34. Montée en flèche

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Constance

Constance courait à toute vitesse. Elle s’enfonçait dans les profondeurs de la forêt obscurcies par la nuit. Les branches des taillis lui fouettaient le visage, le froid brûlait ses mains et la boue tâchait les pans de sa robe, mais elle s’en souciait à peine. Tout ce qui lui importait était de se mettre à l’abri.

- Reviens !

En reconnaissant la voix d’Endrick, elle redoubla d’efforts et accéléra sa course. Loukoum provoquait un courant d’air si puissant qu’elle pouvait le sentir la pousser dans le dos. Un frisson la parcourut lorsque l’animal fendit l’air pour s’engouffrer sous la cime des arbres. Elle devait se cacher. Instinctivement, elle plongea dans le premier buisson qu’elle croisa. Aussitôt accueillie par un nid de ronces, elle se jeta à terre tout en se retenant de gémir de douleur. Sa joue droite, griffée d'une longue écorchure, saignait.

- Constance !

Elle entendit Endrick mettre un pied à terre à quelques mètres d’elle. Elle leva le menton vers l’allée centrale et, effrayée, constata qu’il était tout proche. La respiration lourde de Loukoum provoqua l’envol des feuilles givrées qui gisaient au sol.

- Montre-toi, je t’en prie…

Toujours une main sur la bouche, Constance pleurait en silence. Elle ignorait si c’était dû au frottement des ronces contre sa peau ou à la voix brisée d’Endrick qu’elle n’avait plus entendue depuis longtemps.

- Je t’ai tellement cherchée… Toutes ces journées passées avec Loukoum à fouiller les moindres recoins…

Il avança d’un pas. Ses pieds frôlaient le taillis dans lequel elle se cachait.

- Constance !

Son désespoir se transforma en frustration. Il hurla :

- Tu ne peux pas me fuir éternellement ! Je ne suis pas fou, je sais que tu es là ! Je t’ai vue le sauver.

Constance frissonna. Elle se revoyait seule, au bord du lac, tapie dans l’ombre. Gabriel l’avait chargée d’espionner le village et les environs. Seulement, au cours de sa mission, elle était tombée sur Colin, immobile au milieu du lac gelé. Son comportement étrange l’avait intriguée ; les yeux rivés sur son bâton de berger, il avait l'air d'une statue de glace dans ses habits blancs. C’était comme si le froid de l'hiver l'avait plongé dans un état de transe. Puis, élevant son bâton dans les airs, il avait brisé la glace et s’était retrouvé englouti par les eaux. Estomaquée, Constance n’avait pas hésité une seconde et s’était élancée sur le lac pour le secourir.

- Tu lui as sauvé la vie ! Tu gardes toujours un œil sur nous, c’est plus fort que toi.

Constance sentit le souffle chaud de Loukoum balayer son visage. Cela lui rappela le moment où elle avait réussi à sortir Colin de l’eau malgré le lourd manteau qu’il portait. Elle avait passé un doigt sous son nez violacé afin de vérifier qu’il respirait encore. Un mélange de soulagement et de culpabilité l’avait alors envahie. Colin était en vie, et pourtant, les mots de Gabriel résonnait dans sa tête comme un rappel à l’ordre.

« Tuez n’importe quel paysan que vous croiserez sur votre chemin. Ce sont eux qui assurent le ravitaillement à Marvegny ; ils nous empêchent de fragiliser la population. »

Assise sur la glace, tenant Colin par la nuque, elle était restée figée dans sa grande cape noire. Elle l’avait observé, comme elle l’avait fait le jour où ils avaient partagé leur premier rire ensemble, dans les hautes herbes des terres abandonnées. Colin n’avait plus ce même air morose, ni ces mêmes cheveux courts qui durcissaient son visage. Une mèche blonde gorgée d’eau tombait sur son front paisible. Elle s’était rendue compte, à cet instant, qu'il comptait beaucoup pour elle. Surtout, elle avait pris consciencee du mal qu’elle avait pu lui faire dans la cathédrale. Déverser sa fureur sur lui l’avait soulagée sur le coup, mais le tenir entre ses bras alors qu’il était inconscient lui faisait regretter sa méchanceté. Il était si pur.

Il incarnait tout ce qu'elle n'était pas. La candeur.

- Tu ne peux pas prétendre être une personne que tu n’es pas.

Endrick la sortit de ses pensées.

Parle pour toi, se dit-elle avec amertume.

- Tu es persuadée que tu as un mauvais fond parce que Gabriel joue avec tes faiblesses, il t’y confronte pour mieux te faire sombrer. Mais c’est faux… Constance, tu n’aurais pas sauvé Colin si c’était le cas.

Elle contracta la mâchoire, agacée. Tout son corps entier se tendait, réclamait vengeance ; elle voulait faire souffrir Endrick comme il l’avait fait souffrir.

- Reviens… la supplia-t-il.

Elle attendit qu’il se retournât pour sortir de sa cachette et se frayer un passage entre les arbres.

- Ce jour-là, dans la cathédrale, je... n'ai pas pris le Serum. Constance ? J'ai menti ! Bien sûr que c'est oui !

La voix d’Endrick s’affaiblissait à mesure que Constance s’éloignait.

- Bien sûr que je t'aime.

Déjà loin, Constance n'écoutait plus.

* * *

Rageuse, Constance agrippait les rebords d’une table de toilette boiteuse. Dès son retour, elle s'enferma dans la seule pièce où elle pouvait obtenir un peu d’intimité. Elle avait préféré ne croiser personne. Un moulin à eau délaissé au bout du fleuve alcyonien servait de point de repère au clan qu’elle avait formé avec Gabriel. Beaucoup s’étaient décidés à les rejoindre. Oiseaux des ténèbres, grands oubliés de l’Envolée, malfaiteurs, métamorphes ou villageois désireux de voir le système changer.

Constance leva les yeux vers le miroir posé sur la table. Elle ne put retenir l’élan de colère qui l’assaillit ; elle brandit son poing, le frappa en son centre et provoqua une pluie d’éclats de verre. Elle laissa échapper un hurlement de douleur, qui se transforma progressivement en sanglots. De longues fissures parcouraient la glace et déformaient son visage rougi par l’émotion. Ce miroir brisé en mille morceaux était le reflet de son âme. Elle essuya sa main pleine de sang dans sa robe, le cœur battant. Revoir Endrick l’avait achevée. Savoir que plusieurs mois s’étaient écoulés et que ses anciens amis avaient reconstruit une vie sans elle, à Marvegny, la tuait à petits feux. Elle les détestait de l’avoir abandonnée, laissée en proie à la détresse, sans jamais chercher à la retrouver. Elle avait même appris qu’Ariane avait donné naissance à un petit garçon.

- Eh, Constance… je ne veux pas te faire de peine, mais il y a une rumeur qui court.

Gabriel avait tiré une chaise en bois et s’était assis face à elle, alors qu’elle était occupée à élaborer un plan pour retrouver la couronne. Les cheveux clairs du jeune homme avaient poussé, s’éparpillant en une masse touffue derrière les oreilles. Une barbe envahissait le bas de son visage sali par la boue. Nerveux, il jetait quelques coups d’œil vers Constance qui avait à peine daigné lever la tête vers lui. Elle s’était laissée consumer par son désir de vengeance et avait petit à petit occupé une place importante aux côtés de Gabriel. Tous deux brisés par le manque d’estime de leurs proches, ils s’étaient unis pour devenir plus résistants, plus déterminés à régner sur la vallée. Ainsi, ils feraient valoir leurs qualités en tant que personnes dignes d’être respectées.

- Dis toujours, avait-elle marmonné.

- Ariane a accouché. Il paraît qu’elle a fait une sorte de… déni de grossesse. C’est un garçon.

Constance s’était arrêtée net dans ce qu’elle entreprenait.

- J’ai certainement agi bêtement en la maltraitant, elle et les autres. Ce n’était pas la bonne méthode, avait-il conclu en secouant la tête. La preuve, on n’a pas pu obtenir ce qu’on voulait.

- Tu t’en veux ? avait ricané Constance pour pallier son malaise.

- Nan. Je ne pouvais pas savoir qu’Ariane avait l’enfant de mon frère dans son ventre.

Constance contint ses larmes du mieux qu’elle put, toujours face au miroir. Elle ne supportait plus son image. Elle ne supportait plus la personne qu’elle était autrefois. Faire preuve d’une froideur de caractère pour mieux cacher son mal-être avait d’autant plus renforcé son instabilité. Elle avait exposé ses faiblesses malgré elle et laissé Endrick l’approcher de trop près. Il lui avait donné ce qu’elle désirait plus que tout au monde pour finalement le lui reprendre.

Elle voulait changer. Désormais, elle ne jouerait plus un rôle ; elle se contenterait de se laisser dominer par son animosité et ne jurerait que par la colère sourde qui grondait en elle.

Finis les faux-semblants.

Constance saisit un éclat de verre et, d’une main tremblante, l’éleva. Elle hésita, le bras en suspens. Une vive lueur traversa ses yeux lorsqu’elle prit conscience de son instant de vulnérabilité. Elle se mordit les lèvres et se décida. Il était temps. Elle abaissa le bout pointu au niveau de son cou et dégagea les cheveux de ses épaules. Elle les coupa avec précision, par petits coups brefs. Les dernières traces d’un passé douloureux s’écroulaient sur le sol pour former un tas de mèches noires au reflet terni. Les nouvelles pointes naissant au contact de son cou lui donnaient la sensation d'être plus légère. Lorsqu’elle eut fini, elle se contempla dans le miroir, ses cheveux réduits en un carré effleurant ses épaules. Elle avait le front dégagé, et ses prunelles soulignées par de larges cernes lui paraissaient plus grandes, plus noires encore.

Elle se sentait enfin elle-même.

* * *

- On change de plan.

Constance contourna la table en bois au centre de la cuisine et, d'un geste de main, poussa la vaisselle qui s'y entassait pour étaler une carte. Curieux, ses compagnons d'arme se tournèrent vers elle. Gabriel, assis sur le rebord d'une fenêtre, un livre à la main, soutint son regard avec curiosité. Eléonore, la métamorphe qui l'avait interrogée dans la cathédrale, releva son visage aux traits altiers et s'appuya contre une poutre. Elle faisait tourner une dague entre ses doigts. Derrière elle, une bande de métamorphes et de brigands s'avancèrent. Quelques volatiles s'étaient alignés le long d'une étagère branlante, dont Edelweiss, qui gardait ses distances avec sa maîtresse depuis qu'elle avait rejoint les oiseaux des ténèbres. Constance s'attristait de la voir s'éloigner d'elle ; elle voulait tant être comprise, et pourtant, son propre oiseau n'adhérait pas à sa décision. Edelweiss la regardait comme une inconnue.

S'il te plaît, ne m'abandonne pas, la supplia Constance silencieusement.

Edelweiss détourna ses yeux tristes et s'envola vers un autre perchoir. La jeune fille déglutit péniblement et reprit la parole :

- On a fait les morts pendant assez longtemps. Je pense qu'il est temps de passer à l'attaque.

Athanase, un jeune garçon n'ayant pas obtenu d'oiseau durant l'Envolée, tiqua.

- Tu es sûre ? Théophile n'a pas encore forgé assez d'armes... si on se précipite, on risque de perdre cette bataille.

- Les villageois sont affaiblis, ils meurent tous de faim, lui rappela Constance. Ils sont persuadés qu'on a filé vers les terres abandonnées, alors qu'on les encercle pour mieux les surveiller. Il n'y a plus un seul gibier dans la forêt.

- Et pour qu'ils remplissent à nouveau leurs granges, à mon avis, ils en ont pour un bon moment, enchaîna Lucille, une voyante diabolisée par son village. Je sens qu'il est temps, moi aussi.

- On y va au couteau ou au bec ? questionna Eléonore, ses grands yeux verts brillant d'impatience.

- C'est bien beau, tout ça, mais on ne sait pas comment récupérer la couronne.

Gabriel s'était levé en fermant son livre d'un coup sec. Il se dirigea vers la table et se positionna aux côtés de Constance. Il parcourut la carte du doigt et gronda :

- Ils ne la cèderont jamais, à moins qu'on ne soit plus intelligents qu'eux.

- Et tu comptes t'y prendre comment, monsieur le malin ? demanda Constance en tendant les bras, les paumes à plat sur la table.

- Je suis d'accord avec toi, il faut agir. Mais on a déjà vu que la violence ne faisait aucun effet, soupira-t-il.

- Je propose qu'on s'occupe d'abord de leur chef. Sans lui, ils n'auront plus aucun repère et se verront contraints de donner la couronne, déclara Samuel, un grand brun.

- Développe ? lança Gabriel en s'humectant les lèvres.

- On le fait prisonnier et on réclame la couronne en échange, sans quoi, on le tue. C'est aussi simple que ça, ajouta Samuel en haussant les épaules.

- Hors de question. Le chantage est la pire des manières de procéder, ces abrutis sont capables de se sacrifier pour le bien des autres, trancha Gabriel.

Constance se surprit à admirer son autorité naturelle.

- Ou alors... on leur fait croire que Constance a changé d'avis, suggéra Athanase. C'est elle qui possède la couronne, après tout. Il lui suffit de mentir et de dire qu'elle regrette. Qu'elle souhaite briser la malédiction.

Tout le monde se tourna vers lui. Il rougit aussitôt.

- Quoi, c'est trop ambitieux ?

- Dangereux, surtout, marmonna Gabriel. Personne ne la croira. Le premier venu en profitera pour la tuer et la déposséder de la couronne.

- Allons, Gab' ! Ses amis ne permettront jamais une chose pareille.

- Ce ne sont pas mes amis, siffla Constance. Et Gabriel a raison, personne ne me croira.

- J'aime cette idée, moi, dit Eléonore.

- Moi aussi, lança Lucille. Il te suffit d'être convaincante. Tu fais en sorte de t'entretenir avec la personne que tu pourrais berner le plus facilement...

- Et d'exprimer tous tes regrets, compléta Eléonore, l'air malicieux. Une vraie petite martyre.

- Tu penses que ça marcherait ? s'enquit Gabriel à voix basse.

Constance baissa les yeux vers la carte. Après réflexion, cette idée ne lui parut plus si absurde que cela. Il lui suffisait de mentir. Combien de fois avait-elle dû jouer un rôle pour survivre parmi les autres ? Elle se mordit la lèvre en prenant conscience des regards dirigés vers elle. Il lui fallait cette couronne. Se consacrer à la vallée aux côtés de personnes qui la respectaient était devenu son objectif premier depuis qu'elle avait perdu tout ce qui comptait pour elle. Elle en avait assez de souffrir. Sa soif d'indépendance grandissait peu à peu en son cœur solitaire, écrasant toute trace d'amour susceptible de la détruire. Elle voulait vivre seule, puissante et surtout, apaisée.

Je dois penser à moi.

- Je sais qui mener en bateau, finit-elle par déclarer, décidée.

Gabriel hocha la tête et mit fin à la réunion. Lorsque tout le monde se dispersa, il s'approcha de Constance et effleura le bout de ses cheveux.

- Besoin de changement ?

- Oh que oui.

- Ça te va bien.

Elle n'osa pas croiser son regard de peur d'instaurer un contact visuel embarrassant. Gabriel laissa retomber son bras et recula.

- À qui tu penses ? demanda-t-il.

- À la plus naïve et optimiste de nous tous.

- Ariane.

Entendre son nom fit frissonner Constance. Ariane était, des Six, la personne avec laquelle elle avait le moins d'affinités. Pourtant, elle seule était capable de tomber dans le piège.

- Pourquoi pas Endrick ?

- Je n'ai plus rien à voir avec lui, et tu le sais, grommela Constance.

- Tant mieux.

Il retourna s'asseoir sur le rebord de la fenêtre, lui jeta un coup d'œil rapide, puis se replongea dans son livre. Déstabilisée, Constance enroula la carte sur elle-même et sortit de la cuisine en trombe en direction du grenier. Il lui fallait se préparer. Elle retira ses vêtements sombres, sortit une de ses anciennes robes d’une malle en bois et l’étala contre son corps. Indécise, elle se regarda dans le miroir posé contre le mur. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas porté de blanc. Elle enfila la robe immaculée, frissonnant au contact des manches larges sur ses bras.

Il fait froid, ici.

Même si la neige avait fondu, le froid de décembre n’avait pas quitté la vallée pour autant. Constance se couvrit d’un cache-cœur bien chaud, puis enfila des gants en laine. Elle se sentait fausse dans ce mélange de couleurs claires. Elle tourna les talons, dégringola les escaliers et attrapa un béret blanc posé sur un porte-manteau. En arrivant dans la cuisine, elle attira tous les regards, dont celui de Gabriel qui s’agrandit en la voyant.

- Toi, alors. Tu sais comment faire sensation, s’exclama-t-il, surpris.

- Je sais comment les faire tomber, surtout, répondit-elle, un petit rictus aux lèvres. Dis, tu me peux faire un nœud dans le dos ?

Il arqua un sourcil.

- L’hirondelle ne fait pas le printemps, Constance. Tes amis ne sont pas naïfs.

Elle s’avança jusqu’à lui et lui tourna le dos. Gabriel s’empara des bandelettes qui dépassaient du cache-cœur et les noua délicatement entre elles.

- L’hirondelle fait le printemps quand ça lui chante, déclara Constance, sûre d’elle. Fais-moi confiance.

Elle attendait qu’il finisse sa tâche pour lui adresser un clin d’œil, ce à quoi il répondit par un sourire bref. Ils s’entendaient bien.

- Merci pour le nœud, chef, lâcha-t-elle en s’éloignant.

- Préviens les autres qu’on part ! La couronne a déjà assez attendu.

Constance ne se le fit pas dire deux fois. Elle rassembla ses compagnons d’arme autour du porche de la grange et leur réexpliqua le plan dans les détails. L’idée était claire : elle donnerait rendez-vous à Ariane dans la forêt grâce à une note remise par Edelweiss. Son oiseau servirait d’intermédiaire. Gabriel et les autres se contenteraient d’attendre dans les buissons, au cas où une attaque surprise surviendrait. Elle implorerait Ariane de lui laisser une seconde chance et d’apporter la couronne.

Elle y croira dur comme fer, se persuada Constance sur le chemin du départ.

Tous s’étaient munis d’arcs et de flèches afin de pouvoir viser de potentiels ennemis depuis les buissons. Une fois arrivés dans la forêt, ils prirent garde à ne pas s’approcher du campement. Ils s’installèrent au pied d’un chêne colossal, assez massif pour les abriter des regards. Constance sortit un papier de sa poche et s’accroupit, Gabriel penché par-dessus son épaule. Alors qu’elle s’apprêtait à écrire, un bruit de pas au loin l’interrompit.

- J’ai entendu un bruit, chuchota Eléonore, aux aguets.

- Quelqu’un vient ! gronda Athanase.

Une silhouette jaillit soudainement des buissons. Tout se déroula si rapidement que Constance eut à peine le temps de réagir. Gabriel ordonna l’assaut, et quatre hommes se jetèrent sur le nouveau venu pour le plaquer contre l’arbre. Les oiseaux des ténèbres qui les suivaient formèrent un arc de cercle pour l’intimider. Constance reconnut Louis, tremblant, les cheveux couverts de mousse. Ses cris étouffés se transformèrent en gémissements lorsque Gabriel lui frappa le ventre.

- Qu’est-ce que tu fais ici ? s’énerva Gabriel.

- Je te retourne la question, répondit Louis, essoufflé.

Il releva la tête et fixa le bout de papier que tenait Constance.

- C’est quoi, ça ?

- Ferme-la, intima Gabriel en lui assénant un coup de coude sur la tête.

- On doit le tuer, intervint Samuel, un couteau à la main. Sinon, on peut dire adieu à notre plan.

- Pourquoi pas ? fit Gabriel, les épaules haussées.

- Tu en serais capable ? le provoqua Louis.

Gabriel soutint son regard un instant, puis l’attrapa brusquement par les cheveux.

- Tu auras vraiment gâché mes projets jusqu’au bout, tu le sais, ça ?

- Tu comptes faire quoi, hein ? Tuer un jeune père, qui plus est celui de ton neveu ?

Gabriel éclata d’un rire nerveux :

- Tu ne m’auras pas, pas comme ça.

- Alors là, tu fais fort. Avoir torturé une femme enceinte ne pèse pas assez sur ta conscience, il te faut en plus tuer ton petit frère ?

Louis avait pris soin de mentionner leur écart d’âge.

- J’en ai assez de toi, siffla Gabriel.

- Si tu la touches à nouveau, je te promets que c’est moi qui te tuerais, le menaça Louis.

- C’est ce qu’on va voir. Constance ! hurla Gabriel sans quitter son frère des yeux.

Celle-ci avança de quelques pas.

- Tu as enfin l’occasion de faire tes preuves, lui dit-il.

- Gabriel…

- Tue-le. Et vise le cœur, surtout.

La colère qui déformait son visage le rendait méconnaissable. Constance hésita face à tant d’animosité. Durant l’espace d’une seconde, elle remit en question sa décision d’avoir suivi un meneur aussi instable que lui. Gabriel avait beau paraître convaincant lorsqu’il proclamait vouloir détenir la couronne pour faire le bien, ses excès d’humeur ne trompaient personne. Il était rempli d’une rancune si grande, si profonde que rien ne pouvait calmer ses ardeurs.

Au fond, nous sommes pareils. Pourquoi est-ce que je me fais du souci ?

- Quoi… ? lâcha Louis, blême. Non, Constance, at-

Un homme le prit par l’épaule et lui coupa le souffle en un coup de poing. Constance préparait son arc pendant que ses hommes maintenaient Louis debout contre le chêne. Celui-ci se débattait du mieux qu’il pouvait. Elle se mit en position, ignorant ses cris de détresse réprimés par un bâillon. Constance était à deux doigts de relâcher sa flèche qui, chevrotante, pointait vers son thorax. Il n’était pas de son côté. Elle n’avait pas à s’en vouloir.

Tu oublies son fils.

Constance se figea dans son élan. Elle hésita à nouveau. Sa compassion pour son fils, à qui elle allait infliger l’absence d’un père, la ramena à la raison. Elle l’avait assez vécu pour le faire subir à quelqu’un. Elle retint son souffle, puis tira. La flèche lui échappa des mains, fila à toute vitesse et se planta dans le bois de l’arbre, à quelques millimètres de l’oreille de Louis. Celui-ci se redressa, le front plissé d’inquiétude. Il suait à grosses gouttes.

- A quoi tu joues ? gronda Gabriel en la prenant par le bras.

Une lueur de déception brillait dans ses yeux plissés.

- J’ai une idée, répondit-elle calmement.

- Traîtresse ! s’écria Eléonore.

-Tu n’es pas digne de faire partie de nos rangs si tu n’es pas capable d’obéir aux ordres, lui rappela Gabriel, le ton ferme. On a un accord.

- Tu ne me crois pas capable de le respecter ? rétorqua Constance, vexée.

- Tu es toujours des leurs tant que tu n’oseras pas leur faire du mal. C’est évident.

Constance vit rouge. Elle lui lança un regard noir avant de murmurer :

- Observe.

Elle se dirigea vers Louis d’un pas confiant, éleva sa dague et la planta dans son épaule. Le jeune homme hurla de douleur dans son bâillon, s’écroulant au sol. Elle le coinça contre l’arbre à l’aide de son pied, s’écrasant de tout son poids contre sa blessure.

- Tu es gaucher, Louis, je me trompe ? demanda-t-elle froidement.

Il ne répondit pas. Elle savait qu’elle avait raison.

- Tu peux donc toujours te servir de ton bras encore valide. Tu vas gentiment écrire à Ariane et lui ordonner de te rejoindre au bord du lac. Elle ne doit prévenir personne.

Elle se pencha vers son oreille et souligna :

- Avec la couronne. Précise que c’est urgent, que tu sais comment la détruire.

Elle jeta le bout de papier à ses pieds. Gabriel la rejoignit et croisa les bras, signe qu’il la laissait prendre les rênes.

- Inutile de rappeler que si tu n’obéis pas, Ariane est une femme morte. Tu sais de quoi je suis capable, Louis, alors ne me déçois pas, conclut Constance.

Elle se releva. Gabriel se confondit aussitôt en excuses :

- Excuse-moi, je…

- Inutile, le coupa-t-elle en levant une main. J’irai au lac moi-même, Louis m’accompagnera et prétendra être au courant de mes remords. C’est bien plus crédible.

- Et nous ? s’enquit-il.

- Vous vous contentez de vous cacher, et de tirer si quelque chose vous paraît suspect. En attendant, je dois agir seule.

Il s’inclina et se retira. Constance se chargea d’envoyer Edelweiss une fois le mot écrit. Louis tremblait de tout son être. Elle pointa une flèche dans son dos et lui ordonna de marcher en direction du lac. Elle inspira longuement, sereine. Elle allait enfin obtenir ce qu'elle voulait.

Un véritable acheminement vers sa toute-puissance.

* * *

Il fallut peu de temps à Ariane pour arriver. Louis et Constance l’attendaient sur la plage de sable, placés côte à côte pour feindre leurs retrouvailles. Une masse de nuages gris s’étendait au-dessus de la vallée, provoquant des bourrasques qui troublaient les eaux d’ordinaire tranquilles. Des vagues ourlées d’écume s’écrasaient contre le sol avec violence. Ariane marchait d’un pas lent, l’air sûr d’elle dans sa longue jupe écossaise. Flamme volait sur sa droite, et Edelweiss sur sa gauche. Constance crut sentir son cœur se briser à la vue de son oiseau en compagnie d’une autre. Elle détestait l’idée qu’Edelweiss pût la rendre vulnérable à ce point, alors elle préféra se concentrer sur Ariane qu’elle n’avait pas revue depuis la quête. Ses cheveux relâchés ondulaient dans le vent, le sable blanc faisait ressortir sa peau diaphane, et surtout, elle tenait entre ses doigts fins un tas de couvertures.

- Non… émit Louis faiblement.

Constance le fit taire d’un coup de coude. Ariane avait emmené leur fils avec elle.

- Louis ! s’écria-t-elle.

Elle se précipita vers son mari et se jeta dans ses bras tout en gardant l’enfant contre son cœur. Louis retint un gémissement à cause de sa blessure à l’épaule. Constance l'avait bandée juste auparavant dans le but de stopper l'hémorragie.

- Tout va bien ? J’ai vu ton message…

Elle se tut lorsqu'elle croisa le regard Constance, ses mèches de cheveux voletant autour de son visage tacheté de rousseur. Ses pupilles se dilatèrent lorsqu’elle aperçut le sang séché le long du bras de Louis. Elle prit aussitôt peur.

- Qu’est-ce qui se passe ? s’alarma-t-elle.

- Tout va bien, mentit Louis, une main pressant son épaule. Je me suis fait attaquer et Constance m’a aidé. Sans elle, ils m’auraient tué.

Ce qui était à demi-vrai. Ariane ramena son fils un peu plus contre elle, méfiante. Elle reporta son attention sur Constance et lui dit :

- Je me doutais que tu serais là, vu qu'Edelweiss m'a fait passer le message. C'est pour ça que j'ai pris mon bébé avec moi.

- Je ne suis pas là pour te menacer, pourtant. Je veux simplement discuter, répondit Constance.

- Oui, mais je n'ai pas la certitude que tes intentions soient bonnes, soupira Ariane. S'il reste un tant soit peu d'humanité en toi... si la Constance que je connais n'est pas tout à fait partie... je sais que tu n'oserais pas faire de mal à Osmond.

Constance tiqua.

- Osmond ?

Elle râcla sa gorge et fit l’effort de prendre une voix douce :

- Vous l’avez appelé Osmond ?

- Parce que ça t’intéresse, maintenant ? répondit Ariane du tac au tac.

Constance se mordit les lèvres. Elle se sentait bien plus honteuse qu’elle ne devrait l’être.

- Désolée, je n'arrive pas à te suivre… avoua Ariane, les sourcils froncés. C'est vrai... Pourquoi être revenue ?

- Je…

Constance avait la gorge nouée. Si mentir avait été un jeu d’enfant dans l'élaboration de son plan, la réalité s'avérait être bien plus complexe. Il ne suffisait pas de jouer un double-rôle ; c’était tout un lien de confiance qu’elle devait briser afin de parvenir à ses fins. Voir les grands yeux attentifs d’Ariane ne l’aidait pas.

- Tout le monde t’attend, tu sais, murmura la rousse, qui constata sa confusion. Tu nous manques.

Malgré tout ce que je vous ai fait ?

- Je regrette ce que j’ai fait. Je veux à tout prix détruire la couronne, je suis allée beaucoup trop loin et j'en ai pris conscience, dit Constance, les poings serrés.

- Tu es sûre de toi, cette fois-ci ?

Constance eut du mal à supporter son regard sincèrement préoccupé pour elle.

- Je te le promets, mentit-elle avec peine.

Au moment où Ariane plongea sa main dans ses couvertures, un tonnerre de battements d’aile éclata dans le ciel. La patrouille d’Auguste les avait repérés. Les flèches de l’armée de Gabriel s’élevèrent dans les airs depuis la forêt pour protéger Constance.

- Je vois que tu es accompagnée, constata Ariane avec amertume. J'ai failli te croire.

- Tu étais censée venir seule ! fulmina Constance. Louis, qu'est-ce que tu as fait ?

- Rien ! Je l'ai précisé dans le mot, se défendit Louis. Jamais je n'aurais osé prendre de risques.

- Tu t'es servie de lui ? s'offusqua Ariane.

- J'étais obligée, articula Constance en reculant d'un pas. Rien ne se passe comme prévu, tu aurais dû suivre les instructions de la lettre et personne ne serait en danger.

- Qu'est-ce que tu crois, Constance ? s'exclama Ariane. Tu m'envoies Edelweiss sur un coup de tête, et je suis censée me jeter dans tes bras ? J'assure toujours mes arrières. Si tes intentions avaient été bonnes, tu n'aurais pas eu peur de la patrouille.

Louis en profita pour prévenir sa compagne, une main sur son épaule.

- Ils m'ont pris par surprise alors que je patrouillais, c'est un piège, rentre immé...

Il fut coupé dans son élan par une flèche fonçant droit sur eux. Il tenta de protéger Ariane en l’entourant avec ses bras, mais la flèche fut plus rapide. Ariane tourna le dos pour protéger son bébé et la reçut en plein dans les poumons. Le cri étranglé de Louis résonna dans l’immensité de la plaine :

- ARIANE, NON !

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