Scène 14

3 minutes de lecture

Nathan se trouve derrière une barre de salle d’audience, au tribunal.

NATHAN

Je n’ai rien de plus à ajouter, les faits ne sont pas plus simples. J’ai repoussé les avances de Monsieur Roi qui se montrait très insistant – physiquement insistant, il essayait de me toucher et de m’embrasser. Je l’ai repoussé et je l’ai menacé de porter plainte puis… Puis il a sauté. Enfin, il a bu son verre puis il a sauté. Sans prévenir. C’était étrange… Et abominable… Il était là, à regarder la ville, les cheveux au vent, puis le temps d’une seconde, il a disparu. Il n’y avait plus que les rideaux qui volaient dans la pièce. C’était tellement rapide, presque simple.

Il a crié quand même, très fort. Il a hurlé plutôt, c’était assourdissant. Et je me rappelle exactement du bruit du choc entre son corps et le bitume, un bruit très distinct, très sec, qui s’est répercuté sur tous les immeubles voisins. Peut-être que je l’ai imaginé dans ma confusion.

Parce que je n’étais pas terrifié, je n’ai pas eu le temps de l’être. Confus, c’est le mot exact. Je suis resté là assez longtemps, assis devant la fenêtre ouverte, sans comprendre ce qu’il s’était passé.

VOIX

Avez-vous pris des photographies ?

NATHAN

Oui, bien sûr. Que vouliez vous que je fasse ? Je suis artiste, je n’ai pas réfléchi, j’ai fait ce que je sais faire. Les photos sont magnifiques. On voit le corps au loin qui se détache de l’asphalte comme une étoile blanche et rouge, avec des branches tordues. Tout paraît si calme, si paisible. On pourrait croire qu’il dort si l’arrière de son crâne n’était pas éclaté en poussière stellaire. En toute modestie, je… Je crois que c’est un chef d’œuvre.

VOIX

Nous parlons bien d’un cliché du cadavre de Monsieur Roi ?

NATHAN

Oui. De quoi pourrait-on parler d’autre ?

VOIX

C’est donc à ça que vous faites références lorsque vous parlez d’art ?

NATHAN

Oui, où est le problème ? Je… Je ne sais rien faire d’autre. Vous ne pouvez pas me retirer ça, je ne serais plus rien. Ces morts sont tout ce que j’ai pour moi et je leur doit tout. En réalité, tout le monde me complimente, mais ils sont aussi artistes que moi. Voire plus. Vous ne pouvez pas me condamner pour ça, ça serait les condamner eux. Et ça serait me tuer moi.

Nathan quitte sa barre et s’adresse au public.

NATHAN

Je n’ai jamais tué personne. Je ne comprends même pas ces accusations. On peut me critiquer sur bien des choses, on peut m’accuser d’impudeur, d’indiscrétion ou même de voyeurisme, mais pas de meurtre.

Ce serait un non-sens complet, ça serait ne rien n’y connaître à l’art. L’art, ce n’est pas la disparition ou la destruction. Et je ne suis pas en train d’exprimer une opinion ou un désir, c’est un constat : l’art ne peut pas être l’absence, le rien, la mort. L’art, par essence, c’est la création. Et quand on créé quelque chose, on ne la tue pas, c’est une évidence.

Ces personnes, ces enveloppes vides, n’étaient déjà plus mortes à l’instant même où le flash se mettait en fonctionnement. Au contraire, elles devenaient éternelles et invincibles, elles ressuscitaient grâce au baume miraculeux de l’art et demeuraient à jamais gravées dans les esprits.

Tout comme ces objets. On m’accuse de vol alors que je ne fais que les préserver. Pourquoi penser que ce que je fais est mal alors que tant de personnes tombent chaque jour dans l’oubli, perdues au fond d’un cimetière de campagne ? Pourquoi m’accuser de morbidité alors que les murs des musées sont les plus luxueuses catacombes qui soient ? Pourquoi les réserver au souvenir des artistes ? Tout le monde a le droit à la mémoire, non ? Tout le monde a le droit d’être pleuré !

Alors pourquoi persister à m’accuser de meurtre ? Je n’ai tué personne, mais j’en ai sauvé des dizaines de la seule véritable mort. Je les ai sauvés parce que je les aime et parce que je sais aujourd’hui qu’on fera de même avec moi.

VOIX

Monsieur Chevreuil, pourquoi avez-vous fait ça ?

Nathan retourne derrière la barre.

NATHAN

Fait quoi ?

VOIX

Tout ça ?

NATHAN

Je… Je l’ai fait pour eux.

Silence.

Et je l’ai fait pour moi.

Silence.

Pour le souvenir, pour l’histoire. Et je l’ai fait pour…

Silence.

Je l’ai fait pour l’amour de l’art.

Noir.

Annotations

Vous aimez lire Bastien Gral ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0