5

7 minutes de lecture

Evra s’effondra, le corps usé et la raison meurtrie par sa course folle. Elle ne se l’expliquait pas. Les paroles de l’homme l’avaient déstabilisée, il ne reviendrait plus. Le choc de l’adieu s’était propagé, son esprit n’avait pu maîtriser ses jambes, une soudaine colère les avait entraînés, projetant son corps d’une paroi invisible contre une autre. Jamais depuis sa mort son exaspération ne l’avait emportée aussi loin, d’habitude, elle la jugulait avant d’en perdre son contrôle. Pas aujourd’hui. L’impact de la décision bouleversait son quotidien fait d’attente, elle ne pouvait l’accepter. Lui seul légitimait sa patience, le perdre équivaudrait à mourir une deuxième fois. Plusieurs minutes lui furent nécessaires afin de reprendre son souffle et relever la tête. Devant ses yeux, des volutes d’air attirèrent son attention, la surprise marqua son visage. Un tourbillon encerclait son banc et cachait à sa vue l’homme se tenant dessus. Elle réfuta un trouble de son imagination puis réalisa que pour la première fois, son action avait influencé l’environnement dans lequel elle évoluait. La rage déployée atteignait le monde mortel, ouvrant la possibilité de prouver sa présence. Cette découverte électrisa ses membres, elle voulut se redresser mais la fatigue l’en empêcha. Evra en déduisit que franchir la frontière n’était pas sans conséquences, l’acte prélevait sa dîme en laissant son corps épuisé. Existait-il une autre façon de passer la démarcation ? Elle ne le saurait pas, le temps jouait en sa défaveur. La densité du rideau s’amenuisait, elle vit l’homme s’éloignant sur le chemin. Le retenir à tout prix, il connaissait son prénom, son passé. Lui, détenait la vérité, ses mots la justifiaient. Elle souhaita crier, mais il n’entendrait pas. Elle voulut pleurer, mais les morts ne versaient pas de larmes. Un ultime effort, un autre. Ses mains prirent appui au sol, ses coudes, un genou, deux. Elle se releva en titubant, fit plusieurs pas. D’abord hésitants, ils devinrent assurés au fur et à mesure qu’elle se rapprochait. Encore une dizaine de mètres avant de le toucher une dernière fois, mais son mur se formait, se rapprochait, le franchir lui était interdit. À sa hauteur, elle se jeta en avant et attrapa la main de l’homme. Ne pas le lâcher, profiter de son contact avant de se retrouver prisonnière, avant de… Il passa le mur invisible, elle ferma les yeux. Une foulée. Rien ne la retint.

La tête lui tourna. Un souffle nouveau gonfla ses poumons, un air frais, pur, sa douceur irrigua ses veines. Elle crut que cette chaleur signifiait la fin mais ses jambes avançaient encore et sa main tenait toujours celle de l’homme. Ses yeux s’ouvrirent, elle se retourna. Le vert, parsemé de taches brunes, imprégnait le paysage, l’azur dessinait le bord noir des falaises, le chemin de gravier s’étirait jusqu’à l’herbe, elle entendit l’océan s’ébrouer. Identique, tout était semblable, à l’exception de deux détails. Son banc lui sembla lointain, minuscule, absorbé par l’horizon et la paroi n’existait plus. Disparue. Un geste avait suffi afin de disloquer sa geôle, deux mains serrées pour la liberté.

La portière arrière du Defender s’ouvrit, un grincement l’accompagna. L’homme enleva son blouson et le jeta sur la banquette, Evra s’engouffra à sa suite. Le parfum des roses voletait encore dans l’habitacle, elle y associa un synonyme : libre, puis s’en délecta. Une manœuvre et le Range prit la route, plein sud, le soleil indiquait la voie. Son regard pointa loin devant, sur les collines inaccessibles, sur les murets de pierres érigés en ligne de la main, sur la laine blanche des moutons, sur l’infini. Derrière elle s’évanouissaient les à-pics maudits de Strathy, le bois vermoulu, son passé. Déjà, sa mémoire les avait effacés. Elle se faufila sur le siège passager, aux côtés du complice de son évasion.

Cent mètres plus loin, la voiture tourna sur droite et roula sur un chemin étroit jusqu’à une barrière métallique. La barricade, fermée, empêchait d’aller plus loin, l’homme sortit et s’appuya contre. Evra vit les murs blancs d’une ferme au bout de l’allée et dévina ceux d’une stucture agricole. Dans un pré, des Highlands Cow* paissaient. Elle ressentit une émotion. Cet endroit ne lui était pas inconnu. Régnait ici une atmosphère particulière, un calme concret, une solitude palpable sans être coupée du monde. Un visage lui apparut en filigrane. Buriné par les rides, les traits témoignaient l’appartenance à la terre et la souffrance qu’imposait le climat. Elle le reconnut. Son front, ses yeux sombres, son nez droit, son menton volontaire, appartenaient à la vieille personne qui venait au banc. Peut-être vivait-il ici, peut-être le connaissait-elle. Elle ferma les yeux. De sa mémoire, avait jailli un premier fragment, elle essaya d’en extraire d’autres, n’y arriva pas. Un mouvement de caisse lui indiqua que l’homme reprenait sa place derrière le volant, elle le regarda tourner la clé de contact.

Il s’appelait Kyle. Son visage fermé, inexpressif, indiquait la lassitude, cependant, la vigueur de ses mouvements infirmait cette apparence. Une main allait du levier de vitesse au volant, l’autre le tournait, sa tête s’agitait en signe de remerciement aux autres usagers. La voiture volait jusqu’à un passing place*, s’arrêtait puis reprenait sa course. Une force tranquille assise sur un volcan. Evra ne doutait pas que sa fureur pouvait exploser à tout moment, pourtant, il irradiait un magnétisme irrésistible. Sa présence l’apaisait, elle se demanda s’il en avait toujours été ainsi et fouilla le moindre de ses souvenirs à la recherche d’un passé commun. Mais rien ne lui revenait, tout comme son prénom lui était inconnu. Ils se connaissaient, s’aimaient peut-être, la vie les avait rapprochés, éloignés aussi. Sinon de quoi voulait-il s’excuser ? La réponse se ferait jour plus tard, elle s’en persuada, le temps n’avait pas de limite, sa liberté non plus.

Deux heures s’écoulèrent lorsque Kyle engagea la voiture sur une route dont l’étroitesse interdisait l’accès aux camions et camping-car. Un panneau de signalisation indiquait Drumbeg, elle pensa qu’il s’agissait de leur destination, mais le Range dépassa le bourg et s’enfonça davantage dans les terres. Chaque virage, sommet, offrait une vue différente s’accordant d’une monotonie couleur paille virant au vert profond, l’eau, présente partout, reflétait le bleu du ciel. Evra tomba sous le charme de ce coin vallonné qui n’en finissait pas de s’étendre, la distance ne se comptait pas en miles mais en longues minutes pour les parcourir. Soudain, à la sortie d’un passage rocheux, l’océan lui bondit dessus. Là, sur sa droite, les vagues se fracassaient en gerbes et retombaient sur le véhicule, ils se ruaient sous un tunnel de pluie que le soleil illuminait de son spectre. Elle rit devant le spectacle, la proximité de la mer lui manquait, elle qui ne la voyait que de haut. Plus loin, après la pancarte indiquant Clashnessie, une maison apparut, elle frôlait les flots. À ses pieds s’étalait une plage de sable rose. Kyle manœuvra, les roues touchèrent le chemin boueux et le Defender rejoignit la demeure. Une affiche métallique, pendue au bout d’un piquet d’acier, se balançait sous le vent, elle ne put lire que B&B, le reste de l’inscription disparaissait sous la rouille. La bâtisse semblait abandonnée. De la mousse recouvrait les rebords des ouvrants, des lianes de moisissures coulaient le long des murs, une palissade de bois s’effondrait sous le poids des années. Personne ne venait plus ici. Ce n’est pas là qu’habitait Kyle, il ne devait venir qu’à l’occasion.

Un tour de clé déverrouilla la porte d’entrée, elle le suivit à l’intérieur. L’obscurité les enveloppa, le renfermé agressa leurs narines, il se dépêcha d’ouvrir une fenêtre puis une deuxième. La lumière inonda la pièce et découvrit un endroit nu à l’exception d’une marmite posée sur un antique fourneau. Un frisson la parcourut. Un flash lui fit entrevoir du monde attablé, ce faitout prêt à déborder, sentir son odeur, entendre rires et chants, dans un coin une enfant jouait, ses boucles blondes entouraient des yeux d’un bleu étrange. La vie pétillait dans ce lieu. Ni la table ni les chaises se trouvaient là maintenant, mais la fonte noire n’avait pas bougé. Elle était déjà venue ici. Sa mémoire, après tout ce temps, lâchait enfin une bribe de son passé. S’être échappée la débloquait peut-être. S’agissait-il d’un effet secondaire, y en aurait-il d’autres ? Elle l’espérait. Une porte claqua sous l’effet du courant d’air, le bruit, semblable à un coup de feu, la tira de ses pensées. Kyle avait disparu, laissant la maison aux quatre vents. Elle aperçut sa silhouette dehors et le rejoignit. Il prenait une série de photos des différentes façades et du proche environnement, puis se dirigea vers le panneau rouillé. Il le réajusta à l’horizontale et, à l’aide d’un fil de fer, entreprit de le fixer solidement. Sa main chassa des copeaux de corrosion libérant l’écriture. Evra s’approcha, le nom inscrit sous B&B lui sauta aux yeux : Fearghas. Les gens qui vivaient ici s’appelaient ainsi, Kyle était l’un d’eux… elle aussi.

Evra était encore perdue dans ses réflexions lorsque la rambarde du Skye Bridge s’illumina sous les phares du Range. La nuit gagnait son éternel combat, le ciel s’éclairait de mille lucioles. Elle ne le voyait pas, son regard, hypnotisé, suivait les lumières de la voiture. Le faisceau dévoilait l’ombre géante des arbres bordant la route, celle massive des genêts. Parfois, tout au bout de la lueur, un animal traversait, obligeant le chauffeur à ralentir. Il avait baillé à plusieurs reprises, s’était massé les joues et le menton, épuisé par le chemin parcouru. Tout à l’heure, en quittant Clashnessie, il avait soupiré en écoutant son téléphone puis avait composé un numéro. Personne n’avait répondu, il avait laissé un message : « Buclock, vous m’emmerdez ! Je serai là demain à la première heure. » Un pincement de lèvres avait suivi. Elle avait pensé qu’il n’appréciait pas son interlocuteur et ne le cachait pas. Une autre facette du volcan qui ne lui déplaisait pas. Elle éprouvait pour cet homme un attachement fort, une affection qui favorisait sa patience, un sentiment qui l’avait intimé de se relever et de lui attraper la main. Kyle était son mari. Au-delà de ses souvenirs, Evra en était convaincue.

*Passing place : espace aménagé en bordure des routes étroites afin de permettre aux véhicules de se croiser.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Marsh walk ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0