Chapitre 2 - Partie 1

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La roue de sa charrette grinçait bizarrement depuis la dernière montée, mais Mordàc ne s’arrêta pas. Il avait déjà bien assez de raisons de pester.

Cet osseïs avait pourtant bien commencé.
Malgré la chaleur, la plaine et les sous-bois de la forêt de Rìan étaient encore traversés par le vent frais venu de la chaîne de montagne de Miantiari. Le trajet jusqu’au village, où il espérait troquer sa récolte, s’était révélé presque plaisant.

Après avoir âprement bataillé contre un autre vendeur ambulant pour une place entre deux échoppes biscornues, Mordàc ôta la toile couvrant ses maigres possessions.
Assis aux côtés de son bereng, il s’amusa du concours hurlant des vendeurs, qui marquait l‘ouverture du marché.
Peu à peu, la place se remplit d’un ballet d’étoffes, qui aurait pu faire vibrer la palette des couleurs si les tissus n’avaient pas été d’aussi piètre qualité.

Il demeura pourtant interdit en voyant des branches se mêler aux coiffures des femelles, ne réagissant que lorsque l’une d’elles manqua de lui griffer le bras. Son bereng et lui sifflèrent de concert alors qu’elle tentait vainement de faire passer sa décoration de tête dans l’embrasure de l’échoppe voisine. Rouge d’embarras, elle se confondit en excuses avant de rebrousser chemin, s’emmêlant les pieds sur le sol inégal.

Alors que le marchand de tissu poussait la porte de sa boutique ; probablement dans l’idée de régler ses comptes avec Mordàc qui avait fait fuir sa cliente ; un murmure horrifié balaya la place du village.

D’un seul mouvement, les villageois se tournèrent vers la fumée noire et nauséabonde qui laçait ses chapes à la lisière du bourg. Une prière aux Grands Anciens passa de bouche en bouche tandis que, y voyant là le signe d’un mauvais présage, les marchands ambulants recouvraient leur charrette de toile et, les échoppes claquaient leurs volets.
La place se vida aussi vite qu’elle s’était remplie, chaque âme trouvant refuge dans une habitation ou dans la taverne.

Mordàc, refusant de se mêler à la population dans un endroit exigu, remballa à son tour pour rentrer chez lui.
Lui qui espérait tirer de quoi tenir quelques Cycles-Lunes grâce à la vente de ses fruits, fulminait de ce changement de plan.

Il passa donc le début du chemin à pester.
Et Mordàc pestait fort. Ce ne fut qu’après que son bereng lui eut montré les crocs à plusieurs reprises, qu’il s’enjoignit au calme. Il ferma les yeux, se laissant bercer par le pas régulier de sa monture et le chant des frivoles tout proches.

Peu à peu, alors que le calme revenait en lui, la mélodie passa naturellement la barrière de ses lèvres.
Proche d’un état de méditation, il entendit la voix mélodieuse de son amie disparue se joindre à lui. Il n’était certes pas un grand chanteur ; écorchant probablement les oreilles sensibles de son bereng ; mais cette mélodie interdite avait le don d’apaiser ses états d’âme.

Il allait entamer le troisième couplet quand son bereng tira sur la corde en renâclant avec agitation.
Mordàc se mit instantanément en alerte et balaya le chemin d’un regard circulaire.
Non loin de là, à demi cachée par un fourré, dépassait une jambe. D’une surprenante fluidité pour un homme de son âge, il sauta à bas de sa charrette et s’approcha prudemment. D’une main, il souleva une branche, laissant échapper un soupir de soulagement en voyant qu’elle était encore rattachée à un corps.

Il étudia brièvement le corps avant de lâcher un juron en reconnaissant la tenue. Immédiatement, il s’éloigna de quelques pas, en poussant un sifflement menaçant.

- Shorghbrachk !

Il jeta nerveusement un œil aux alentours.
Bien qu’il soit hautement improbable qu’un vieux mâle puisse être responsable de cet état, tout Protecteur qui trouverait Mordàc aux côtés du Shorghbrachk serait ravi de lui donner le rôle de bouc-émissaire.
Ce serait une condamnation à mort.
Au mieux.

Il concentra sa vue, puis son ouïe. Ils étaient bien seuls.
Mais que faisait donc un Shorghbrachk dans cette partie des Terres du Darrach, inconscient de surcroît et sans aucun Protecteur à ses côtés ? Se rappelant brusquement les chapes de fumée, il tenait là sa réponse.
Une grimace de dégoût creusa un peu plus son visage et il tourna les talons.

Alors qu’il se hissait au marchepied, un faible gémissement se fit entendre, lui tirant un long soupir.
Décidé, il n’hésita pas à faire demi-tour, dégagea le Shorghbrachk des fourrés et le jeta sur son épaule avant de le caler dans sa charrette. Il le couvrit ensuite d’une couverture sale puis ordonna à son bereng de reprendre la route.
Ce dernier le dévisagea. Ce ne fut que lorsque Mordàc baissa les yeux, la moue boudeuse, que la monture consentit à avancer.

Ils rentèrent côte à côté, dans un silence nerveux, se crispant à chaque bruit.
L’instant de paix s’était envolé sous le poids d’une décision qui changeait une vie.
Ou une mort…

Une fois arrivé, il installa le Shorghbrachk dans la deuxième chambre, celle qui servait surtout de débarras, puisqu’il ne recevait jamais personne.
L’état du malade lui laissait juste le temps d’aller s’occuper de son bereng et de ses maigres possessions.
Après avoir terminé ses tâches, il se hâta de retourner auprès de son « invité », une grande bassine d’eau entre les mains. Il la déposa à côté du lit et entreprit de délester le Shorghbrachk de ses armes. Il n’avait nul besoin du support de celles-ci pour être létal mais Mordàc avait plus foi en sa capacité à esquiver un coup de poing affaibli que le tranchant d’une lame.
Et elles étaient nombreuses…
Pas moins d’une dizaine allèrent s’entrechoquer dans le panier de récolte.

Avec d’infimes précautions, Mordàc ouvrit ensuite la tenue de cuir souple, dégagea son espace de travail et passa le linge humide sur le corps, découvrant avec surprise de nombreuses cicatrices.
Une fois le bord de la plaie bien nettoyé il vit que le coup porté n’avait pas été causé par une main ayant l’habitude du combat.
La mort était la seule issue à ce type de blessures.

Pourtant, sous les yeux de Mordàc s’opérait le miracle.
Ou tout du moins, une vulgaire esquisse.

- Tsss… Il a fallu que tu sois Valindraï…

Il resta un instant subjugué par la scène aussi magique qu’inconfortable des chairs se cherchant frénétiquement. Mais au lieu de la danse rondement menée, elles se rencontraient pour se séparer lentement, dans un horrible petit bruit de succion. Elles ne suivaient aucune logique et l’organisme ignorait délibérément l’infection.

- Mon ami, personne ne t’a jamais mis en garde contre le sang animal ? Une chance pour toi, je suis un des rares à connaître le remède.

Afin d’ôter les dernières traces de sang, Mordàc passa rapidement le linge humide sur le reste du corps et sur le visage du Shorghbrachk.

- Par les Grands Anciens ! siffla-t-il dans un souffle.

Ce n’était qu’un Miidryl ! Un Miidryl d’une quarantaine de Cycles-Lunes tout au plus !
Mordàc avait ouïe dire que le Darrach avait cherché ses Shorghbrachk dans l’innocence et le malléable de l’enfance mais jamais ô grand jamais, il n’aurait cru ces allégations fondées !
Bien qu’il fût encore plus inquiet quant à ce qu’il allait trouver au réveil, Mordàc se promit de préserver ce jeune des Orimiths.
Il se ressaisir, pris une lame et recueillit une goutte de sang infecté et la glissa sur sa langue.
Aucune trace de poison.
Il quitta la pièce, laissant le Shorghbrachk à ses tourments.

Mordàc n’était certes pas un Seitha et, bien que rien n’égalait leur efficacité, il n’avait pas besoin de l’esprit pour soigner.
Tout au long de sa vie et de ses nombreuses pérégrinations, il avait éprouvé une curiosité sans limite pour les plantes et leurs usages. Cette science, pourtant connue de tous, du moins dans ses rudiments, avait été complètement abandonnée lorsqu’un Darrach avait rendu la présence des Seithas obligatoire dans chaque village.
Une chose parmi tant d’autres ayant été laissé de côté après la Guerre de Luan.
L’union et l’entraide des races, qui avaient autrefois fait la force d’Alundil, causait maintenant sa perte. Notamment à cause du voile posé sur les esprits par l’actuel Darrach, qui faisait oublier aux peuples leur véritable nature, et du grand massacre des Illédrias.
C’est ainsi que, d’un peuple puissant composé de races cohabitant dans une mesure, certes toute relative, ne restait plus, aux yeux de cet osseïs, que des êtres appauvris, survivant dans une forme balbutiante et dégénérative.
Famines, épidémies, gangrènes, massacres irraisonnés faisaient désormais partie intégrante du quotidien.

Seules quelques exceptions, comme Mordàc, ne pouvaient être parasitées par le voile. Ces âmes vivaient recluses, totalement en marge de la société.
Ce n’était pas un choix de vie, mais bien une précaution destinée à garantir leur sécurité et, par là même, protéger un reste de savoir.
Il fallait se prémunir de tout.
Même de son voisin.
Surtout de son voisin.
Ces esprits libres étaient traqués, torturés puis tués.

Mordàc laissa derrière lui ses sombres pensées pour s’enfoncer dans la forêt de Rìan. La recherche des ingrédients manquants à sa préparation s’étira jusqu‘à ce que Cirinda et son enfant soient hauts dans le ciel.
Pour la première fois depuis longtemps, il passa outre la sempiternelle salutation réservée aux astres pour se précipiter vers ses fourneaux.

Il sortit de sa sacoche quelques simples, qu’il infusa et mélangea avec de la graisse d’orkach et des pétales de kàrith. Il laissa refroidir le mélange quelques instants, puis le força dans la bouche du Shorghbrachk à l’aide d’une cuillère.
Quand la dernière goutte fut avalée, il fouilla dans le panier de récolte à la recherche d’une petite lame et retourna devant le feu pour préparer un cataplasme. En plus de la lame, il stérilisa un petit ciseau.

Il déposa tout son matériel sur le lit et inspira profondément.
Sans aucun état d’âme, il plongea la pointe du couteau dans la chair et rouvrit la plaie. D’une torsion, il écarta les chairs, dévoilant les côtes et le poumon. L’infection s’était propagée bien au-delà de ce qu’il avait estimé.
Avec une petite grimace de dégoût, il se saisit de la petite paire de ciseaux et découpa les chairs trop gangrénées. Il épongea brièvement le sang, juste assez pour que le cataplasme adhère. Il l’étala ensuite, recouvrant plus que de nécessaire le poumon avant de recoudre les bords de la plaie.
Le corps se chargerait de faire le tri.
Il disposa ensuite un peu de ce même cataplasme sur le front du jeune mâle, ce qui lui arracha un gémissement.

- Tu as de la chance d’être inconscient. J’ai moi-même eu l’occasion d’expérimenter ce remède à de nombreuses reprises et crois-moi, même le plus valeureux n’y résiste pas !

Il sortit ensuite un petit flacon d’élixir de Brilian de sa poche.
Il suspendit son geste juste avant qu’une goutte ne tombe. Sa bouteille était presque vide. S’il avait toutes les plantes et simples à disposition, la fleur de Brilian, elle, ne poussait que dans l’enceinte de la Maison du Darrach et se négociait à prix d’or.
Il gardait jalousement ce flacon pour les jours où son corps le faisait trop souffrir.
Mais le Shorghbrachk en avait besoin.
A regret, il laissa tomber trois gouttes dans sa bouche.

- J’ai fait ce que j’ai pu. Le reste ne dépend que de toi…

Mordàc se laissa tomber sur le fauteuil près du lit et le sommeil l’emporta.


Merci beaucoup pour votre lecture !
Le prochain chapitre arrivera dans une semaine.

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