35. Briser la glace

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Endrick

- Donc, si je comprends bien, vos vies sont en danger à cause d'une centenaire détraquée que Justine a provoquée dans le seul but de contenter sa curiosité excessive ?

Philéas se tenait debout face à ses amis, les mains dans le dos. Son visage fermé n'inspirait rien de bon. Tout le monde s'était réuni dans la maison de Louis à la demande de Justine et se remettait difficilement de la nouvelle. Colin lança un regard à Justine, puis haussa les épaules.

- C'est plutôt bien récapitulé.

- Ce n'est pas une centenaire détraquée, mais une femme solitaire qui a attendu des siècles qu'on la délivre d'une malédiction, rectifia Justine. Et nos vies ne sont pas en danger. Plus maintenant, en tout cas.

- Mais elles l'ont été. Et tes cheveux ne sont pas redevenus complètement blonds, souligna Philéas en la pointant du doigt.

Justine baissa les yeux.

- Je suppose que ça met du temps à partir.

- Ou qu'Ondine est toujours là.

- Philéas n'a pas tort, intervint Endrick. Tu dis toi-même qu'une malédiction pesait sur elle. Est-ce que tu sais au moins pourquoi ?

- Non. Mais elle n'est pas dangereuse, ça j'en suis sûre, dit Justine, le menton levé.

- Trop de certitudes te mènent facilement à ta perte, gronda Philéas. Elle prévoit peut-être de prendre ta vie en échange de sa réapparition.

- Mais Colin vient de vous dire qu'elle a promis de ne pas me tuer ! s'exclama Justine, remontée.

- C'est vrai, confirma celui-ci. Elle s'est servie de Justine dans l'unique but de me montrer ses souvenirs. Elle a pris juste assez de son énergie avant de disparaître.

- Je te trouve bien vague, marmonna Endrick. Je ne comprends pas pourquoi elle serait revenue d'entre les morts pour te montrer sa vie de bergère. Tu ne nous dis pas tout.

- Sachez simplement qu'elle a été condamnée à tort, soupira Colin. Le reste me concerne.

- On est un groupe, Colin. Sans sincérité, on n'avance pas, s'agaça Endrick.

- Crois-moi, ce qu'elle m'a dit ne concerne pas la couronne.

- Je n'aime pas les mensonges, avoua Philéas en se rasseyant. Ça déséquilibre nos liens.

- On a pu le constater par le passé, ajouta Endrick, mauvais.

- A qui la faute ?

Colin s'était redressé, les mains sur les genoux. Endrick s'apprêta à répliquer, mais le blond balaya l'air d'une main.

- Tu aurais pu faire le choix de dire la vérité à Constance, mais ce n'est pas le cas. Et je ne te le reproche pas. Laisse-moi gérer ma vie personnelle, je suis assez intelligent pour ne pas la laisser affecter notre groupe.

Endrick resta figé dans son fauteuil, comme secoué. Personne n'ignorait que les directives de Justine l'avaient incité à jouer un rôle. Il avait menti pour se protéger ; par conséquent, il regrettait amèrement de ne pas avoir avoué son amour à Constance. Cette pensée le torturait. Colin constata son malaise et changea de sujet pour alléger l'atmosphère :

- Justine a encore des traces du passage d'Ondine, c'est ce qu'il y a de plus inquiétant pour le moment.

- Je vais bien, assura-t-elle.

- Ariane est partie depuis un bon moment, lâcha Endrick qui était devenu blême. Je vais prévenir Auguste.

En se levant pour atteindre la porte, il entendit le pas lent de Colin résonner dans le couloir.

- Rick, je...

- Ne t'en fais pas pour moi.

Endrick inspira brièvement puis, la main sur la poignée, claqua la porte derrière lui. La phrase de Colin résonnait encore dans sa tête. Elle lui pinçait le cœur. Plus le temps passait, plus il lui était pénible de se remémorer la fameuse scène qui avait conduit Constance à sa perte. Il observa les alentours pour s'assurer que la rue était vide ; avec les oiseaux des ténèbres qui traînaient dans les parages, il préférait prendre ses précautions. Il se glissa dans une ruelle éclairée par les rayons de l'aurore et rejoignit la patrouille qui l'attendait près de la fontaine. Loukoum lâcha un glapissement en le voyant. Auguste, entouré de ses hommes, se retourna avec une carte à la main. Il se dirigea vers Endrick qui montait déjà sur son oiseau.

- Il est temps, dit le lieutenant. Ariane est partie depuis dix bonnes minutes, déjà.

- C'est dix minutes de trop, répondit Endrick entre ses dents.

- En avant ! s'écria Auguste. Je veux que chacun de vous se place au point précis que j'ai indiqué !

Tous les membres de la patrouille s'affairèrent autour de leurs oiseaux. Droit comme un piquet, Endrick attendit l'ordre de son lieutenant pour partir. Loukoum ressentait sa nervosité ; lui aussi trépignait d'impatience, ses griffes crissant sur les pavés. Lorsque Auguste éleva la voix pour annoncer le départ, Endrick n'attendit pas une seconde de plus. Il suffit d'un bond à son oiseau pour quitter la terre ferme et le transporter dans les airs. Ils prirent la tête de la patrouille tout en veillant à rester aux côtés d'Auguste qui, de par son haut grade, restait le chef de l'opération. Il lança un regard empli d'indulgence à son apprenti. En effet, il n'ignorait pas l'amitié qui reliait Endrick à Ariane.

- Ils sont juste là, souffla Endrick dans le sifflement du vent.

Ses mains moites glissaient dans le plumage de Loukoum. Il avait reconnu Constance. Elle faisait face à Ariane sur la plage. Auguste rapprocha son oiseau de celui d'Endrick et s'écria :

- C'est un piège, les buissons grouillent d'ennemis !

- Constance s'est donc servie de nous...

Loukoum émit un piaillement qui s'étouffa rapidement dans sa gorge. Il avait l'air inquiet. Endrick ne l'avait jamais entendu produire ce son auparavant.

- Il faut agir, et vite ! gronda Auguste. Constance a choisi son camp. Attaquons-les avant qu'ils ne s'en prennent à Ariane !

- Non, surtout pas, on pourrait les blesser ! hurla Endrick.

- Mieux vaut ça que la mort !

- Attendez... j'ai une idée ! Je prends la moitié de l'escadron, je me dirige sur la droite, et vous, avec le reste, sur la gauche. On va les prendre par surprise.

- Bien, trancha Auguste, qui voyait que le temps leur manquait.

Alors qu'il donnait les ordres, l'un des hommes de l'escadron s'irrita :

- Je me fiche de savoir si c'est une élue, elle est notre ennemie, maintenant. Je la viserai quoi qu'il arrive.

- Non. Concentrez-vous principalement sur la cible dans les buissons. Celle sur la plage est inoffensive.

- Mais...

Auguste lui lança un regard noir :

- C'est un ordre.

Soulagé, Endrick emmena la moitié de l'escadron avec lui et se rangea sur la droite pour longer le bord du lac. Les oiseaux filaient à toute vitesse au-dessus de l'eau, entraînant leurs maîtres qui se tenaient comme ils pouvaient. Ils étaient sur le point d'atteindre la forêt. Endrick prépara son arc et le tendit vers le bas. Tout se passait comme prévu, mais au moment où il donna l'ordre de tirer, une multitude de flèches s'éleva dans leur direction.

- En piqué ! Vite ! s'exclama Endrick.

Aussitôt, ils s'exécutèrent et s'abaissèrent, tous serrés les uns contre les autres à tel point qu'ils ne faisaient plus qu'un dans un entremêlement de plumes brunes. Dans la mesure où l'ennemi les avait attaqués de front, ils n'eurent d'autre choix que de rebrousser chemin. Les oiseaux contournèrent le lac tout en rasant le sol. Ils étaient prêts à lancer une deuxième attaque. Endrick jeta un œil à la plage pour vérifier l'état de ses amis. Il eut à peine le temps de voir une masse de couvertures s'abattre dans le sable qu'un hurlement parvint à ses oreilles.

- Ariane... prononça Endrick dans un souffle.

Voyant Ariane s'effondrer dans les bras de son mari, il tira les plumes de Loukoum vers la droite et le força à faire demi-tour. Celui-ci comprit l'urgence de la situation et se posa sur la plage. Endrick bondit de sa selle, courut vers Louis, puis s'accroupit à ses côtés. Il pouvait à peine voir le visage d'Ariane caché par les grandes mains de Louis. Elle peinait à respirer. Flamme se roula en boule à ses côtés, affaibli lui aussi. Endrick fut d'autant plus bouleversé à la vue du sang qui tâchait peu à peu sa robe.

- Que s'est-il passé ? demanda Endrick, les yeux ronds.

Personne ne répondit. Constance, qui avait sorti son arc et ses flèches pour viser les hommes dans les buissons, se laissa tomber dans le sable. Endrick se tourna lentement vers elle. Constance fuit son regard.

- Qu'est-ce que tu as fait... souffla-t-il.

Elle leva son front qui, marqué par des plis, traduisait les remords accumulés au cours de ces derniers mois. Son visage révélait une sidération si profonde qu'Endrick sortit immédiatement de ses gongs.

- Qu'est-ce que tu as fait ? hurla-t-il.

Constance était sonnée. Il ne pouvait rien tirer d'elle. Il se pencha un peu plus vers elle et, les traits du visage tirés par la hargne, déclara :

- Je ne te le pardonnerai jamais.

- Ariane... Ariane, reste avec moi, intervint Louis.

Il la pressa contre son cœur et lui chuchota quelques mots. Ariane levait des yeux emplis de crainte vers lui. Endrick mit sa colère de côté et se concentra sur la blessure de son amie.

- Il faut qu'on lui enlève cette flèche, et vite.

- Non, dit Constance. La flèche empêche l'hémorragie, si on lui enlève, c'est la mort instantanée assurée.

- Alors fais quelque chose ! fulmina Endrick qui ne supportait pas d'être impuissant.

- Je...

Constance eut soudain un regard vide.

- Je ne peux rien faire, murmura-t-elle.

- Mon bébé... articula Ariane.

- Il est là, ma chérie, juste entre nous deux, la rassura Louis en rapprochant le tas de couvertures vers elle.

Osmond dormait paisiblement. Ses mèches rousses éparpillées dans la couverture à carreaux se mêlaient à celles de sa mère. La couronne gisait à ses côtés, à moitié cachée par le tissu. Ariane tenait son bébé contre elle tant bien que mal.

- Il faut le protéger...

- Il est à l'abri. Tout va bien.

Loukoum s'était placé devant eux, les ailes grandes ouvertes, afin qu'aucune flèche ne pût les atteindre. Ariane toussa violemment, du sang coulant le long de son menton. Elle ouvrit la bouche pour s'exprimer, mais son souffle coupé l'en empêcha.

- Qu'est-ce que je peux faire ? s'alarma Louis. Dis-moi.

Elle toussa de plus belle et, dans une quête désespérée de retrouver de l'air, se hissa à l'aide de la chemise de Louis. Endrick se précipita derrière elle pour la redresser.

- O-osmond... balbutia-t-elle.

Elle se détacha d'Endrick et s'accrocha au cou de Louis. Le jeune père gémit. Endrick porta une main sur son front, les yeux remplis de larmes. L'entendre réclamer son enfant dans son état actuel le torturait. Un dernier hoquet s'empara d'elle. Crispée dans les bras de Louis, elle tomba sur ses genoux. Constance sortit alors de sa torpeur. Elle voulut l'approcher et, d'un geste empli de douceur, lui prit la main. Elle la serra de toutes ses forces, comme pour lui transmettre toute sa culpabilité. Ariane déposa son autre main par dessus la sienne, mais lorsque Constance l'attrapa, la mourante se figea. Son bras retomba dans le sable et sa tête bascula sur le côté.

Ariane était morte.

Le plumage rouge-sang de Flamme prit feu, et, dans un long cri strident, l'oiseau se consuma dans ses propres flammes.

Colin, Justine, Philéas et Alexandrina arrivèrent en courant et s'arrêtèrent net lorsqu'ils virent le corps d'Ariane étendu près de Louis.

- Non... lâcha Justine, épouvantée.

Louis ne comprit tout d'abord pas ce qui lui arrivait. Il secoua un peu Ariane dans l'espoir de la réanimer. Lorsqu'il prit conscience qu'il ne pouvait plus rien faire, un silence de plomb s'abattit sur la plage, alors que la bataille, elle, continuait de faire rage au loin. Louis fit glisser ses doigts le long de sa taille, la ramena contre lui, puis, finalement, perça la bulle qui les protégeait du monde extérieur en éclatant en sanglots.

Osmond se joignit à son père tandis qu'Endrick se penchait vers le front d'Ariane. Il l'embrassa tendrement, des larmes coulant le long de sa mâchoire. La lumière du groupe, celle dont le rayonnement infini n'avait jamais faibli, s'était éteinte. Il braqua son regard animé par la haine sur Constance. Il ne l'avait jamais vue aussi blanche.

- Regarde ce que ton orgueil a causé, marmonna-t-il, les poings serrés.

- Tais-toi...

- Elle a perdu la vie !

- Tais-toi !

Terrassé par le chagrin, Endrick laissa les mots dépasser sa pensée :

- Edelweiss a fait une grave erreur en te choisissant. Tu ne faisais pas le poids.

Une montée de larmes envahit les yeux grands ouverts de Constance. Elle s'en remit au jugement des autres élus, les suppliant du regard. Aucun d'eux ne lui prêta attention. Elle perçut leur mutisme comme une confirmation des propos d'Endrick. Dans un élan de panique, Constance s'empara de la couronne, la posa sur sa tête et prit ses jambes à son cou. Justine et Colin en profitèrent pour s'agenouiller auprès de Louis.

- Constance, qu'est-ce que tu fais ? lança Endrick, désorienté.

Celle-ci avait couru jusqu'à ce que ses pieds fussent immergés par l'eau du lac. Elle sortit un couteau de sa poche et poussa un grand cri. L'escadron d'Auguste - qui était descendu sur la terre ferme pour se battre contre l'ennemi - ainsi que les hommes de Gabriel cessèrent la bataille, tous intrigués par cette interpellation. Constance cria à nouveau d'une voix plus claire :

- GABRIEL !

Il y eut un grand silence. Seuls les pleurs d'Osmond résonnaient par dessus le déferlement des vagues. Voyant que le chagrin empêchait Louis de s'en occuper, Justine recueillit le bébé dans ses bras pour le calmer.

Ariane est morte.

Cette pensée frappa Endrick de plein fouet. La pâleur du corps d'Ariane le meurtrissait ; il détacha les yeux de son amie et aperçut la silhouette de Gabriel avancer lentement jusqu'à Constance.

- Ne fais aucun geste brusque, déclara-t-il, une main en avant.

- Pourquoi, tu as peur ? demanda Constance.

Elle pointa aussitôt le couteau sur son cœur. Endrick se leva en un bond, accompagné de l'exclamation de Colin :

- Constance, arrête !

- Non, je n’arrêterai pas. Cette couronne n'apporte rien de bon, s'écria-t-elle, tremblante. Il faut nous en débarrasser.

- Il y a pourtant d'autres moyens. Aurais-tu oublié notre plan ? s'enquit calmement Gabriel.

- Ton plan a tué Ariane ! J'aurais... j'aurais dû mourir à sa place.

- Tu peux la détruire sans pour autant mettre ta vie en danger, lui rappela Philéas, dont les yeux rouges lançaient des éclairs.

- Ça vous arrangerait pourtant tous que je meurs, répliqua Constance.

- Non, pas moi, avoua Gabriel.

Moi non plus.

Endrick eut un mouvement de recul. Son cœur avait parlé.

- Raison de plus, Gabriel ! Tout ce qui t'intéresse, c'est la couronne ! fulmina-t-elle. Au moins, si je meurs, je l'emporte avec moi.

- Mais elle restera intacte. Pense à la légende... celui qui se trouvait à ta place il y a un siècle est mort. Tué par un lâche. Tu veux nous faire attendre un siècle de plus ? gronda Gabriel.

- Ceux qui ont tué mon prédécesseur étaient des héros, le détrompa Constance. Ils ont sauvé la vallée. Je me dois de faire pareil... je dois protéger la vallée... la protéger de moi-même.

- Vraiment ? demanda Gabriel, dont les yeux luisaient d'inquiétude.

- Je suis trop dangereuse.

- Dans ce cas, vas-y.

Ils n'étaient plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Gabriel fit glisser un doigt le long de la lame et s'esclaffa :

- Tue-toi. Tout le monde n'attend que ça, n'est-ce pas?

Colin, Justine et Philéas ne répondirent pas, sachant pertinemment qu'il s'agissait d'un piège. Endrick lui-même était aveuglé par la rancœur ; il ne voulait pas entrer dans le jeu de Gabriel, au risque de dire des choses qu'il regretterait. Constance tremblait de tous ses membres.

- C’est drôle… On a toujours tendance à raconter l’histoire du point de vue du vainqueur, soupira Gabriel. Le héros qui a sauvé le monde ! Le possesseur du fenghuang, premier à avoir régné sur la vallée suite à son action glorieuse. Mais qu’en est-il de celui qui s’est accaparé la couronne et qui a été tué sans pitié ? Celui qui s’est laissé aller à des motivations plus profondes, peut être trop ambitieuses ?

- C'était la décision la plus sage et la plus courageuse que le meneur ait pu prendre, et tu le sais, s'énerva Philéas. Il a tué son ami parce qu'il le voyait devenir fou, fou de pouvoir !

- Et quoi, son ami n’a pas le mérite d’être mentionné simplement parce qu’on a pensé qu'il perdait la tête ? Parce qu'il a perdu la bataille ? Savez-vous au moins qui c'était ? L’oiseau qu’il possédait, qui a dû mourir à ses côtés à cause d’une action irréfléchie, meurtrière ? Quel gâchis. Regardez, l’histoire se répète.

Il laissa tomber son pouce sous la poitrine de Constance, en plein sur son cœur. Endrick vit rouge. Il détestait l'idée de ne pouvoir intervenir.

- Le possesseur du caladrius est décidément maudit, lâcha Gabriel.

- Q-quoi ? hoqueta-t-elle.

- Philéas devrait te tuer, toi aussi. Pour avoir semé la terreur et la folie, comme celui avant toi.

- Il ment, il ne sait même pas qui c'était ! hurla Philéas.

- Simple fait historique. Demande à ton mentor tant aimé...

- C'en est assez...

Philéas eut à peine le temps de finir sa phrase que Louis se leva et se jeta sur son frère. Il lui asséna un coup de poing si fort qu'il tomba en arrière dans l'eau. Louis continua de lui donner des coups en le tenant par le col.

- Ma femme est morte par ta faute !

- Louis.... Louis, attends...

Philéas se précipita vers eux.

- Ça ne sert à rien ! lança le meneur en retenant Louis du mieux qu'il pût.

- Lâche-moi !

- Ne fais pas la même erreur que lui, insista Philéas.

Louis ne l'écoutait pas. Gabriel était en piètre état.

- Cette couronne nous rend tous fous... marmonna Constance.

D'un seul coup, la scène se déroula au ralenti. Constance était à deux doigts d'enfoncer la lame dans son cœur. Endrick paniqua. Il devait à tout prix éviter cela. Il siffla à pleins poumons pour appeler Loukoum. Celui-ci détala dans sa direction ; Endrick l'attrapa par les plumes et monta sur sa selle alors qu'il cavalait à toute allure. Il n'eut pas besoin de communiquer d'ordres à son oiseau. Loukoum étendit sa patte afin d'enrouler Constance par la taille et s'envola. Elle lâcha son couteau face à tant de puissance et se laissa emporter dans les airs. Plus l'oiseau montait vers le ciel, plus Constance s'égosillait :

- Loukoum ! Lâche-moi !

Endrick ne l'écouta pas. Loukoum prenait toujours autant de hauteur.

- Dis-lui de me lâcher ! ordonna Constance. Je dois en finir !

Elle ne savait pas ce qu'elle disait. Endrick la connaissait mieux que quiconque. Constance avait traversé assez d'épreuves dans sa vie pour savoir que s'ôter la vie n'était pas la solution. La tentation de la faire revenir à la réalité était trop grande. Endrick s'écria :

- Tu veux en finir ? Tu es sûre ?

- J'ai tué Ariane ! Et tu m'en veux à mourir ! pleura-t-elle. Laisse-moi...

- Très bien.

Endrick ordonna à Loukoum de la lâcher. Celui-ci hésita.

- Fais-moi confiance, chuchota Endrick.

Loukoum desserra son emprise. Constance tomba dans le vide. Elle eut à peine le temps de crier que Loukoum la rattrapa au vol. Fébrile, elle bafouilla :

- Re... repose-moi, c'est bon, j'ai compris...

- Répète-le, s'exclama Endrick. Sinon, je recommence. Jusqu'à ce que tu comprennes.

- Non, s'il te plaît...

Endrick donna un coup de talon à Loukoum afin de gagner de la vitesse.

- Endrick, j'ai peur ! s'égosilla-t-elle

Endrick se pencha aussitôt et lui tendit la main. Constance l'attrapa. Le contact de leurs doigts enlacés lui donna un frisson dans le dos. Il la hissa par dessus Loukoum et l'aida à s'asseoir derrière lui. Constance s'accrocha à lui sans hésiter. Le vent hurlait dans leurs oreilles. Ils planaient tous les deux à travers les fins rayons de lumière qui criblaient les nuages gris.

- Je te déteste, émit-elle entre deux sanglots.

- C'était le seul moyen, répondit Endrick froidement.

- Tu devrais m'abandonner à mon sort. Je suis une cause perdue.

- Je viens de perdre Ariane. Je ne suis pas prêt à te perdre en plus.

- Mais...

- Ecoute, Constance, je t'ai dit que tout était de ta faute... mais en fait...

La gorge d'Endrick se noua.

- C'est aussi de la mienne. Ma décision dans la cathédrale a participé à la mort d'Ariane.

- Ne dis pas ça.

- Constance... j'ai joué un rôle...

- Non... tu ne peux pas me dire ça, tu n'as pas le droit. C'est trop facile.

- Justine m'avait donné une baie. Elle m'a persuadé de faire semblant de subir le sérum.

- Tu mens !

- Je ne voulais pas avouer mes faiblesses... j'ignorais ce que le sérum pouvait bien te faire, je pensais que tu jouais un rôle, toi aussi. Après tout ce qui s'était passé entre nous, c'était plutôt logique. Alors...

- Tu mens, tu mens, tu mens ! Je ne veux plus t'entendre.

- Alors j'ai menti. Pour me protéger.

- C'est impossible...

- Je t'aime, Constance, si tu savais... depuis la fois où on s'est rencontrés sur cette patinoire.

- De quoi tu pa...

A cet instant, une nuée de corbeaux noirs se jeta sur Loukoum et le percuta violemment. Il bascula sur la droite et fit chuter Constance. Endrick, qui avait réussi à s'accrocher à son oiseau, s'alarma lorsqu'elle tomba à l'eau. Il sauta de sa selle et plongea. Son entrée dans l'eau glaciale fut si douloureuse qu'il mit du temps à reprendre ses esprits. Il ouvrit les yeux afin de repérer Constance et nagea de toutes ses forces. Celle-ci coulait peu à peu vers le fond, la couronne se décrochant de ses cheveux. Il s'empara de la couronne, puis souleva Constance par les bras. Le souffle lui manquait. Alors qu'il remontait difficilement, un souvenir de plus en plus distinct se dessinait dans la lumière à la surface de l'eau.

* * *

C'était une après-midi ensoleillée. Une paire de patins sur l'épaule, Endrick traversait le couloir des vestiaires. Il avait reçu son cours habituel de hockey sur glace et s'apprêtait à rentrer chez lui. En poussant la porte qui débouchait sur la patinoire, il s'immobilisa. Il n'en croyait pas ses yeux.

Constance Flannes se tenait au centre de la piste.

Elle était vêtue d'une jupe portefeuille serrée à la taille, et ses cheveux en queue de cheval étaient retenus par un nœud noir. Elle ne semblait pas d'humeur. Son coach ne cessait de la réprimander. Curieux, Endrick s'approcha du bord, puis s'accouda pour les écouter.

- Ça ne va pas du tout, mademoiselle. Vous ne maintenez pas assez votre buste, vos arabesques manquent de souplesse, vos bras sont mous ! A croire que vous ne comptez pas réussir le championnat de demain.

- Bien sûr que si ! Je donnerais tout pour réussir, lui assura Constance.

- Dans ce cas, faites preuve d'un peu plus de professionnalisme.

- Je veux bien, mais seule, voyez-vous, c'est un peu compliqué, grommela-t-elle.

- Votre coéquipier a exécuté la chorégraphie à la perfection. Il était inutile de le retenir plus longtemps.

Un éclat de rire suivi d'un claquement de porte les interrompit dans leur conversation. Il s'agissait d'Arsène Roismier, en compagnie d'une jeune patineuse. Endrick n'en revenait pas ; le couple de danseurs sur glace qu'il avait admiré tout le long de son enfance était là, sous ses yeux. Les sachant très amoureux devant la caméra, Endrick s'attendait à ce qu'il rejoignît Constance sur la glace, mais il n'en était rien. Il fronça les sourcils en voyant Arsène disparaître dans le couloir des vestiaires. Les gloussements de la jeune fille mirent Constance dans tous ses états. Son coach tenta de la calmer, mais elle s'éloigna, réalisant des tours de piste en pestant.

- Eh, mais c'est la patineuse qui t'fait tourner la tête ?

Baptiste, un des amis d'Endrick, posa ses patins au sol et rabattit la capuche de son gilet sur sa tête.

- Qu'est-ce que ça peut te faire ? marmonna Endrick.

- Personne ne nous a dit qu'elle s'entraînerait ici ! Les gars, v'nez voir ! s'exclama Baptiste alors que tout le groupe de hockeyeurs sortait des vestiaires.

- Ferme-la, ronchonna Endrick en lui donnant un coup de coude.

- Certainement pas, le nargua Baptiste. Y'a la championne internationale qui fait baver Rick devant la télé ! reprit-il plus fort.

- Mais non !

- Tu rigoles ?

Tout le monde se précipita vers la rambarde pour mieux la voir. Bousculé dans tous les sens, Endrick se fit tout petit, mort de honte. Constance, quant à elle, continuait ses tours sans s'arrêter, les joues rouges de colère. Son coach avait quitté la patinoire.

- Je comprends mieux pourquoi tu la regardes, maintenant, ricana Jules.

- Elle est pas mal du tout, enchaîna Raphaël.

- Bien joué, vieux, lança Evan en lui ébouriffant les cheveux.

- Allez-vous en ! Vous m'énervez, à la fin, bougonna Endrick, sans pour autant s'empêcher de sourire.

- Ok, ok, capitula Baptiste. Promets-moi que tu vas essayer de lui parler ?

- Mais oui, dit Endrick en levant les yeux au ciel.

- C'est pas tous les jours qu'on rencontre sa star préférée, remarqua Evan, amusé.

- Mais oui, répéta-t-il. Maintenant, sortez d'ici !

Endrick dut les pousser jusqu'à la sortie pour être tranquille. Constance passa tout près de lui dans un crissement de patins.

- C'est fou, ces hockeyeurs. Toujours besoin de se faire entendre, soupira-t-elle.

Elle resserra sa queue de cheval d'un air dédaigneux. Endrick sentit son cœur tambouriner dans sa poitrine. Il était tellement impressionné par sa présence qu'il ne put émettre le moindre son.

- Bah alors, on perd sa langue, maintenant ? pouffa-t-elle.

Elle s'éloigna aussitôt. Remonté par son manque de tact, il posa son coude sur la rambarde et, un rictus aux lèvres, chercha à l'agacer :

- Oh, excuse-nous. On t'a dérangée dans ton travail, peut-être ?

- Tout à fait.

- Faire des tours de piste, ça demande de la concentration, c'est sûr, la railla-t-il.

- C'est déjà mieux que de faire son bourrin sur la glace.

- Détrompe-toi, le hockey est un sport très subtile. Tu veux que je te montre?

- J'ai fini mon entraînement, de toute façon, répliqua-t-elle, piquée.

Elle traversa la glace à toute vitesse, sa queue de cheval se balançant derrière son dos. Endrick enfila les siens pour la rejoindre. Elle paraissait si douce à la télévision ; jamais il n'aurait pensé découvrir un tel caractère. Il préféra mettre sa méchanceté sur le compte de sa mauvaise humeur et, toujours autant fasciné par sa prestance, essaya de lui remonter le moral.

- J'imagine que tu n'as jamais joué au hockey pour avoir autant de préjugés sur nous, déclara-t-il en arrivant vers elle.

Constance le jaugea du regard, de ses baskets blanches à son sweat à capuche bleu-marine. Elle planta ses yeux acérés dans les siens, plissa le nez, et dit :

- Ils t'ont bien décoiffé, tout à l'heure.

- Ah, ça...

Endrick remit ses mèches volantes en place, ce qui eut le don de faire briller le regard brun de Constance.

- Ils sont brutes, mais sympas. Je les aime bien, lâcha-t-il en haussant les épaules.

Constance hocha la tête.

- C'est important d'avoir des amis.

Elle s'assit et commença à défaire ses patins. Cependant, ses gants de velours l'empêchèrent de les dénouer correctement. Elle les enleva, puis les jeta sur le banc.

- J'en ai par dessus la tête de cette équipe ! J'aimerais... j'aimerais être loin d'ici, sans me soucier de ce fichu championnat. Le patinage est devenu un enfer pour moi, je... je ne suis plus sûre d'aimer.

- Et Arsène ?

Constance leva des yeux étonnés vers lui.

- Tu le connais ?

- Oui.

- Ah... alors tu dois savoir que je suis célèbre.

- Pourquoi, ça change quelque chose pour toi ? demanda Endrick.

- Bien sûr ! Les gens me voient comme une patineuse pleine de promesses, simplement parce que je suis présentable et que je vis la parfaite idylle avec mon coéquipier. Je suis réduite à ça, et je le ressens quand on me regarde.

- Ce n'est pas comme ça que je te vois. Tu as une technique remarquable. Arsène et toi faites la paire sur la glace.

- Tout n'est pas aussi rose dans la vraie vie, tu sais, avoua-t-elle, le visage assombri. Arsène joue la comédie devant les journalistes. Mais moi, j'ai toujours été sincère...

Endrick comprit aussitôt. L'amour non réciproque brisait Constance, et elle semblait fatiguée de suivre les inclinations de son cœur qui la menaient à un don de soi destructeur. Il se leva et attrapa deux crosses. Il glissa jusqu'au centre de la piste et lui fit signe de venir :

- Je vais te montrer qu'il est possible de s'amuser sur la glace.

- Vraiment ? Ça m'étonnerait.

- Viens ! insista-t-il.

Constance se résolut à venir vers lui. Il lui lança une crosse, qu'elle rattrapa maladroitement.

- Il te suffit de marquer dans le camp adverse. L'équipe qui marque le plus de buts au cours de la rencontre est déclarée vainqueur. Ok ?

Il fouilla la poche de son jogging et jeta un palet par terre. Constance haussa un sourcil.

- Mais je ne sais pas m'en servir...

- Essaye de me retenir.

Constance obéit. Elle protégea le palet avec sa crosse comme elle put. En deux temps trois mouvements, Endrick dégagea le palet, donna un coup dedans et fila derrière Constance. Celle-ci n'avait rien vu venir.

- Eh ! cria-t-elle.

Elle était connue pour patiner à toute vitesse.

- Tu ne m'échapperas pas, dit-elle entre ses dents.

Elle lui barra la route avec sa crosse et l'empêcha de marquer. Endrick ne perdit pas courage, tentant de récupérer son palet dans un entrechoquement de bois. Constance se battait comme une lionne. Elle réussit à le faire reculer et à revenir vers le but dans lequel elle devait marquer. Endrick perdit le contrôle de sa propre crosse, laissant le champ libre à Constance pour qu'elle pût marquer. Ses mèches de cheveux éparpillées ne lui donnaient plus l'air de la patineuse sage et droite qu'Endrick voyait à la télévision. Son sourire, qui rehaussait ses fossettes rosies par le froid, la rendait éblouissante.

- J'ai gagné ! rit-elle.

Sa joie réchauffa le cœur d'Endrick. Il ne put en profiter plus longtemps, car son coach était revenu.

- Qu'est-ce que vous faites ?

- Je... j'arrive tout de suite.

Constance plaqua ses cheveux, rendit la crosse à Endrick et, d'un air désolé, s'éloigna.

- Merci, chuchota-t-elle.

Endrick fut chassé de la patinoire. Il avait plus d'une fois espéré recroiser Constance après ses cours ; en vain. Il n'eut plus jamais l'occasion de la revoir.

* * *

- C'était toi ?

Endrick avait sorti Constance de l'eau. Il leur avait fallu peu de temps pour reprendre leur respiration. Elle passa ses mains sur son visage mouillé d'un geste convulsif et enchaîna :

- Le hockeyeur de la patinoire de Dijon ?

- Tu ne t'en souvenais plus ? s'étonna Endrick.

L'eau les éclaboussait si fort qu'ils durent se rapprocher pour s'entendre.

- Non ! avoua-t-elle, en larmes. Je ne t'ai pas reconnu. C'était il y a des années... on était si jeunes, et j'ai rencontré tellement de monde...

- Ça alors... Moi qui pensais que tu m'ignorais quand on s'est revus chez Osmond !

- Non... Si tu savais comme tu m'as remonté le moral, ce jour là !

- Je voulais te voir sourire...

Il lui caressa la joue. Constance cilla. Elle posa son front mouillé contre le sien.

- C'était toi... murmura-t-elle.

- Oui, c'était moi.

Il enleva délicatement les mèches tombantes du visage de Constance. Ce geste lent et hésitant lui arracha un faible sourire. Elle le regardait avec une profonde affection. Endrick pencha son visage vers le sien, lui rendit son sourire, puis l'embrassa. Le brouillard qui embrumait son esprit s’estompa aussitôt, et toute la culpabilité en lui s’envola. Constance se jeta à son cou et colla sa joue contre la sienne. Endrick l'entoura avec tendresse et la serra contre son coeur. Il frissonna au contact des doigts de Constance sur sa nuque, agréablement surpris d’être en communication absolue avec elle sans à avoir à utiliser la parole.

Désormais, plus rien ne séparait l'union de leurs cœurs.

Ils avaient brisé la glace.

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