Chapitre 1
Un voyage. Des cris. Des suppliques. Un village. Une place. De hautes flammes léchant le bois. L’odeur de chair brulée.
Encore un voyage. Encore des cris. Encore des suppliques. Une énième place de village sur laquelle les Protecteurs dressent le bûcher.
Puis encore un voyage…
Le monde d’Annael ne se résumait plus qu’à cela.
Ce dernier Cycles-Lunes, ses missions n’avaient été que répétition. Et lui, lassitude.
Elle avait gangréné, au point que plus rien ne parvenait à l’atteindre.
Il n’était plus qu’une ombre. Un enchaînement de gestes machinaux.
Sa vie lui manquait. Ses frères lui manquaient. L’envie de tourner le dos à cet absurde le démangeait férocement.
S’il avait éprouvé un mince soulagement à l’idée d’arpenter les routes, ce sentiment s’était éteint depuis longtemps. Même les miasmes politiques de la Maison du Darrach en devenaient presque désirables ! Presque.
Ravalant le soupir qui poussait contre ses lèvres, il fit un pas de côté pour éviter une flamme que le vent rabattit dans sa direction.
De l’autre côté de la place, un Protecteur attira son attention d’un claquement de langue.
Annael figea ses traits avant de se tourner vers lui.
- Combien ?
- Six, Shorghbrachk.
Annael hocha la tête, retenant à grand peine un rire désabusé.
Six… C’était beaucoup.
Même pour un petit village Mirdjaïs.
Son Second leva les yeux vers lui. Ils se comprirent d’un seul regard.
Il y aurait des représailles. La vigilance était de mise.
Leurs ordres étaient clairs.
Il fallait préserver le peuple.
Ce qui rendait leurs missions particulièrement dangereuses.
Un sifflement bref, puisla procession émergea de la grange.
Aussitôt, une cacophonie de cris et de pleurs déchira la vallée.
Le plus jeune, cinq Cycles-Lunes au mieux, hurlait, les bras tendus vers sa mère. Il réclamait la chaleur rassurante de son sein tandis qu’elle ruait contre la barrière des Protecteurs.
Les autres, hagards, étaient assez âgés pour comprendre ce qui les attendait.
Annael savait qu’il était devenu un méchant de contes que les parents invoquent pour faire peur aux enfants désobéissants.
Il n’avait pas besoin d’entendre l’histoire. Il connaissait déjà la fin.
La réputation de l’Exécuteur précédait chacun de ses pas. Sur les Terres du Darrach, son nom suffisait.
Cet osseïs, le conte avait pris vie. La terreur s’était abattue.
La procession agissait toujours comme une drôle d’hypnose sur Annael.
L’apathie des enfants, les hurlements des parents, le détachement des Protecteurs ; ces âmes qui avaient abandonné la résurrection pour une éternité d’errance dans les Orimiths.
Ils en avaient trop vu.
Ils en avaient trop fait.
Ils n’avaient plus de prise sur la balance de la vie.
La majorité des Protecteurs étaient devenus insensibles. Ceux qui n’avaient pas réussi avaient volontairement sombré dans la Folie du Sang.
Ils avaient été abattus, libérés de leur engagement.
Plus de sang. Plus de morts.
A l’arrivée du cortège, le Protecteur tenant l’enfant s’avança et le jeta dans les flammes.
Le monde se figea.
Puis les hurlements redoublèrent d’intensité.
Douleur pour l’un, horreur pour les autres.
Annael plissa le nez quand l’odeur de chair brûlée satura l’air autour de lui. Il diminua son odorat, étirant au maximum son ouïe et sa vue. L’odeur se fit alors subtile au lieu d’écœurante.
Parfois, les capacités Valindraïs étaient une bénédiction.
Alors qu’un deuxième enfant allait passer, un mouvement attira son attention vers la grange à l’écart du village. Son état de délabrement indiquait qu’elle ne devait plus servir depuis longtemps. Pourtant, deux de ses Protecteurs en sortirent, un enfant maigre et affaiblit suspendu entre eux.
Un autre.
Un qui, visiblement, n’avait plus connu la chaleur d’un foyer depuis longtemps.
L’enfant leva brièvement les yeux, avisant le bûcher avant de baisser la tête.
Il était résigné. Non par peur des forces armées du Darrach, mais parce que la caresse des flammes lui semblait préférable à ce qu’avait été son existence jusqu’ici.
Un pincement saisit le cœur d’Annael quand il nota le très léger masque noir dessiné autour de ses yeux.
Un frôlement d’air lui fit tourner la tête. Tétui s’avança à la rencontre du trio. Il se décala au dernier moment et, d’un geste trop vif pour être intercepté par les villageois, il récolta dans le cou de l’enfant une goutte de sang à l’aide de sa bague à entaille valindraï.
La brève exaltation qui colora ses joues lorsqu’il goûta le sang signa la survie du petit.
Si, toutefois, une vie aux côtés du Darrach pouvait être considérée comme de la survie...
Annael aurait choisi la mort.
Sans aucune hésitation…
Mais le choix n’était pas laissé aux enfants.
Captant son regard, Tétui esquissa une vague grimace, connaissant et partageant ses pensées.
Ils avaient tous deux étés sortis du système avant de terminer la formation dite d’élite du Darrach, leurs compétences ayant été jugées plus nécessaires sur le terrain que comme merveilles à exposer.
Ils étaient bien trop conscients de la chance qu’ils avaient eue. Si eux étaient abimés, les autres enfants étaient devenus de vrais monstres.
Sanguinaires. Avides de douleur.
La rumeur laissait entendre que le Darrach avait drainé leur âme, les attachant à son pouvoir jusqu’à ce que leur enveloppe charnelle pourrisse.
Leur échange silencieux fut interrompu par les villageois qui se bousculèrent, la rage au corps.
- Vous ne pouvez pas le sauver lui !
- C’est une abomination !
- Sa mère a été violée par un Gordjan !
- Gordjan ! Enfant maudit !
Les accusations fusaient de toute part, confirmant ce qu’Annael avait pressenti.
Si les enfants à demi Gordjan étaient rejetés par le peuple, ils étaient adorés par le Darrach.
Leurs âmes étaient très puissantes.
N'ayant plus rien à perdre, les villageois commencèrent à se jeter sur le petit tandis que d’autres lui lançaient des pierres. L’enfant se recroquevilla, s’enroulant presque autour du bras d’un des Protecteurs.
Si leurs enfants ne pouvaient pas survivre, celui-là non plus.
Annael se déplaça, usant de ses capacités Valindraïs.
Tétui n’était pas un combattant acharné et aucun des Protecteurs présents ne pouvait rivaliser avec sa vitesse.
Il esquiva les poings maladroits, les lames émoussées et les griffes des mères, tout en poussant Tétui et l’enfant hors d’atteinte.
L’adrénaline monta en lui. L’excitation du combat.
Alors qu’il profitait de ces quelques instants vivifiants, un fourmillement familier lui vrilla l’arrière du crâne.
Elle était présente, désireuse de se joindre à lui.
Il la repoussa mais elle insista si fort que sa vision se troubla un bref instant.
Cet instant suffit pour qu’une lame creuse un chemin entre ses côtes.
Annael plongea son regard dans celui qui avait réussi à l’atteindre.
La mère du tout petit soutint son regard malgré la vague meurtrière qui enflait en Annael.
D’une brève torsion, elle perfora le poumon, sourit et retira le couteau avant de se laisser engloutir par la foule.
Le poison s’insinua doucement en Annael.
Il n’avait plus qu’une idée en tête.
Tuer.
Tout le monde.
Merci beaucoupour votre lecture !
Le chapitre 2 sera publié dans une semaine.
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