Scène 5

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Nathan seul sur scène, un appareil photo dans les mains. Il s’adresse au public.

NATHAN

Je ne savais que peindre. Je ne savais faire que ce que j’aimais. J’avais beau ne réfléchir qu’à ça, qu’à moi et à ma vie, qu’à l’existence, la mort, et tout ce qui fait que l’art est de l’art, seules des couleurs et des formes me venaient à l’esprit. Rouge, beaucoup de rouge, avec des ronds, des spirales, et des yeux blancs, très grands, très hauts. Mais je refusais de peindre. Je ne lâchais rien, je ravalais tout. Puis je digérais.

Je me suis acheté un appareil photo dans l’espoir de me forger un troisième œil mais rien ne semblait vouloir s’y loger, ni la mort, ni la couleur. Les seules photos que j’arrivais à prendre n’avaient rien de plus que la moins bonne de mes toiles. L’art n’avait rien de la mort, j’en étais persuadé. L’art se devait d’être partiellement vivant, tout au moins.

Puis il y eut cette explosion. Tout m’est parvenu en même temps, à une vitesse folle : la couleur et la mort, cet instant de mort encore très partiellement vivant. Un carrefour étroit près d’une boulangerie à deux pas d’ici. Un dimanche très chaud, chaud à en crever, avec des touristes partout, surtout sur le trottoir d’en face. Enfin, deux voitures, énormes et vibrantes, qui surgissaient de deux rues perpendiculaires en rugissant, toutes entourées de rouge et de jaune comme si l’air s’était enflammé. Je crois que les gens ont crié mais tout fut recouvert par le bruit incroyable des deux carcasses qui s’encastrèrent l’une dans l’autre, avec une harmonie étrange, comme deux grosses cymbales.

Et le plus formidable, c’est que j’avais tout vu et que je voyais tout, je regardais tout, debout sur mon trottoir, à quelques mètres des bris de verre. Sans même m’en rendre compte, j’avais pris l’appareil et j’avais pris la photographie, sans prendre le temps de coller mon œil à la lentille. Tout avait été automatique et évident, car enfin, tout était là.

De la taule défoncée, un bras jonchant sur le sol, du rouge écarlate sur le pare-brise et la chaleur presque perceptible du choc. J’avais tout car enfin, la couleur avait accepté de se fixer sur l’écran, et la mort aussi. C’était donc là qu’était l’art. Entre l’avant et l’après, juste dans l’entre-deux, lorsque tout peut se voir avant de disparaître pour de bon. Je l’avais trouvé.

Mais ça ne suffisait pas. Ca n’avait aucune cohérence. Il me fallait plus de force, plus de réel, plus d’expérience. Alors, je me suis mis en chasse. Je traquais la mort, la mort fraîche et en devenir, comme un cochon traque la truffe, de manière aveugle et amoureuse. Les journaux, les réseaux sociaux, les rumeurs me livraient l’odeur et c’était à moi de suivre sa trace. Puis, quand enfin je touchais au but, j’embrassais aussitôt la scène de ma lentille, j’embrassais le corps chaud puis le corps froid. Parfois, j’avais la sensation que leurs regards m’étaient destinés, comme s’ils savaient ce que je faisais et qu’ils aimaient ça.

Je me rappelle d’une fois, d’une fois très importante. Un homme était en haut d’un immeuble, un très grand immeuble en verre, et sa silhouette tanguait. Il voulait mourir. Ni la police, ni les pompiers n’étaient déjà là. Seule une foule très nerveuse s’était groupée en bas du bâtiment, les mains sur la tête ou en l’air, comme pour essayer de le retenir physiquement alors qu’il avait le bout de ses chaussures dans le vide. Et parmi ces regards levés, ma silhouette immobile, impeccablement sage, dans l’attente du sublime. Au milieu de mon visage, l’œil gourmand de l’appareil, son reflet, fixe, et sa profondeur, lente. Je suis resté là au moins dix minutes.

Puis, il m’a regardé, de tout en haut, presque en hochant la tête, avant de se laisser tomber lourdement. En un éclair, il était sur le béton, comme une large flaque de bouillasse rouge et silencieuse. Et comme tout avait été projeté à la perfection à travers le prisme de ma lentille, ce n’est que lorsque j’ai extrait mon doigt du bouton que je remarquais les lunettes du modèle que le choc avait propulsé à mes pieds.

Elles étaient miraculeusement intactes et tournées vers moi.

Je n’ai pas réfléchis, je les ai emportées. Elles étaient encore chaudes

Mon concept était là.

Noir.

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