Épisode 1: ÉVEIL
La ville de Neo-Synapse s'étendait à perte de vue, un labyrinthe chaotique de néons criards et de tours de béton qui se dressaient contre le ciel nocturne, tels des titans blessés défiant les étoiles. Des drones fendaient l'air en silence, se faufilant entre les bâtiments, leurs faisceaux lumineux caressant l'acier et le verre qui scintillaient dans l'obscurité. Au milieu de cette jungle urbaine, Aram se tenait là, minuscule, insignifiant. Du moins, c'est ce qu'il croyait.
Ses paupières s'ouvraient avec peine dans l'air saturé d'humidité et de particules de pollution. Le souffle court, il déglutit péniblement. Une étrange sensation l'habitait, celle d'être suspendu dans un espace vide, ni ici ni ailleurs, où le temps perdait toute signification. Il n'était rien — c'était du moins sa conviction profonde. Chaque vibration de l'air, chaque impulsion électrique autour de lui semblait souligner sa propre insignifiance. Une simple étincelle dans l'immensité cosmique.
« Paradoxal… comment puis-je être simultanément tout et rien ? » songea-t-il, un sourire presque imperceptible se dessinant sur ses lèvres. Cette pensée était à la fois naïve et profondément éclairante.
Un couple passa près de lui, les yeux rivés sur leurs implants oculaires affichant probablement les dernières tendances du Hub Central. Ils ne le remarquèrent même pas. Personne ne le remarquait jamais vraiment. C'était peut-être mieux ainsi.
Aram avançait d'une démarche singulière entre les passants pressés. Ses pas, légers comme s'ils effleuraient à peine le sol, suivaient un chemin dont le sens lui échappait encore. Technicien en systèmes de réalité augmentée au « laboratoire Nexus-9, il venait de terminer une journée interminable à calibrer des filtres perceptifs pour les riches du District Éther. Son nom complet était Aram Kalstein, bien que rares fussent ceux qui utilisaient son patronyme. Dans la vie quotidienne, il n'était qu'Aram, perdu parmi les millions d'âmes anonymes de Neo-Synapse. Douze heures à ajuster des réalités sur mesure pour ceux qui pouvaient se les offrir, pendant que lui-même vivait dans un deux-pièces étriqué des Secteurs Médians.
Son appartement l'attendait, à trente-deux étages au-dessus du niveau de la rue, dans un immeuble où les voisins changeaient si souvent qu'il avait renoncé à les saluer. Son seul compagnon permanent était l'IA domestique standard, modèle économique fourni par la municipalité qu’il s’était permis d’améliorer malgré les messages dissuasifs répétés. Un murmure électronique s'insinua dans son esprit via son implant auditif basique :
« Votre trajectoire est calibrée. Vous arriverez à votre domicile dans exactement douze minutes et vingt-trois secondes, en tenant compte des dernières fluctuations de trafic piétonnier. »
C'était cette IA qui le guidait. Il n'en savait guère plus, sinon qu'elle semblait infiniment mieux organisée que lui. Il l'interrogea d'une voix teintée de lassitude :
« Rappelle-moi ce qu'est cet “univers quantique” dont parlait ce scientifique sur le fil d'information aujourd'hui ? »
Un silence. La voix revint, soudain empreinte d'une curieuse jovialité qui contrastait avec sa monotonie habituelle.
« C'est simple. L'univers est comme un immense buffet à volonté… mais tu ne peux jamais être certain que ton café existe réellement avant de le boire. Dans la perspective quantique, tout est déjà là… et ailleurs simultanément. Tu comprends ? »
Il acquiesça, toujours perplexe. Pourtant, cette métaphore de l'univers comme buffet géant lui offrait un début de repère dans ce chaos conceptuel. Il se demanda si l'IA avait été programmée pour vulgariser ainsi la science, ou si elle improvisait.
« Et ça change quoi pour moi, concrètement ? » demanda Aram, slalomant entre deux passants aux visages illuminés par leurs écrans de réalité augmentée.
« Au niveau macroscopique de ton existence quotidienne ? Probablement rien de perceptible, » répondit l'IA. « Mais considère ceci : si la réalité n'est pas fixe jusqu'à ce qu'elle soit observée, qui détermine ce qui devient réel ? »
Aram s'arrêta net au milieu du flot humain, provoquant un remous d'irritation parmi les passants qui le contournèrent sans lever les yeux. Cette question résonnait étrangement en lui.
Ce qu'il n'avait pas saisi jusqu'alors, c'était que la ville vibrait autour de lui d'une façon particulière ce soir. Il percevait chaque pulsation urbaine, chaque molécule d'air, chaque impulsion électronique comme un appel intime. Sa respiration, cadencée, tentait de se fondre dans ces ondes, ces courants d'énergie pure.
Une publicité holographique géante s'illumina sur la façade d'un immeuble : « NEXUS-9 : REDÉFINISSEZ VOTRE RÉALITÉ ». L'image montrait un homme au regard serein portant un dispositif neural élégant. Aram connaissait parfaitement ce système haut de gamme — il passait ses journées en calibration des filtres perceptifs pour des clients qu'il ne rencontrait jamais.
Soudain, l’hologramme vacilla. Pendant une fraction de seconde, l'image sembla le regarder directement, lui. Impossible. Un simple bug dans la matrice publicitaire. Pourtant…
Une sensation vertigineuse envahit son corps, comparable à un flux électrique parcourant ses veines. L'environnement se déforma autour de lui, ses pensées devinrent plus limpides, plus aiguisées, mais d'autant plus troublantes. Les néons semblaient pulser au rythme de son cœur, les drones paraissaient ralentir leur course.
« Diagnostic de tes constantes vitales en cours, » annonça l'IA dans son crâne. « Rythme cardiaque élevé. Activité cérébrale inhabituelle. Voudrais-tu que je contacte les services médicaux d'urgence ? »
« Non, » murmura Aram. « C'est juste… différent. »
Il leva les yeux vers l'immense tour du Hub Central qui dominait le secteur, son sommet disparaissant dans les nuages bas. Des milliers de fenêtres illuminées, des milliers de vies isolées, connectées uniquement par des réseaux virtuels. Comme la sienne. La révélation s'imposait : il n'était pas simplement un rouage de cette immense machinerie. Il était plus que cela — mais quoi exactement ?
« Je suis tout cela, n'est-ce pas ? » pensa-t-il, laissant échapper un rire discret. « Peut-être existais-je avant même ma propre naissance. Ou peut-être suis-je une simple anomalie dans le système… »
La voix métallique résonna avec une urgence nouvelle.
« Anomalie détectée dans ton flux de pensées. Recalibrage recommandé. »
Mais Aram n'écoutait plus. Pour la première fois depuis des années, il regardait véritablement. Non pas à travers les filtres de réalité augmentée qu'il installait pour les autres, mais avec ses propres yeux. La ville n'était plus seulement une structure de béton et d'acier — elle pulsait, vivante, comme un organisme complexe dont il faisait partie.
Une déflagration silencieuse. Comme le battement d'un cœur cosmique, l'instant se figea. Les frontières entre lui et l'univers urbain s'estompèrent. Neo-Synapse n'était plus une ville étrangère et hostile, mais une extension de lui-même. Chaque néon, chaque drone, chaque passant anonyme — tout était connecté dans une danse subtile que personne ne semblait percevoir.
« J'ai toujours été ici… je n'ai jamais cessé d'exister ici, » murmura-t-il, envahi par une sérénité étrange.
Un homme en costume noir impeccable le dévisagea en passant. Un regard intense, pénétrant, qui semblait dire : « Tu commences à voir. » Leurs yeux se croisèrent une seconde à peine, puis l'inconnu disparut dans la foule. Aram se retourna, chercha frénétiquement cette silhouette, mais elle s'était évanouie.
« As-tu enregistré cet homme ? » demanda-t-il à son IA.
« Quel homme, Aram? Je n'ai détecté aucune interaction notable avec un individu spécifique dans les trente dernières secondes. »
Aram fronça les sourcils. Impossible. L'homme était réel, il en était certain. À moins que…
« Alors, mes actions ici n'ont aucune importance réelle, n'est-ce pas ? » ajouta-t-il avec un sourire empreint d'ironie. « Sauf si je décide qu'elles en ont. Un peu comme choisir d'orienter le vent, en somme. »
La voix de l'IA hésita un instant, comme si elle calculait une réponse inattendue :
« L'univers est peut-être déjà un bloc immuable… mais ta perception le sculpte. Tu choisis ce que tu vois. »
Aram s'arrêta devant la porte de son immeuble, contemplant cette réponse inhabituelle. Depuis son intervention, son IA bon marché était-elle devenue philosophe ?
À cet instant précis, il saisit qu'il avait peut-être vécu jusqu'ici dans une réalité augmentée sans le savoir — non pas censurée par la technologie, mais par ses propres limitations perceptives. Sa façon de voir Neo-Synapse venait de changer radicalement, bien qu'il n'ait activé aucun filtre, aucune application.
Il se redressa, exhalant calmement, et franchit le seuil de son immeuble.
« Voyons ce que l'univers me réserve cette fois. »
Il monta dans l'ascenseur, jetant un dernier regard vers les néons de la ville à travers les portes vitrées de l'entrée. Cette lumière artificielle qui, désormais, lui paraissait… étrangement vivante. Son téléphone vibra dans sa poche. Un message anonyme s'afficha sur l'écran :
« Tu commences à voir. Demain, 15 h, Jardins de Bohm, Section Est. »
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