Chapitre 1
Aucun bruit ne perçait l’aurore. Pas un oiseau ne chantait, pas une feuille d’arbre n’était froissée par la brise, pas un seul son ne filtrait par ma fenêtre. Uniquement un silence profond alourdissant l’atmosphère. Ce fut ce qui me réveilla ; cette sensation que la nature était en suspend comme témoin d’un spectacle si abasourdissant qu’il lui était impossible ne serait-ce que de s’animer. Semblable à ces instants suspendus dans le temps entre l’éclair fulgurant qui illumine la nuit et le grondement du tonnerre qui déchire le ciel.
Je clignai des yeux, et l’aube se leva, incitant la nature à reprendre vie. Ce fut comme si cet instant n’avait jamais existé, comme si le temps n’avait jamais cessé sa course. Je fronçai des sourcils, me plaçai en tailleur sur mon lit, et encore sous le coup de l’inquiétude, je m’enroulai dans ma couverture pour réduire les frissons qui hérissaient mes poils. En position, je laissai mon pouvoir s’échapper de mon corps en salves régulières, sous la forme d’une projection éthérique invisible explorant silencieusement les environs. Je le sentis glisser sur le sol tel une brume, s’étendant dans tous les recoins de la maison : étage par étage, pièce par pièce. Soudainement, je le ressentis être attiré par quelque chose, une anomalie énergétique. Mentalement, je tirai sur le fil invisible pour le poursuivre, mais à l’instant même où je le touchai, je sus que ce n’était pas la bonne piste et le lâchai.
Je perçus Adonis, mon chat, feuler à l’approche de la projection de mon pouvoir invisible, ce qui m’arracha un sourire. Une deuxième anomalie avait été détectée, mais je savais que ce n’était pas la menace que je recherchais. Je décidai tout de même de suivre le fil doré empreint de l’odeur familière de la maison, mû par une incontrôlable curiosité et le remontai jusqu’à son propriétaire, mon petit frère. Le spectacle de tous ces filaments énergétiques qui parcouraient son corps était splendide, je m’attardai quelques secondes puis opérai un demi-tour avant de céder à la tentation d’observer ses rêves. Je n’avais aucune envie d’aller faire un tour dans ses scénarios ensommeillés.
Je passai à nouveau à côté d’Adonis qui, en se nettoyant avec ardeur, réagissait comme s’il avait été souillé, une aura de colère et de dégoût émanant de lui par pulsation. Je pouffai avant de rediriger ma projection vers l’extérieur, elle s’écoula par la fenêtre et alla se connecter à l’âme de la forêt. Rien d’anormal, elle n’avait absolument aucun souvenir d’un évènement particulier, et ce fut comme si j’avais rêvé de cette atmosphère de panique. En retirant mon pouvoir, un goût argileux se déposât sur ma langue ; le goût de la crainte, celui qui rend la bouche pâteuse. Je restai indécise quant à l’origine de ce malaise, incapable de déterminer s’il émanait de mon angoisse ou si c’était la nature qui reflétait peut-être des réminiscences de cet évènement que je savais pertinemment avoir vécu.
Perplexe, je décidai de me lever, de me préparer et d’aller travailler. Je pris le temps de petit-déjeuner, et d’écrire dans mon journal mes impressions matinales. Il m’arrivait de pressentir des évènements sous formes d’intuitions, et de comprendre bien plus tard à quoi elles étaient liées. Et comme ça me turlupinait sacrément, je décidai de prêter attention à ce que je ressentais. L’expérience m’avait apprise que tout vient à point à qui sait attendre, mais uniquement si « qui » sait observer les signes qui lui sont envoyés et sait se faire confiance.
Je laissai un muffin décongelé sur le comptoir, pour mon frère, et je sortis. Ce ne serait que bien plus tard sur la route que je me souviendrai que je ne l’avais pas caché et qu’Adonis l’aurait sans doute grignoté avant Caladhiel. La douceur du temps ainsi que mon réveil très matinal m’incitèrent à laisser mon vélo sous le porche et à me dégourdir les jambes. Occupée par mes pensées, mes pieds décidèrent d’emprunter un léger détour par ma boulangerie préférée. Ou peut-être que ce fut mon estomac qui suivit la douce odeur de pain chaud et de viennoiseries qui émanait du petit commerce pour former une piste odorante. Du même avis que mes pieds et mon estomac, j’y récupérai les meilleurs cookies qui puisse exister – à mon humble avis – et munie de mon précieux butin, ce fut pimpante et joyeuse que je me rendis à ma boutique.
Sa devanture se voulait accueillante, dans les tons olive, recouverte d’une harmonieuse alliance entre lierre et la glycine. « Les Racines de l’Harmonie », surplombant le tout de ses lettres dorées, épousait parfaitement cette mosaïque de couleurs, à la manière dont le soleil se coucherait sur une prairie, colorant le ciel de ses teintes mauves. Ma boutique était mon sanctuaire, un mélange entre une herboristerie et une boutique ésotérique. J’y pratiquais des soins et la magie des plantes, y offrais des conseils, éclairais le chemin des âmes, et transmettait mes connaissances héritées de mon métissage entre traditions elfiques et occultes. En ouvrant la porte une odeur de terreau et d’encens m’enveloppa en une étreinte réconfortante. J’inspirai profondément pour m’en imprégner. Un sourire épanouit se grava instantanément sur mon visage, rassérénée.
J’ouvris tous les rideaux, puis dépoussiérai un peu les étagères. En réalité je me contentai de souffler dessus pour la faire disparaitre, ce qui me provoqua de multiples éternuements. Se faisant je remarquai que certains des bocaux de plantes séchées en vitrine étaient presque vide, je décidai donc de remplacer les stocks. Chaque plante avait son histoire à raconter, son énergie à préserver, alors je tenais à me charger personnellement de les déplacer du stockage à leur bocal en bois. J’arrosai également les quelques plantes en pot qui me le demandèrent, et pris le temps de discuter un peu avec elles pendant que je replaçais les mugs secs sur leur étagère – une autre de mes passions. J’aimais dire que je « discutais » avec les plantes parce que c’était plus simple à expliquer, et les non-elfes se fichaient de la différence, mais le processus était bien plus complexe que cela. En réalité, nous partagions notre essence – la plante et moi, et lors de ce transfert, des images, des couleurs, des émotions, et d’autres informations se déposaient comme une empreinte éphémère au cœur de nos êtres. Ce qui nous permettait d’interpréter les sentiments de chacun, et de discuter sous une autre forme. La sensation était grisante, et j’aimais ne pas avoir besoin de parler pour pouvoir m’exprimer.
Je passai un coup de balai entre les trois tables qui se trouvaient au centre de la boutique, trônant au milieu de la partie bibliothèque où j’exposais, à disposition de tous, quelques reliques qui avaient traversées les âges avec moi. Un pan entier de cette bibliothèque se destinait à l’échange de livres, chacun, chacun ayant la possibilité de récupérer des livres qui lui plaisaient et d’en laisser d’autres qu’il ne voulait plus garder.
Je pris quelques secondes pour observer mon travail. La boutique se divisait en trois parties, une première à l’entrée, dédiée aux plantes séchées à la vente ou à la dégustation sur place, le centre consacré à l’espace dégustation et à la partie bibliothèque. Puis l’arrière-boutique, conçue pour permettre un peu plus d’intimité à ma clientèle pour la partie soin et ésotérisme. Le tout dans un ambiance verdoyante, et baignée de lumière, où je me plaisais à penser que les clients et patients y trouvaient de la sérénité.
Je me retournai vers la porte d’entrée en l’entendant s’ouvrir sur Thalia, mon assistante. Son visage s’éclaira en me voyant, un peu surprise.
- « El’ ? Tu es tombée du lit ? »
Elle se débarrassa de sa veste légère sur le comptoir à l’entrée et vient me serrer dans ses bras. Enfin… elle tenta, du mieux qu’elle put, de me sérer dans ses bras, gênée par son imposant ventre de femme enceinte. Elle s’approcha de la table où j’avais placé les cookies achetés pour nous deux ce matin, et rit en sortant de son sac à dos un sachet identique au mien. Nous nous amusâmes de notre complicité, et de nos envies matinales similaire de cookies.
- « Je ne sais pas, j’avais envie de réconfort, je me suis sentie un peu perturbée au réveil », se confia-t-elle.
Elle m’expliqua qu’elle avait mis son anxiété sur le compte de la maternité et de sa grossesse qui arrivait bientôt à terme. Mais je ne pu m’empêcher de faire le lien avec ce que j’avais moi-même ressenti ce matin-là. Thalia était toujours optimiste, et ne s’attardait jamais sur un sentiment négatif qu’elle préférait dénier, mais j’avais constaté au fil des années à quel point son instinct était développé. Bien qu’elle ne lui prêtât jamais aucune attention. Je gardai ça au coin de mon esprit, sur l’une de mes notes mentales, et décidai de faire taire l’élan d’anxiété qui voulut s’installer au creux de mon estomac. Tout cela serait clarifié et les informations nécessaires me parviendraient en temps voulu.
Nous passâmes une très belle journée, bien occupées par une clientèle abondante. La boutique, jamais déserte, exerçait un attrait instinctif sur tous ceux qui passaient à proximité, suscitant l’envie chez les passants de s’y aventurer. Pour mon plus grand ravissement. Au fil du jour les profils de consommateurs étaient différents, leurs demandes également, mais le flot de clients demeurait inchangé. Je m’occupai du rééquilibrage énergétique d’un homme particulièrement épuisé, de guider une femme complétement perdue à la croisée de plusieurs chemins de destiné, et promis à une ancienne de passer chez elle dans la semaine pour la « débarrasser » de l’âme de son neveu qui refusait de la laisser vieillir en paix.
- « Des nouvelles des filles ? » me questionna Thalia alors que nous fermions la boutique.
- « Autant de nouvelles que de la part de n’importe quel autre ado j’imagine, répondis-je en souriant. Mais j’ai eu Liriel au téléphone il y a quelques jours, et d’après lui elles vont parfaitement bien. Elles rentrent dans deux semaines pour passer les vacances à la maison. »
Lirielthir était mon second petit-frère. Il était le directeur et fondateur d’un internat réputé pour accueillir les êtres surnaturels, notamment pour les aider à l’apprivoisement de leurs dons particuliers. Mes deux filles, Aranwëa et Nimlothwen, étaient scolarisées à l’ « Académie des Ethérées » pendant l’année scolaire, tandis qu’elles revenaient passer les vacances et quelques week-ends à la maison. Il était essentiel pour moi qu’elles soient confrontées à une vie sociale riche et cosmopolite, qu’elles aient l’opportunité d’apprendre auprès de camarades avec des capacités complètement différentes des leurs, et de bénéficier de l'expertise de professeurs qualifiés dans leurs domaines respectifs. Et je savais qu’elles y étaient heureuses.
Le soleil achevait paisiblement sa course lorsque nous fermâmes de la boutique. Une fois de plus, j’eus le sentiment que quelque chose de néfaste imprégnait l’air, bien que difficile à expliquer. Le ciel demeurait clair, pas un nuage ne menaçait d’assombrir l’azur. Les oiseaux piaillaient. Aucune odeur suspecte ne flottait dans l’air. Pourtant, une sensation désagréable persistait dans ma bouche la rendant à nouveau pâteuse, et mes poils se dressaient sous une étrange électricité statique.
Pour me rassurer je décidai de raccompagner Thalia chez elle. J’étais toujours heureuse d’être à l’extérieur et de me balader, néanmoins nous prîmes le chemin le plus rapide jusque chez elle parce qu’elle fatiguait vite avec la grossesse.
- « Tu as appris pour le Manoir ? » chuchota-t-elle en adoptant le ton des confidences, comme si elle partageait un secret excitant, tout en semblant se méfier que quelqu’un puisse nous entendre.
- « Non, je n’ai pas appris pour le Manoir », répondis-je amusée face à son air conspirateur.
Elle me fit le signe de parler moins fort en m’attrapant le bras.
- « Il parait qu’il a de nouveaux propriétaires. »
Je ne répondis rien d’autre qu’un « hum » alors que nous continuions notre marche. Dire que j’étais surprise était un euphémisme.
- « Ils sont en train d’aménager d’après ce qu’on m’a dit », ajouta-t-elle en voyant que je n’allais pas rebondir sur l’annonce.
- « Et est-ce que ce « on » a dit quelque chose sur leur groupe, leur provenance, et sur ce qu’ils viennent faire ici ? » demandai-je ne pouvant réfréner ma curiosité.
- « Rien, il parait qu’ils sont taciturnes et pas superstitieux, répondit-elle en haussant les épaules, en faisant allusion implicitement à la malédiction qui pesait sur ledit manoir. Bizarre, hein ? »
Une fois de plus, je ne répondis que par un grognement, une expression qui exprimait tant de choses et pourtant si peu. Ma méfiance était palpable alors qu’un groupe prenait possession du Manoir, malgré les nombreuses légendes qui l’entouraient. On racontait qu’il avait été maudit par son ancienne propriétaire, une sorcière maléfique qui y résidait autrefois. La légende narrait que cette vieille femme avait ensorcelé une des femelles d’une meute de loups garous, qui avait implorée son aide. Elle s’était ainsi attiré la colère de la meute qui avait vengée leur femelle maudite en brûlant la sorcière vive sur un bûcher devant sa demeure. Depuis lors, la mort semblait hanter les environs de cette propriété, et tous ses propriétaires finissaient par trépasser d’une façon ou d’une autre.
Mais je savais que la réalité était toute autre. La « Meute des Cendres » avait élu domicile sur le territoire du Manoir, sous l’approbation de Glory, la « sorcière » : une Prêtresse du Soleil à la retraite. Une nuit funeste, une femelle appelée Lidie, vient quérir l’aide de Glory après avoir été violemment agressée par son compagnon, Alpha de la meute et père de l’enfant qu’elle portait. Refusant de laisser la Meute reprendre Lidie, Glory défia leur autorité. La vengeance ne tarda pas à se manifester : la meute fit irruption dans le Manoir, brûlant vive Glory en représailles devant sa propre maison, avant s’emparer de Lidie et de s’installer dans les lieux.
La nuit suivante, les flammes consumèrent le Manoir, ses portes et fenêtres scellé hermétiquement aussi solides que de l’acier. Tous les membres de la meute y périrent. Par la suite, un essaim de Vampires acquit le Manoir investissant les lieux après reconstruction. Leur possession fut brève, car un jour ensoleillé, tous les rideaux de la demeure s’ouvrirent, ne laissant que des cendres jonchant son sol, désormais poussiéreux.
Depuis plus de cinquante ans, ces murs restaient désespérément inexplorés, personne n’osait les franchir, la ville ne songeait même pas à les démolir, et presque aucun ne se risquait à s’aventurer sur le territoire avoisinant, contigu au mien. Jusqu’à ce jour. Un groupe mystérieux, indifférent aux rumeurs, aurait pris possession des lieux.
Je me promis d’enquêter un peu sur le sujet tandis que nous arrivâmes chez Thalia. Je l’aidai à monter les marches de son porche et je l’observai s’extirper à grand peine de ses chaussures, grimaçant de douleur à cause de ses pieds gonflés.
- « N’oublie pas d’infuser des orties, » lui recommandais-je en désignant d’un signe de tête ses jambes.
- « Tu ne crois pas que je fais assez pipi comme ça ? Je vais finir par dormir dans mes toilettes si tu me rajoutes des diurétiques par-dessus. »
- « Bon, alors de l’hamamélis, » répondis-je en haussant un sourcil la défiant d’argumenter.
Elle marmonna quelque chose que je ne fis aucun effort pour tenter de comprendre. Je lui rappelai qu’elle pouvait m’appeler à toute heure de la nuit si jamais « bébé » se décidait à sortir de son nid, ou si elle avait besoin de quoi que ce soit. Puis je la laissai se reposer, rentrant chez moi la tête envahie d’images de manoirs en proie aux flammes.
Arrivée à la maison, je sentis que j’étais seule, même Adonis n’était pas là. Je passai par la cuisine et pouffai en découvrant la note que Caladhiel m’avait laissée : « Si c’est pour qu’Adonis mange la moitié de mon muffin, je peux me le décongeler moi-même ». Quel ingrat. Je m’imaginai sa tête en découvrant le muffin à moitié mangé et éclatai de rire.
Avec un sourire radieux, je choisis de gravir les marches jusqu'au quatrième, et dernier, étage de la propriété. Cette partie de la demeure était divisée en deux : une partie grenier, où je pratiquais la sorcellerie, profitant du fait que la maison avait été construite sur un carrefour énergétique - un lieu où plusieurs courants telluriques se rejoignaient pour créer une vibrance magnétique élevée. L'autre partie était une serre d'intérieur, où je cultivais des plantes elfiques rares aux vertus particulières. La terre était directement nourrie par les flux telluriques, et les vitres de la serre, qui remplaçaient le toit dans cette partie, permettaient aux plantes de bénéficier à la fois de la lumière du soleil et de la lune.
Pliés à côté de la serre se trouvaient des vêtements fluides que je portais pour jardiner ou méditer. Je les enfilai, et m’installai en tailleur dans la terre. Fermant les yeux, j’ouvris mes propres canaux énergétiques et me connectai profondément avec les plantes environnantes. Une à une, je parcourus leur énergie, puis me concentrai sur la terre en elle-même. Abandonnant tout contrôle, je me laissai bercer par les réseaux sous la maison, dans une communion profonde avec la magie élémentaire.
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