’une équipe de basket NBA et marcel bariolé de ketchup, tout l’avait fait rire. Le mec n’avait pas mis dix secondes pour remonter dans son appart et s’y enfermer. Sans doute pour y mourir de honte. Le lendemain, elle avait glissé un mot d’excuses sous sa porte et en avait trouvé un sous la sienne en rentrant le soir. Il disait s’appeler Tom Clynac, qu’il était Américain et travaillait pour une boite concevant des jeux vidéos. Il aimait le sport aussi, surtout le running et partait s’entraîner tous les matins de bonne heure. Elle vit là une invitation, mais se dit qu’un geek qui faisait de la course à pied était au mieux un vantard ou au pire un menteur. L’un n’allait pas avec l’autre. Mais elle se surprit le lendemain et les jours suivants à le mater par la fenêtre lorsqu’il partait courir. L’échange de courriers sous les portes avait duré plusieurs mois, allant d’un ou deux par semaines à un par jour. Les phrases, plus précises, évoquaient la finalité d’une rencontre dans la cage d’escalier puis un rendez-vous avait été pris. Le froid de cette fin janvier avait envahi les communs de l’immeuble et, après deux bises échangées sur les joues à la manière des Français, ils s’étaient assis sur la dernière marche de leur palier. Les sourires gênés succédaient aux paroles d’une platitude affligeante, jusqu’au moment où Tom avait eu froid. Le Californien ne supportait l’hiver qu’avec une doudoune sur les épaules et un bonnet vissé sur la tête, aussi avait-il invité Ayla à venir prendre un café chez lui. Elle avait refusé au prétexte que les Amerloques ne savaient pas préparer le breuvage ni s’occuper correctement d’une tasse de thé. C’est chez elle qu’ils avaient fini, dans son lit plus précisément, et elle ne se rappelait plus si Tom était retourné dans son appart depuis. En trois mois, la tension les animant n’avait pas faibli, leurs corps avaient appris à se connaître sans pour autant s’apprivoiser. L’exploration continuait inlassablement. Comme hier soir alors qu’elle finissait de corriger une pile de copies.

Tom, sans bruit, s’était approché. Des doigts avaient poussé ses cheveux puis des lèvres chaudes avaient embrassé sa nuque. L’onde électrique, en la transperçant, avait tétanisé ses membres d’un désir auquel elle ne s’attendait pas. Un feu l’avait parcouru, résister lui était impossible. Son Californien avait reculé la chaise puis l’avait soulevée dans ses bras avant de la déposer sur le lit. Ses mains avaient caressé son dos, ses bras, son visage, d’autres baisers s’étaient déposés sur les morceaux de chair visibles. Les yeux fermés, Ayla n’avait rien dit, réceptive aux caresses encore timides de son partenaire. Un à un, il avait défait les boutons de son chemisier puis les agrafes de son soutien gorge. Ses doigts avaient dessiné arabesques et volutes sur ses seins, sur son ventre, entraînant les tremblements de sa peau. Lentement il avait fait glisser son collant dévoilant la pâleur de ses jambes et la dentelle blanche de sa culotte. Ses lèvres étaient remontées le long de ses cuisses, avaient évité son intimité, s’étaient attardées sur ses tétons. Était-il possible que ces frissons ne s’arrêtent jamais ? Elle l’aurait voulu, cependant son souffle court avait trahi son envie. Tom l’avait remarqué et sa main s’était faite plus aventureuse, plus précise jusqu’à arracher un petit cri. N’y tenant plus, il s’était uni à elle tendrement, leurs joutes avaient duré toute la nuit.

Ce mec était sa dope, sa came quotidienne et ce qu’elle lui donnait était rendu au triple. Sans se l’avouer, elle en était amoureuse au plus profond de ses tripes, définitivement. Ses cheveux couleur pétrole, sa peau bronzée, ses yeux bleus, sa bouche, tout l’attirait, et elle se demandait comment un type aussi beau avait pu tomber sous son charme, elle qui se trouvait quelconque et fluette.


Elle rit encore un peu de son lapsus de tout à l’heure puis se dit qu’il était révélateur. Elle irait s’excuser en partant, Mr Rotcho avait déjà assez à faire avec les quolibets des élèves sans qu’elle en rajoute un. L’homme l’aimait bien et c’était réciproque. Son ordinateur émit un ronronnement lorsqu’elle souleva l’écran, une photo des ruines du Duntulm Castle s’afficha, un endroit qu’elle affectionnait. Situé à une centaine de mètres de la maison de son père et narguant l’océan, le vieux vaisseau de pierres n’était plus que le refuge des hautes herbes et des chants de ses anciens occupants. Adolescente, la fascination qu’elle éprouvait au sifflement du vent contre les murs, se transformait en peur lorsqu’elle percevait des sons incompréhensibles. Le souffle se muait en une langue perdue ressemblant à du gaélique Écossais, mais elle ne le comprenait pas. Plus tard, alors que ses dix-huit printemps s’annonçaient, elle venait s’y perdre, s’y réfugier et cacher sa colère. Son père enserrait ses bras protecteurs autour de son espace vital et brisait la liberté qu’elle demandait. Combien de fois était-elle venue sécher ses larmes contre ses roches millénaires, combien de coups de poings leur avait-elle donné ? Peu importait, les parois les absorbaient et ne lui renvoyaient qu’apaisement. Là, elle avait pris la décision de partir, de laisser son père se débattre avec ses fantômes, d’abandonner cette terre qui lui appartenait. Dix ans s’étaient écoulés depuis. Un jour elle y reviendrait mais pas encore, pas aujourd’hui.

Aujourd’hui !


Son regard dévia sur la date affichée dans un coin de l’ordinateur. 09/05/2023. Comment pouvait-elle avoir oublié ce jour et sa signification ? La vie qu’elle menait et les bras de Tom n’y étaient pas étLandrs, mais se retrancher derrière ces deux alibis lui parut inexcusable. Ses yeux s’embuèrent. Ne pas pleurer, rester forte au souvenir d’une mère qu’elle avait peu connue mais qui lui manquait. Petite, elle s’était juré de ne jamais flancher, sa dignité l’emporterait toujours puisque dans son sang coulait la force d’un être exceptionnel, une personne que rien n’arrêtait, elle en était convaincue. Evra était une Conwell avant d’être une Fearghas, tout comme elle. Evra n’infléchissait jamais sa route, elle suivrait son sillon. Un mouchoir de papier vint sécher l’émotion qui perçait puis Ayla se leva. Ses pupilles vides se perdirent sur la cour où les élèves affluaient, puis ses lèvres s’ouvrirent sur les paroles d’un poème qu’elle récitait tous les ans.

« Ton reflet dans la glace

Est mon plus beau poème

Dans ma mémoire il s’efface

Sur ton dernier je t’aime. »


Un long soupir souleva ses épaules et marqua la vitre d’un nuage de buée semblable aux brumes de l’île de son cœur. Skye les imposait, parfois légères, parfois denses. La ouate humide, tenace, marquait les journées d’une lumière laiteuse, effaçait tous les sons. Les réfléchis y voyaient un brouillard salvateur, les irrationnels une réminiscence des esprits des anciens, mais tous s’accordaient à dire que sans elles, Skye ne serait pas. Son doigt dessina la silhouette du Old Man of Stor, monolithe posé en équilibre au-dessus d’un chaos rocheux. Grimper à sa base essoufflait son corps, parvenir plus haut afin de le dominer libérait son trop plein d’énergie. Souvent elle montait sans se soucier de l’acide qui brûlait ses muscles et ne s’arrêtait que lorsque sa vue embrassait la côte. Peu de gens s’aventuraient aussi haut, ceux y parvenant profitaient de la puissance de ce caillou élancé vers le ciel. Il lui rappelait son père. Grand, droit, fier, obstiné aux vents contraires, immuable comme la nature l’entourant. Un sourire étira ses lèvres à la pensée de cet homme, de ce roc. Elle l’aimait, pourtant, pour le sauvegarder intact dans sa mémoire, elle était partie. Son silence lui pesait, mais une Conwell, en fer de lance, ne changeait pas de route. Une Fearghas non plus. Elle aussi pouvait être une roche, dure, muette. Cependant, elle murmura quelques mots.

« Papa, es-tu allé voir maman aujourd’hui ? »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Marsh walk ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0