La fissure
enquêteur
La nuit avait cete lourdeur humide qui s’infiltre sous la peau. J’étais retourné au poste en traînant des pieds, la ville muette derrière les stores. Les photos étaient étalées sur ma table comme des morceaux d’un corps qu’on essaierait de recoller. Les lueurs blafardes du hall me donnaient l’air d’un fantôme que j’avais du mal à reconnaître.
Je revoyais encore la main de Marc, son doigt pointant sur l’image du dos de la victime. « Ce n’est pas juste des coups. Regarde mieux. » Je l’avais regardé mieux. J’avais scruté, agrandi, fait pivoter l’image cent fois. Les marques formaient un dessin grossier — une main ouverte, quelque chose au centre. Jusqu’à la lassitude, j’ai cru que c’était juste le jeu du cerveau qui cherche des formes dans les taches. Jusqu’à ce que je voie la ligne.
Une ligne fine, presque invisible, comme tracée au rasoir. Elle n’était pas faite par la lame de couteau. Elle courait, droite, traversant le dessin, et se terminait par un petit angle, net comme une cicatrice. Quand j’ai posé la règle, j’ai compris. La trajectoire de cette ligne correspondait exactement à l’angle de la mezzanine de l’église — cette passerelle en fer qui surplombe la nef, la coulée d’ombre au-dessus du banc central. J’ai collé une photo de l’église sur mon mur et j’ai superposé l’image du dos. Les marques s’ajustaient, presque comme si la peau elle-même avait été utilisée comme carte.
Mon estomac s’est tordu. Je me suis souvenu de l’église. Pas celle où ils avaient trouvé la fille — une autre, plus petite, une chapelle municipale au bord de ma jeunesse. J’y avais été pour un service funèbre, des années en arrière. J’y avais laissé quelque chose que je n’aurais jamais dû laisser : de la paresse, un dossier bâclé, un aveu ignoré. Une gamine que je n’avais pas su protéger. Son nom revenait parfois, comme un écho sourd que je réussissais à ignorer. Ce soir, l’écho devenait cri.
Je n’ai pas dormi. Pas parce que le manque de sommeil me tenait éveillé — je pouvais faire sans dormir — mais parce que chaque fois que je fermais les yeux, la ligne revenait, dessinant dans ma tête la même passerelle, le même angle, et l’image d’un banc où j’avais laissé un dossier oublié. J’ai pris la vieille clé de mon tiroir, celle qui ouvre la boîte des affaires de la vieille enquête dont personne ne veut plus parler, et j’ai tiré la liasse poussiéreuse. Des noms, des dates, des rapports. Une signature qu’on m’avait reprochée : « Robert L. — négligence ». J’ai senti le monde basculer.
Le détail me perturbait parce qu’il ne pouvait pas être anodin. Le tueur ne laissait pas d’indices par accident. Chaque point, chaque blessure, chaque symbole était délibéré. S’il dessinait la mezzanine sur le dos de la fille, c’était pour me dire quelque chose. Pour me regarder en face. Pour réveiller la fissure qu’il savait logée sous ma cuirasse.
Je suis retourné sur le terrain, seul, la nuit suivante. L’église était fermée, mais la vieille grille cédait sous mes doigts. L’air à l’intérieur était plus froid que dehors, comme si le lieu avait gardé le souffle d’une respiration ancienne. La passerelle grinçait quand j’y suis monté, le bois exhalant une odeur de poussière et de cire. En bas, les bancs semblent des rangées d’yeux morts.
Je me suis arrêté exactement là où la ligne sur la peau finissait : le point d’angle contre la balustrade. Il y avait une rayure sur le métal, une souillure noire. Une marque de main? Non. Un frottement régulier. Comme si quelque chose avait été enlevé, arraché, puis poli par la répétition. Mon doigt a trouvé un petit trou, minuscule — un tenon brisé. Et à l’intérieur du tenon, une pellicule fragile s’accrochait : un morceau de papier plastifié, plus petit qu’un timbre. Je l’ai sorti avec précaution.
C’était une énigme. Pas la même que dans l’intestin ou sur la scène. Celle-ci était courte, presque intime : trois signes — une barre verticale, un cercle incomplet, et un point. Le cercle avait l’air d’une lettre qui voulait naître et n’y arrivait pas. En bas, une goutte séchée de sang, à peine visible. Mon cœur s’est emballé. Le tueur me parlait en morse et je ne comprenais pas la langue.
Je me suis souvenu alors de la fille que j’avais laissée. Son dossier était incomplet, le rapport mal signé, mon hésitation avait suffi. J’avais gardé, au creux de mon bureau, un vieux carnet où j’avais griffonné, jadis, des symboles — bêtes tentatives de relier des crimes à des lieux. J’ai cherché. J’ai trouvé une page où j’avais dessiné un cercle brisé et, dans la marge, une note : « Ne pas oublier — revoir la mezzanine ». J’ai reculé comme si j’avais reçu une gifle. Mon propre gribouillis, mon propre oubli, me regardait.
Le tueur n’avait pas seulement dessiné un lieu. Il avait effrité les cicatrices que je pensais refermées. Il savait quoi chercher dans ma mémoire. Il savait où j’avais manqué. Le papier trouvé dans la passerelle n’était pas un simple indice : c’était une lame pointée vers ma honte.
Je suis rentré au poste au petit matin, les mains tremblantes. J’ai réécouté les messages des familles, relu les rapports, confronté mes souvenirs à la réalité du papier. Tout ce que j’avais fait, tout ce que j’avais laissé en plan, était une fissure que ce type réclamait comme entrée. Il s’était infiltré dans ma vie comme une moisissure dans un mur humide, profitant de la moindre faiblesse.
Le pire, ce n’était pas qu’il savait. C’était qu’il m’attendait. Et que, pour la première fois depuis longtemps, je crus que ma négligence pourrait tuer encore. Je sentais le silence autour de moi se resserrer, prêt à m’écraser. Le Cryptographe ne se contentait plus de tuer des inconnues. Il traçait des routes entre ses meurtres et ma vie.
J’ai pris la photo du morceau de papier, l’ai collée au-dessus de mon bureau, juste à côté de la photo de la victime. Les symboles se répondaient. Autour, le fil rouge formait maintenant non pas un puzzle, mais une carte de mes fautes. Le cauchemar n’était plus extérieur : il était domicilé dans mon passé.
Je me suis mis à écrire, furieusement. Des hypothèses, des lieux, des noms. J’ai appelé Marc, griffonné des rendez-vous, demandé des prélèvements. Mais tout le monde parlait méthode, procédure, routine. Personne ne sentait ce froid qui rampait sous ma peau. Personne ne voyait la fissure.
Et le détail — si minuscule, si insignifiant à première vue — continuait de pulser devant moi comme un petit cœur battant sous la surface. Il me disait une seule chose, claire et terrifiante : il savait qui j’étais. Il savait ce que j’avais laissé derrière. Et il venait me le rendre, une victime à la fois.
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26 juin 1988 — 03h47
La nuit avait cette densité d’encre qui empêche même les sons les plus faibles de se perdre. J’avais les yeux en feu. Le poste était désert à cette heure — des néons qui bourdonnaient, des chaises vides, l’odeur persistante du café trop long dans la carafe. Mais mon esprit n’était pas au bureau ; il tournait encore autour de cette ligne, de ce petit bout de papier plastifié et de la passerelle qui grinçait comme une mâchoire.
Je suis retourné sur la scène. Parce qu’on retourne toujours sur la scène. Parce que la scène te hurle des vérités que personne d’autre ne veut entendre. Le ruban jaune cliquetait sous la pluie fine qui commençait à tomber. Les barrières avaient été repositionnées, la foule écartée, mais l’atmosphère y était : électrique, humide, lourd.
Ils avaient déplacé le corps pour l’autopsie. Le plancher était nettoyé mais l’odeur restait — le fer du sang, la chaleur d’un corps trop vite refroidi. Là où elle gisait, il y avait des auréoles, des silhouettes effacées. J’ai posé ma main, à distance, sur la balustrade près du banc central. Le métal était encore tiède, comme si le lieu refusait de se laisser sécher. Mon pouls battait contre mes tempes.
Marc me rejoignit rapidement, les yeux cernés, la blouse tachée de quelque chose que je n’ai pas voulu fixer. Il parlait à voix basse.
— Il y a une chose que l’on n’avait pas vue. La gorge. Elle a été étranglée.
Le mot tomba comme une pierre dans une eau calme. Étranglée. Pas une série de coups, pas un élan de violence désordonné : la pression méthodique autour du cou, la lutte qui a suivi, la peau marquée par une corde, par des doigts, par une rage froide. La différence entre une agression et un choix réfléchi. J’ai senti mes doigts se crisper.
Je me suis approché de la place où elle s’était tenue, et j’ai regardé le vide qu’elle avait occupé. Le sang ne ruisselait plus ; il avait coulé, séché, formant des fissures sombres sur le bois. Des éclaboussures ici et là — non pas des geysers, mais des petites gouttes qui racontent une lutte, un corps qui se débat, qui s’effondre. Rien de pittoresque. Juste la trace d’un combat intime et définitif.
Chaque centimètre du lieu me parlait, me poussait à reconstituer la minute qui avait basculé. Les marques sur le dos, la ligne en biais, la rayure sur la balustrade, la petite fissure dans la chaise du confessionnal. Tout s’alignait comme les pièces d’un mécanisme cruel. Je sentais le tremblement monter comme une marée dans mes bras. J’avais l’impression d’être observé. Et pour la première fois, ce n’était pas seulement la présence du tueur que je craignais : c’était l’idée qu’il connaissait la largeur de ma peur.
Je suis retourné à la morgue avec Marc. Ils avaient prélevé tout ce qu’il fallait — ongles, fibres, une petite capsule plastique retrouvée dans l’estomac, comme on le craignait. On ouvrit les tiroirs. Les gants blanchirent sous la lumière blafarde. Le corps, nu de symbole, n’était plus qu’un rapport de faits, des photos, une page à relier. Mais même là, dans le froid aseptisé, la violence avait une texture : la gorge légèrement tuméfiée, des hématomes en anneau qui dessinaient une pression, l’empreinte d’un lien serré. Les lèvres étaient bleues par endroits, les yeux mi-clos — comme si elle avait vu quelque chose au moment où l’air lui a manqué.
En revenant, je n’ai pas pu empêcher les images de ma propre main. Comment avait-il serré ? Avec quelle force ? Combien de secondes ? J’essayais de sentir la résistance d’un cou sous mes doigts, de mesurer la fourberie d’un ligature qui se resserre. Cette mécanique du silence me glaçait. Une strangulation, c’est froid. C’est intime. C’est la certitude qu’on a choisi de rendre quelqu’un muet pour l’éternité.
À partir de ce moment, la paranoïa n’a plus été une métaphore : elle est devenue un meuble lourd dans mon appartement. Je regardais ma porte comme un juge qui attend un verdict. Mes rêves se peuplaient de cordes qui glissaient autour de cous blêmes. Chaque bruit de palier, chaque coup d’ascenseur me faisait sursauter. Les rats du dessous semblaient faire le va-et-vient comme des messagers indifférents. J’ai commencé à repasser mentalement chaque poignée de main, chaque échange — qui avait les doigts huileux, qui gardait trop d’espace sous son col ? Qui pouvait atteindre la nuque d’une femme dans un geste précis ?
Mes souvenirs me harcelaient. La fille de ma jeunesse, l’affaire bâclée. Le dossier que j’avais laissé reposer. Et maintenant, la vision d’une main qui se referme — peut-être la même, peut-être une différente. La fissure dans mon passé était devenue le passage que ce type utilisait pour entrer. Il ne laissait pas simplement des énigmes : il plantait des aiguilles sous ma peau.
Je me suis mis à éplucher mes propres affaires. Chaque tiroir. Chaque dossier. J’ai fouillé la liasse poussiéreuse que je croyais oubliée et, au fond, un papier — un reçu, une note griffonnée de mon propre crayon : « Mezzanine — angle — surveiller ». J’avais noté ça, une nuit, comme on note une course banale. Pourquoi ? Je ne m’en souvenais pas, mais l’écriture était la mienne, tremblée. Et au-dessous, une date : le jour où j’avais été distrait, le jour où j’avais laissé quelqu’un sans protection. J’ai senti la bile remonter.
La paranoïa s’est installée comme un compagnon silencieux : elle me suivait aux toilettes du poste, elle promettait de surgeler mes gestes. J’ai commencé à dormir d’un œil, à laisser une lampe allumée. Je vérifiais la serrure trois fois, cinq fois. Le moindre écart sur le fil rouge que j’avais étalé au mur me paraissait une attaque personnelle. Chaque nouveau message du tueur — chaque symbole, chaque bout de plastique — devenait une lettre adressée directement à ma peur. Il jouait avec mes ombres.
Je rassemblai les clichés, les notes, et j’écrivis des hypothèses que j’effaçais tout aussi vite. La logique devenait paranoïa et la paranoïa se déguisait en piste. Je contactai des témoins, mais leurs voix me paraissaient lointaines, comme si on parlait d’un autre monde. Le bureau répondait par procédures, rappels, cases à cocher. Personne ne parlait d’angles, de mezzanines, de doigts qui connaissent la chair. Personne n’entendait la petite musique que le Cryptographe me jouait.
La spirale monta. Une sensation de gorge serrée, d’étau mental, de suffocation — non pas physique mais psychique. Et c’est là que vinrent les détails : une trace de suie sur une marche, une éraflure sur le dossier d’un banc, une minuscule fibre rouge coincée dans le relief d’une moulure. Des choses presque ridicules prises isolément. Mais mises bout à bout, elles formaient l’architecture d’un acte réfléchi. Le tueur n’avait pas seulement choisi les victimes au hasard ; il choisissait les lieux qui me parlaient. Il utilisait mes souvenirs comme des balises.
Je commençai à recevoir des lettres anonymes. Pas d’énigme cette fois, juste une feuille pliée glissée sous la porte du poste : « Regarde où tu as laissé. » Pas de signature. Ma main trembla en la dépliant. L’écriture était sobre, presque enfantine. Il connaissait mes silences. Il creusait. Il savait.
Cette nuit-là, je ne pus m’empêcher de repasser, encore et encore, la scène du meurtre dans ma tête. J’imaginais la main du tueur, le mouvement précis de la strangulation — la pression, l’angle, le glissement du corps sous la force. C’était mécanique. C’était planifié. C’était intentionnel. Et plus j’y pensais, plus je voyais le tueur se faire artiste : la strangulation comme un trait final, l’énigme comme une signature. Il signait ses actes de la même encre noire qu’avait laissé ma négligence.
Au petit matin, épuisé, j’ouvris le tiroir où je gardais les premières preuves de mon erreur. Là, entre des papiers jaunis, j’ai trouvé quelque chose que je n’avais pas vu venir : une petite corde, usée, pliée soigneusement. Elle n’y était pas la veille. Je l’ai touchée, et mes doigts reconnurent la texture : cordelette fine, capable de serrer un cou sans bruit. Mon estomac se noua. Je ne pus m’empêcher de penser à toutes les fois où j’avais prêté mon épaule, ma main, ma signature. Tout revenait.
La peur n’était plus seulement pour les inconnues. Elle se nichait au creux des nuits, elle prenait la forme d’un objet qui pouvait, d’un geste, changer la vie en silence. J’éteignis la lumière, mais la lueur orange des lampadaires filtrait par le volet. Dans cette demi-obscurité, le papier plastifié que j’avais collé au mur me regardait. Les trois signes semblaient me sourire.
Je n’osais plus faire confiance à mes pensées. La paranoïa m’avait appris que penser, parfois, c’est déjà se trahir. Et si je m’étais trompé ? Et si ce n’était pas seulement ma faute mais mon nom que le tueur chassait ? Et s’il venait, non pour les veuves ou les anonymes, mais pour ceux qui portent les ombres sur le dos ?
Je pris une décision stupide et nécessaire : je retournerais voir la vieille femme dont j’avais bâclé le dossier des années plus tôt. Je voulais voir son visage, entendre sa colère, sentir si la fissure que j’avais laissée avait rouvert une porte derrière laquelle il se cachait. Peut-être qu’elle me dirait que j’avais agi bien, ou peut-être me cracherait-elle son mépris. Peu importait. J’avais besoin d’un témoin. J’avais besoin d’un point fixe dans ma vie qui ne soit pas une énigme.
En sortant dans la rue, j’eus la sensation d’un souffle contre ma nuque. Je me retournai, le cœur au bord des lèvres, pour ne trouver que l’ombre d’un réverbère et les flaques noires qui réfléchissaient le ciel. Une goutte de pluie effleura ma joue comme une larme étrangère. J’avançai, la corde dans l’esprit, la lettre dans la poche, la peur comme une seconde peau.
Le Cryptographe avait tracé son chemin jusque-là, jusqu’à mes nuits, jusqu’à mes erreurs. Et je comprenais désormais que pour l’arrêter, il ne suffirait pas d’attraper un homme : il faudrait que je me déchire moi-même, que je regarde en face ce que j’avais laissé pourrir. Parce que ce qui était plus dangereux que ses mains, c’était la vérité qu’elles révélaient : quelqu’un connaissait ma faiblesse. Quelqu’un la tenait entre ses doigts et, à chaque meurtre, la tordait un peu plus.
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