29.1

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Shelby Cround considérait Carlington comme son père.

Une main tendue. C’est ce que lui avait offert Lenny, fils de bonne famille, alors qu’il pissait le sang dans un caniveau. Affronter plus fort que soi renforçait l’expérience, mais laissait des séquelles. Ce n’étaient pas les premières, ni les dernières, nez et arcades se cassaient et s’ouvraient régulièrement. Son visage ressemblait à un puzzle dont les frontières étaient cousues. Sa mère le raccommodait à coup de fil de suture et de sparadrap puis posait un baiser sur une zone non cabossée. Jamais elle n’élevait la voix contre lui, son fils unique ramenait toujours, en plus de ses plaies, de la nourriture et parfois quelques billets. À treize ans, l’école était déjà un lointain souvenir, il préférait écumer les rues de Birmingham, le quartier de Gas Street Basin n’avait plus de secret. Sa mère vivait là, dans un deux pièces surplombant le Canal Old Line. Elle exerçait ses talents de couturière en rapiéçant les tenues de travail et les âmes des ouvriers pullulants sur les docs. Payait qui le pouvait, les autres laissaient une part de ragoût ou des légumes. Ainsi était Holly, généreuse, aimante, pauvre. Shelby n’avait pas connu son géniteur, il ne s’en plaignait pas. Le type avait pris la fuite avant sa naissance, emportant avec lui ses packs de bière et les économies de Holly. La police l’avait repêché une semaine plus tard dans le canal le corps lardé de coups de couteau.

Ce jour-là, il s’était aventuré de l’autre côté de la NCR5, dans le district de Theatreland. Les constructions nouvelles et huppées y poussaient comme des champignons, repoussant la racaille toujours plus loin. Enfin, c’est ce qui se disait ! Aux bandes rivales et autres voyous, avait succédé la délinquance en col blanc, les transactions sous le manteau ne se comptaient plus en centaines de pounds, mais en milliers de livres. Shelby l’avait compris et espérait en profiter. Il pensait louer ses services en tant que livreur, mais pas de pizzas. Qui suspecterait un gosse à la tronche en travers, mais bien habillé ? Et de fait, tout avait bien commencé, puisque après une heure de palabre, un dealer lui avait confié la livraison de plusieurs sachets de blanche. La quinqua qui lui avait ouvert sa porte n’avait pas été radine, un billet de 50 tout neuf avait fini dans sa poche. Pour se faire bien voir, il en avait refilé la moitié au dealer. Cround avait couru comme ça jusqu’au soir, empochant plus de fric en quelques heures qu’en une semaine dans son quartier de Gas. Holly serait contente, elle pourrait acheter un peu de viande, des aiguilles et du fil. Mais son retour chez lui avait pris la tournure d’une course poursuite. Des types avaient remarqué son manège et l’attendaient au coin de la NCR5 et de Broad Street. Il pensait les avoir semés en s’engageant dans une ruelle, mais elle finissait sur un cul-de-sac. Le quartier ne lui était pas assez familier, il s’était retrouvé piégé. Ses poings et sa résistance aux coups avaient déstabilisé ses adversaires, Shelby en avait même étalé un d’un direct en plein le museau. Puis, il avait fini par céder devant plus grand et plus fort que lui. Le gars lui avait piqué son pognon puis s’était tiré, le laissant dans le caniveau. Trois minutes plus tard, une main l’aidait à se relever. Debout, il avait voulu se barrer, mais le regard de l’homme l’en avait dissuadé.

« Tu t’es bien défendu, petit ! C’est de la dynamite que t’as dans les poings, avec un peu d’entraînement tu arriverais à la maîtriser ».

Sans un mot de plus, l’homme lui avait glissé deux billets de 100 pounds et une carte de visite. Il déchiffra le rectangle cartonné « Carlington, Import/ Export », puis la phrase écrite à la main.

« Demain, Bull Street, tour de verre ».

Le gars qui l’avait accueilli, n’était pas Carlington. Il s’était présenté comme son bras droit et disait s’appeler Carl Hudson. Grand et maigre, il trimbalait une bobine couleur verdâtre taillée à la serpe, l’arête de son nez semblait aussi tranchante qu’un rasoir. La caricature vivante d’un monstre de train fantôme. Plus pour longtemps au vu de son teint ! Le noir de son costard accentuait l’effet et relevait d’un goût de chiotte. Shelby avait remarqué un accroc à une poche.

« Ma mère pourrait recoudre l’ourlet de votre veste, ça ne vous coûtera pas cher ! » avait-il balancé.

Carl avait ri.

« T’as le sens des affaires, c’est bien », avait-il rétorqué avant d’ajouter : « Suis-moi, Shelby, aujourd’hui tu vas prendre un cours de lecture, d’écriture et de mathématique. Et ne râle pas ! Monsieur Carlington passera te voir tout à l’heure. »

Son bienfaiteur n’était venu qu’une semaine plus tard afin de le sermonner. Sa distraction durant les cours n’allait pas de pair avec ce qu’il attendait de lui. Shelby avait rétorqué qu’il s’en foutait de savoir lire et écrire, la rue n’en demandait pas tant. Lui voulait se battre.

« Tu n’auras alors que la moitié de ta paye. Si tu veux travailler pour moi, tu fais ce que je demande, sinon, tu retournes dans ta rue. »

250 pounds l’attendaient à sa sortie de la tour de verre, Carl les lui avait remis. Jamais il n’avait vu autant de fric en une seule fois.

« Ce n’est que la moitié ! Si tu te tiens correctement, tu auras le double la semaine prochaine… Shelby, avec l’argent trouve-toi de quoi t’habiller un peu mieux. Ta mère peut te faire un costume, non ? »

Deux semaines après, il portait un trois pièces et une casquette à la mode rétro. Hudson n’en était pas revenu.

Le début de l’été suivant avait marqué son quatorzième anniversaire, la fin des cours aussi. Ses progrès, flagrants, avaient étiré un sourire à Carlington, il pouvait enclencher une nouvelle phase d’apprentissage. Les mois qui avaient suivi, éprouvants, avaient gravé de leurs empreintes son corps et son esprit. Lui qui voulait se battre avait passé son temps à assimiler plusieurs techniques de combat. Souvent il rentrait chez lui épuisé et couvert de bleus. Si Holly s’en inquiétait, jamais elle ne le disait. Son fils était heureux, il avait un job et ramenait de l’argent. Elle avait pu déménager dans un appartement plus grand, mais continuait d’exercer son travail de couturière.

Trois années de plus s’étaient écoulées lorsque son professeur avait estimé qu’il n’avait plus rien à lui apprendre, et que dans peu de temps, l’élève pourrait voler de ses propres ailes. Shelby avait changé, tant physiquement que mentalement. Son corps musculeux n’avait d’égal que la hargne qu’il développait dans ses entraînements. D’un garçon presque docile, il était devenu une bête, au point de faire peur à sa mère. Holly le lui avait fait remarquer. Il avait ri puis avait espacé les visites. C’est ce que recherchait Carlington, un gars détaché des bras de sa mère, un chien d’attaque, un Pitbull. Il l’avait alors intégré à sa garde rapprochée en sachant qu’au contact de ses hommes de confiance, le gamin qu’il avait ramassé dans la rue deviendrait le meilleur. C’est ce qui s’était produit. À vingt-cinq ans, Shelby s’était hissé à la tête du groupe de quatre hommes composants l’ultime rempart de défense.

Il connaissait tout de son patron et de Carl. Leurs bons côtés, les mauvais, leurs penchants, la dépendance à la drogue de Hudson, l’ambition démesurée de Carlington, sa soif de pouvoir, son erreur. Celle de garder à ses côtés Carl. Souvent il le retrouvait affalé sur son bureau, le teint verdâtre, défoncé à la coke ou à d’autres substances. Pourquoi son boss s’encombrait-il de cette loque ? Il avait cherché ce qui liait les deux hommes et avait fini par trouver. Hudson n’était pas son vrai nom. Fils caché d’une lignée aristocratique, erreur d’une femme amoureuse d’un autre, rejeté et oublié au fond d’une cave, Carl n’était aimé que d’une personne : son demi-frère. En âge de prendre son indépendance, Carlington l’avait recueilli, éduqué, mais n’avait pu contenir sa dépendance. À celui qu’il considérait comme une part de lui, il passait tout. Comme cette nuit où il l’avait accompagné dans un hôtel miteux au nord de la ville.

Carl n’avait jamais touché une fille, il en avait peur. Une des séquelles de son enfermement. Il avait demandé à son frère de l’aider à trouver une prostituée. D’abord réticent, Carlington avait embauché une call-girl en précisant que son futur client manquait d’expérience. La fille avait rétorqué qu’elle avait l’habitude de ce genre de personne dont elle savait maîtriser les ardeurs. Mais elle ne s’attendait pas à ce qu’il lui saute dessus dès la porte de la chambre fermée. Shelby montait la garde dans le couloir, et si des cris étouffés étaient parvenus à ses oreilles, il avait fait mine de ne pas les entendre. Lorsque la porte s’était ouverte, il avait vu une paire de jambes griffée et un gros paquet de billet posé sur un guéridon. Il avait souri.

L’année suivante, Carlington était entré en politique, le meilleur moyen selon lui pour soustraire à la vue des curieux certaines affaires. Il avait commencé par apporter son soutien financier à des groupes présents à la Chambre des Lords, mais ne comptait pas s’arrêter là. Ses détracteurs disaient que ses canines rayaient le plancher, il leur répondait que leur manque d’ambition servait la décadence du pays. La machine était lancée, personne ne l’arrêterait. À la même période, il avait cherché un endroit où investir afin de mettre en exergue son slogan, et avait jeté son dévolu sur une ruine au bout de l’île de Skye. « Tout raser pour reconstruire. » Telle était sa devise de politicien. En l’appliquant à ses prétentions, il aurait montré à ses futurs électeurs la voie qu’il se fixait, en l’exposant aux yeux de tous, il dissimulait ces véritables intentions. D’une pierre deux coups. D’un côté l’homme qui allait créer des emplois, de l’autre celui qui blanchissait son fric. Carlington s’était frotté les mains d’avance, l’affaire se conclurait vite. Mais une femme l’avait renvoyé à son jeu de dupes, mettant à mal ses ambitions.

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