13.1

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Éric Blanchart, ballotté dans le bus qui le ramenait chez lui, consulta son téléphone. Déjà vingt-cinq minutes que ce tas de tôles le trimbalait, dix de plus que prévu et la place de la Victoire n’était toujours pas en vue. L’inspecteur maudit les travaux, l’éternel problème de cette ville. Des moyens de transports subsidiaires existaient, mais sa vieille Renault Clio rouillait devant chez lui, de plus, il exécrait les deux roues motorisés et marcher le fatiguait. Sa carcasse ne supportait pas les longues distances à pied, le souffle lui manquait vite. Pourtant, il en connaissait les bienfaits, son toubib, un ami, les lui avait maintes fois vantés. « Bon sang Éric, remue-toi ! Tu vas finir entre quatre planches avant l’âge. Va bosser à pied et arrête le café » lui répétait-il à chaque visite. Des paroles oubliées en passant la porte du cabinet. De fait, il prenait son mal en patience et mettait à profit le temps de trajet pour réfléchir aux enquêtes en cours, mais pas ce matin. L’entrevue bruyante avec son chef tournait en boucle dans son esprit et chauffait sa colère.

Tom avait croisé le capitaine Yves Rassic à la sortie du commissariat. Sans prêter attention à ce jeune homme qui partait en courant, le flic s’était engouffré dans le bâtiment avant de se trouver face à face avec Blanchart. La tronche des mauvais jours de son inspecteur principal allait lui gâcher la journée, aucun doute. D’un geste de la tête, il l’avait invité à le suivre. Éric n’avait pas attendu que son capitaine soit installé au fond de son siège pour lui parler de cet Américain, de l’enlèvement possible de sa compagne et du nom de celle-ci. Conwell. À l’évocation du patronyme, la tête de son patron s’était relevée et son front plissé.

– T’as dit quoi ?

– T’es sourd ? Conwell. Ça tilte dans ton cerveau, Yves ?

– Me fais pas chier ! Ferme la porte.

Éric avait obtempéré en esquissant un sourire. Bien sûr que le nom d’Evra avait une signification pour son supérieur, ils avaient bossé ensemble sur l’affaire et n’en étaient pas ressortis indemnes. À l’époque, comme tous ceux qui débutaient dans le job, les jeunes inspecteurs croyaient que le monde était à leurs pieds. Six mois après, leur désillusion sur la race humaine les avait poussés l’un à tout tenter pour sortir de la rue et devenir capitaine, l’autre à s’engluer dans la fange pour évoluer en flic coriace. Certaines personnes rentraient dans les ordres, lui, sa religion consistait à poursuivre les voyous et à les mettre au trou. Souvent, il atteignait son but, ces rares échecs le hantaient, et si l’affaire Conwell n’en était pas vraiment un, il ne l’avait jamais oubliée.

Yves, le regard dans le vide, s’était affalé dans son fauteuil. Un instant hagard, il avait vite repris du poil de la bête et avait déployé la férocité dont il était capable.

– Ne remets pas les pieds dans cette histoire, Éric, et surtout, ne m’emmerde pas avec. T’as rien, si ce n’est le témoignage d’un type dont tu n’as même pas vérifié la véritable identité. Je me trompe ?

– Yves, tu me connais, je renifle les embrouilles à cent mètres, et là ça pue. Laisse-moi ouvrir une enquête. C’est d’Ayla qu’on parle, merde !

– Tu as contrôlé son identité ? Non, je parie. Tout comme tu n’as pas vérifié s’il était fiché ou s’il n’était pas sous l’emprise de drogue ou d’alcool, hein ?

– Non.

– Alors laisse tomber. Cette fille s’est barrée, un point c’est tout. Et ton Américain, au premier nom que tu lui balances, te dit amen. Ma main à couper que c’est lui qui a foutu le bordel dans l’appartement. T’es tombé dans le panneau.

– Qu’est-ce qui t’arrives ? On dirait que t’as la trouille !

– T’as décidé de me les casser, Éric ? Rentre chez toi et dors. Ça t’aideras à oublier tes fantômes.

– Ce gars habite rue Pedroni, j’y vais, c’est pas loin. Je veux en avoir le cœur net.

Yves avait soufflé.

– Qu’est-ce que t’as pas compris dans ce que je viens de te dire ? Cette affaire est close depuis vingt ans, tu poursuivras tes chimères quand tu seras à la retraite ou entre quatre planches. Merde, Éric, regarde-toi, tu te laisses aller. Tu ressembles à tout sauf à un inspecteur de police. Va dormir. Et ne t’avise pas d’enquêter dans mon dos, je peux encore te saquer avant de partir.

Enfin le bus enquilla le Cours de la Somme, encore une encablure et il arriverait. Ses mains maltraitaient le dossier devant lui, les dernières paroles de Yves sur son physique attisaient sa rage. Certes, son supérieur s’imposait une hygiène de vie se voulant irréprochable. Pas un jour ne s’écoulait sans qu’il use ses baskets sur les trottoirs bordelais, et ses repas se composaient de recettes élaborées par un nutritionniste. L’homme exhibait un corps mince et délié, mais pour qui se prenait-il ? La bassesse du coup ne serait pas sans retour. Le capitaine lui interdisait toute investigations ? Qu’à cela ne tienne, Éric avait plus d’un tour dans son sac, à commencer par une équipe dévouée. Il se saisit de son téléphone et appela son adjoint.

– Frank, c’est Éric.

– Si t’es chez toi, restes-y.

La phrase, plate et lapidaire, fit grimacer l’inspecteur.

– Pourquoi ?

– Ça camphre ici, le pitou est dans un mauvais jour.

– Je parie que j’en suis la cause. Dis, tu peux me rendre un service ?

– Tu sais que pour toi je ferais n’importe quoi, mais s’il s’agit de me rencarder sur l’Américain, Yves t’as coupé l’herbe sous les pieds. Interdiction d’aller le voir et de remuer une vieille affaire.

– Merde !

– Je pense que sa mutation sur Paris le travaille, il n’a pas envie de se trimbaler une casserole au cul. Là, il s’est enfermé dans son bureau et à tiré les rideaux, signe qu’il ne veut pas être dérangé. Si tu peux attendre ce soir, j’irai rendre visite à ton Amerlo, après mon service.

– Non ! Va pas te griller, je me débrouille autrement. Merci Frank.

Encore perdu dans ses pensées, Éric descendit du bus tel un automate, puis marcha jusqu’à la rue Mazagran. Se trouvait là sa maison, au numéro dix d’une voie à l’image surannée. Du noir de pollution couvrait les pierres de taille, la peinture des barreaux de protection des fenêtres partait en lambeaux, des herbes folles poussaient aux encoignures des murs. Cela n’avait pas d’importance aux yeux de l’inspecteur si le manque d’entretien masquait l’aspect cossu des maisons, le charme du quartier résidait ailleurs. Ici, tout le monde se connaissait, chacun prenait des nouvelles de l’autre, un « bonjour » suffisait à lancer une conversation. Mais pas aujourd’hui. Éric ne répondit pas au vieux qui lui parlait d’un balcon, il saisit sa poubelle trônant sur le trottoir et s’engouffra chez lui.

À défaut d’une propreté irréprochable, l’intérieur, agencé au millimètre, prouvait le côté méticuleux de Blanchart. Une place pour chaque chose, et chaque chose à sa place, rien ne débordait. Les meubles, peu nombreux, se dédiaient tous à une unique fonction. Éric ne mélangeait pas la vaisselle aux torchons, les trousseaux de clés aux couverts, les revues aux factures. Une présence féminine aurait amené un vent de fraîcheur et de gaieté, mais sa compagne avait disparu par un matin d’été. Dans sa fuite, elle avait amené toute une malle d’objets de décorations, tous les tableaux aussi. Depuis, les murs blancs se succédaient. C’est lui qui avait présenté le voleur à sa chère et tendre, un nouvel inspecteur en qui il voyait un successeur potentiel. Le type n’avait pas mis deux mois pour plier la femme de son boss à son charme ravageur. Lui, imbécile, avait assisté à la déliquescence de son couple sans rien tenter pour le sauver.

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