Chapitre 2 - Partie 2

5 minutes de lecture

Voilà près de trois osseïs que Mordàc soignait le Shorghbrachk.
De longs gémissements plaintifs, mués en cris d’agonie, ponctuaient le temps et, si Mordàc pouvait soulager le corps, il ne pouvait rien pour l’esprit qui semblait piégé dans la tourmente.
Néanmoins, Mordàc refusait de baisser les bras.
Il était persuadé que la survie de ce miidryl était essentielle. Sinon, pourquoi les Grands Anciens l’auraient-ils mis sur sa route ?
Lui qui, entre tous, connaissait la phytothérapie ?
Les Grands Anciens ne laissaient jamais les choses au hasard.

En attendant le réveil du Shorghbrachk, Mordàc retombait doucement dans sa routine, alternant le travail des cultures et l’apprentissage assidu qu’il s’imposait depuis plusieurs Cycles-Lunes.
Il lisait, mémorisait tout ce qui lui tombait sous la main. Sa soif d’apprendre s’était exacerbée ces derniers temps, comme si quelque chose le pressait.

S’il devait être tout à fait honnête, c’était probablement le moment qu’il chérissait le plus. Rien ne lui était plus agréable que de s’attabler à l’extérieur, au tombant du cirindi, entouré d’une multitude de livres, avec pour seul éclairage les lunes du ciel et quelques bougies.
Il poussa la porte derrière lui en trottinant pour aller déposer le petit bol qui lui brûlait les doigts sur la table. Quelques gouttes s’échappèrent pendant la manœuvre, éclaboussant les premières pages de Topographie des marais salants de Barkha.
Il tamponna délicatement les gouttes à l’aide de sa manche mais l’encre s’évanouissait déjà de son tracé.
Il grommela et s’affala dans son fauteuil d’extérieur quand une vive énergie le parcourut suivi d’un léger bruissement aux abords de la maisonnée.
Au lieu de s’inquiéter, les traits de Mordàc se détendirent et un mince sourire ourla ses lèvres.

- Tu te relâches, Elim, murmura-t-il.

- Ou bien tu deviens enfin plus attentif, lui répondit une voix douce.

- Hum… répondit distraitement Mordàc, alors qu’un passage du livre attirait son attention. J’ai laissé des vêtements derrière.

Il resta plongé dans le livre jusqu’à sentir de nouveau la présence. Délaissant son étude, il s’adossa à la chaise, détaillant son visiteur.

Toute de blanc vêtue, la silhouette d’Elim paraissait presque fantomatique dans l’éclairage des bougies. Ses longs cheveux, d’une pureté presque translucide, avaient poussé depuis leur dernière rencontre, lui tombant à présent aux chevilles.
Si d’habitude Elim nattait ses cheveux, en ce cirindi, les mèches dansaient librement au vent, telles des lianes protectrices.
Il observait le ciel et Cirinda, esseulée sans la présence de son enfant. Le rouge sombre avait laissé place à une opacité ténébreuse, distillant une impression glaciale.

Mordàc nota une tension peu coutumière raidir les épaules d’Elim. Même s’il l’avait espéré, Mordàc était un peu surpris par sa présence. Connaissant l’importance, et la rareté, de ses moments de liberté, il allait lui demander ce que lui valait cet honneur puis se ravisa.
Saisir tout ce qu’impliquerait la réponse, s’il en recevait une, serait hors de sa portée. Elim était extrêmement sibyllin et, quand il s’était décidé au mystère, rien ne transparaissait.

- Tu as senti ce changement dans l’air, dit calmement Elim.

- Oui.

- Crois-tu que ce soit une bonne ou une mauvaise chose ?

- Qu’en penses-tu ?

- Je ne suis plus ton élève, le rabroua Elim avec douceur.

- Quand l’as-tu jamais été ?
Mordàc prit quelques secondes pour réfléchir.

- Je trouve l’ambiance exaltante bien qu’inquiétante.

- Oui… du positif ayant le goût du sang.

- Crois-tu qu’une autre guerre se prépare ?

- Pas une guerre…

Un long silence s’installa, entrecoupé par quelques gémissements du Shorghbrachk.

- Tu as un nouveau compagnon !

- Oui, je l’ai trouvé sur le bord du chemin, répondit Mordàc.
- Fais attention à lui.

Bien que Mordàc ne sache pas s’il lui conseillait de prendre soin du miidryl ou au contraire de s’en méfier, il hocha la tête d’un air entendu quand Elim se détourna du ciel pour poser son regard d’un rouge profond sur lui. Il étira les épaules, chassa une poussière imaginaire de sa tunique et vint prendre place en face de lui.
Elim tourna l’épais livre déposé devant lui et l’aida à son étude.
Ils discutèrent jusqu’au coucher de Cirinda.

Au plus jeune de l’osseïs, Elim prit la direction du village sous le regard inquiet de Mordàc.
Il avait cédé face à l’insistance de son ami mais il n’était pas certain qu’il survive au marché.
Ou plutôt… il n’était pas certain que le marché survive à Elim.
Il possédait sans conteste de nombreuses qualités. Cependant, les interactions sociales n’en faisaient pas parties.

Alors que la charrette disparaissait au bout du chemin, Mordàc poussa un soupir qui le voûta profondément.
Pendant quelques instants, la rudesse de la vie écrasa son corps, l’amincissant presque jusqu’à le rendre décharné.
Toutes les tragédies creusèrent de profonds sillons sur son visage.

Il aurait donné n’importe quoi pour revenir dans ses jeunes Cycles-Lunes…
Quand il pouvait encore guerroyer avec l’acharnement de ceux n’ayant plus rien à perdre.
Quand il pouvait encore essuyer ses larmes dans le sang des ennemis.
Quand il pouvait encore laisser la folie l’approcher.

Mais ces Cycles-Lunes étaient révolus.
Depuis le jour ayant marqué la fin de son existence…
Le jour où la fin était née de sa venue au monde, de cette infamie qu’il s’était toujours gardé de révéler.
Le jour où Sergein était mort et où était né Mordàc.

Il ferma les yeux, reprenant doucement contenance.
Peu à peu, les creux de son visage se remplirent et sa silhouette se redressa, gagnant en densité.
Il se détourna, referma la lourde porte de sa maison en bois et passa au chevet de son malade.
Ne notant aucune amélioration, il changea rapidement le pansement.

Soudain, les gémissements montèrent en intensité et une convulsion secoua le corps. Le Shorghbrachk se redressa brusquement en empoignant le col de Mordàc.
Il arrima son regard vert pailleté d’or au sien et ses lèvres s’étirèrent en un rictus mauvais.
Un filet de voix glacial, aussi dur que le diamant, filtra entre les lèvres serrées.

- Vous ne pourrez jamais dresser le Chien de l’Enfer. Je vous tuerais tous !

Un bref éclat de rire, presque enfantin, perça le silence de la chambre avant qu’une autre secousse ne fasse frémir le corps.
Les yeux roulèrent et le Shorghbrachk s’affaissa.

Mordàc demeura immobile jusqu’à ce que la présence étrangère se dissipe complètement disparue, ne laissant plus que le Shorghbrachk.
Il se redressa, et s’en retourna à sa chambre, un mince sourire sur les lèvres.

- Voilà qui devient intéressant, murmura-t-il en s’allongeant sur le lit.


Merci pour votre lecture !

Annotations

Vous aimez lire MiRéZin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0