Chapitre 3 - Partie 2
Par réflexe, il inspira profondément à la recherche de poison.
Un petit ricanement lui fit relever la tête.
- Je ne me serait pas donné tout ce mal pour t'empoisonner dès le réveil, ironisa le vieux mâle.
Rassuré, Annael porta la cuillère à sa bouche. La première bouchée explosa sur son palais, le noyant sous le flot des stimulis. Chaque saveur cherchait à s’imposer, à tel point qu’Annael commençait à étouffer. Aussitôt, il modula ses sens, baissant son odorat pour en détourner le surplus vers son toucher. Mais maintenant, il pouvait sentir chaque accro du tissu, chaque fibre qui lui irritait la peau.
Il recanalisa rapidement le surplus vers sa vue.
La lumière l’osseïs naissant lui piquait les yeux, mais c’était un moindre inconfort.
Au moins, il pouvait manger tranquillement.
Une forte nausée remonta dans sa gorge après quelques bouchées. Respirant profondément pour apaiser la rébellion de son estomac, Annael reporta son attention sur Mordàc.
Ce dernier mangeait avec la grâce pompeuse de ceux plus habitués à une table d’hôte qu’un tabouret au coin du feu. Il n’était pas pour autant pas trop maniéré, signe qu’il avait embrassé cette habitude sur le tard.
Dans la chambre, Annael avait bien noté la simplicité des vêtements, pourtant, au fond de la penderie, il avait trouvé quelques étoffes anciennes de grande facture, passées et élimées par le temps. Ces tenues avaient été gardées comme un trésor, un fragment de vie impossible à abandonner.
Mordàc n’avait pas menti. Il y avait, de toute évidence, plusieurs réponses à la question : « Qu’es-tu ? ».
Une pointe de curiosité effleura Annael. Mais, il se retint.
Après tout, ils taisaient tous deux une partie de l’histoire.
Mordàc lui tendait un morceau de pain lorsqu’un grincement de charrette se fit entendre au dehors.
Il se leva et s’avança vers la fenêtre, ricanant en voyant Elim se contorsionner comme s’il était animé par un marionnettiste fou.
Il ne faisait aucun doute qu’Elim avait passé le chemin du retour à tempêter contre le monde.
A l’instant où Elim sauta au bas de la charrette, Mordàc sentit une menace enfler dans son dos. Elle s’accrochait à sa conscience, l’enveloppant lentement.
Aussitôt, il se retourna, les mains levées en signe d’apaisement.
- Calme-toi. Ce n’est que… mon apprenti. Il revient de la ville où il est allé effectuer des achats pour moi. Vu son agitation et son retour précipité, il est presque certain qu’il a encore fait des siennes, ajouta Mordàc en soupirant.
Sans attendre que le calme revienne chez Annael, il alla attiser les braises sous la marmite. Ce ne fut qu’une fois le repas réchauffé et l’écuelle pleine posée sur la table de bois massif qu’Elim fit son entrée, fulminant contre le monde.
- Par les Grands Anciens, tu as raison, Mordàc ! Quelle bande d’incapables ! Aucun n’est en mesure d’aligner plus de deux pensées cohérentes ! Et pourtant, ce sont de fieffés manipulateurs ! A croire que plus personne n’a de respect pour son prochain !
Il entreprit de claquer ses chaussures à l'entrée pour les décrasser, avant de changer brusquement d'avis et de les balancer d'un coup de pied.
En relevant la tête, il aperçut Annael et se clama instantanément.
- Tiens, tu es réveillé…
Annael s'était figé lors de l'entrée fracassante d'Elim, comme hypnotisé.
Mais, ce n'était ni l'apparence presque irréelle, ni la silhouette à demi dissimulée sous des vêtements asymétriques, ni le regard rouge profond, couleur cirindi, qui le perturbèrent.
C'était l'odeur de son sang.
Une odeur transcendante, qui lui coula dans la gorge comme un sirop épais. Sucrée et piquante, promesse troublante, presque orgastique.
Affamé, il amplifia son odorat et inspira à pleins poumons, se soûlant de l'explosion des parfums.
Tout son corps fourmilla de désir.
Désir de goûter. Désir de la chair. Luxure.
Des images le traversèrent : le jeune mâle allongé sur la table, lui glissant à ses côtés observant l’écarlate, le goutte à goutte hypnotique qui appelait au festin. Il s’allongerait tout contre le corps parcouru de tremblements impatients. La caresse de sa bague à entaille sur la peau fine. De petites perforations, d’abord. Une mise en bouche.
Après tout, même un corps offert doit être courtisé.
Une goutte récoltée ici, une autre là, explosant sur la langue. Puis viendrait l’impatience ne laissant plus de place à la danse. Pourquoi se contenter de peu, lorsqu'on peut tout avoir ?
D’autres images se succédèrent. Des entrelacs coulant du ventre. La douceur chaude sous ses doigts. Sa main trop petite pour contenir le flot. Le regard apeuré. Le tressautement des lèvres. La palpitation excessive d'un cœur en lutte…
Lutte pour quoi ?
Il allait plonger dans ce corps. Ne faire qu’un. S’en envelopper. Lui offrir un nouveau souffle, mêlé le sien.
Annael serra douloureusement les poings, peinant à revenir à la réalité. Il devait partir, fuir le plus loin possible. Tout pour échapper à cette odeur. A la tentation.
Non... il ne devait pas fuir. Il devait mourir.
Si la Folie du sang l’avait gagné, il devait expier avant de blesser quelqu’un. Avant de devenir une bête sanguinaire.
Avant de devenir comme… Lui.
Un monstre de colère s’éleva, grandit, frôla les bords de sa peau, menaçant d’exploser.
Toute sa vie.
Il avait offert toute sa vie, et cela n’avait mené à rien.
Il avait offert la vie de ses frères, et cela n’avait mené à rien.
Il avait offert la vie de son père, et cela n’avait mené à rien.
Et maintenant, il allait mourir, sans rien n'avoir accompli.
Malgré la force qui le clouait sur place, il tendit la main vers le couteau sur la table. Et, tout aussi brusquement que l’odeur était venue, elle disparut.
Il chancela, darda son regard sur les deux mâles. Sur le visage d’Elim se dessina une vague moue d’excuse, tandis que Mordàc rayonnait d'une fierté tranquille.
Annael se redressa, étira son corps, le gonfla autant qu'il le pouvait. Il laissa son aura de Valindraï exploser, envahir l’air jusqu’à le rendre suffocant. Il allait soumettre. Montrer que jouer avec un Shorghbrachk n’était pas une bonne idée. Mais, contrairement à ce qu’il avait imaginé, Mordàc ne plia pas. Il continuait de sourire tranquillement. Quant à Elim, il s’était légèrement décalé, et son corps semblait ondoyer.
Annael ravala son aura. Il savait reconnaître un test.
Et il savait aussi reconnaître une bataille perdue d’avance.
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