Chapitre 4
Le vent ne le giflait plus maintenant qu’il avait ralenti sa course et, l’air lourd et moite, l’enveloppait dans un carcan suffocant. Chaque inspiration hachée lui brûlait les poumons.
Il repéra une vieille souche et se laissa tomber lourdement. La souche crissa dans un hurlement de bois sec. Bientôt, elle serait spongieuse, suintante d’humidité, aussi molle et huileuse que le reste du sous-bois car, comme souvent après la morsure brûlante de marnah, zendù détrempait la terre jusqu’à la moelle.
Ses bottes en cuir épais s’extirpèrent de la boue dans un grand bruit de succion, laissant derrière elles deux cratères visqueux. Il les reposa doucement sur une racine noueuse, après y avoir gratté l’excès de tourbe rougeoyante.
Annael grogna en se pinçant l’arête du nez, espérant repousser la migraine qui pulsait derrière ses yeux. S’il y avait bien une saison qu’il exécrait, c’était celle du zendù. Il ne pouvait en nier l’utilité. Elle ne revenait pas à chaque Cycles-Lunes et son absence après le cuisant de marnah faisait crevasser la terre, la rendant stérile. Mais si zendù rééquilibrait la terre, il s’accompagnait des nüshis. Leurs réseaux racinaires s’étendaient juste sous la surface du sol quelques osseïs avant l’arrivée de la saison. Ils stabilisaient les sols, retenaient l’eau, abritaient la faune sous leurs voiles humides. Ils protégeaient à la fois du déluge de zendù et des orages furieux d’elswing qui suivaient de près.
Utiles en tout point.
Insupportables en tout point.
Dès que leurs petits chapeaux biscornus perçaient la mousse, ils transfiguraient le monde de leurs veines rouges phosphorescentes. La forêt se couvrait d’un manteau sanglant, un jeu d’ombres se livrant un duel avec la lumière. Pendant sa pleine vitesse, le rouge sombre du cirindi se zébrait de stries vives, aveuglant Annael, brouillant sa vision et trahissant ses gestes.
Chaque ombre qu’il projetait devenait une faille. Chaque reflet, une menace.
Il se redressa en inspirant profondément. Avec précision, il bascula presque tout son sens du toucher vers l’ouïe.
Et le monde hurla.
Annael s’immobilisa, s’interdisant tout mouvement. Trop de fois, il avait vus des valindraïs se fracturer l’esprit sous la surstimulation. Et trop de fois encore, il les avait vus se briser les os, incapables de sentir leurs propres corps. Annael avait passé un temps incalculable à affiner son contrôle. Mais le risque demeurait toujours. Il devait procéder avec minutie. Avec une totale maitrise. Il était et demeurerait toujours en équilibre sur un fil. Suspendu à ses sens.
Méthodiquement, il balaya les environs. Le souffle régulier du frivole, posté sur la branche à sa droite, attendant la sortie du petit risut à grandes oreilles, rampant sous la mousse. Celui des autres frivoles, endormis dans leurs nids. La colonie de zicktack, rongeant une carcasse dans une chorégraphie toute militaire. Le frisson de la brise faisant bruisser les feuilles. La succion lente des nüshis tandis qu’ils aspiraient l’humidité.
Et tout le reste.
La forêt chantait mais aucune âme ne se faufilait dans les alentours.
Il rebascula ses sens.
Ses doigts se crispèrent aussitôt, quand les sensations remontèrent comme une déferlante. Comme des milliers d’aiguilles brûlantes, enfoncées une à une sous la peau. Chaque part de sa chair hurlait, chaque nerf se réveillait. Douleur entre picotement et morsure. Tout son corps se tordait dans de micro sursauts involontaires. Il aurait voulu détacher sa chair. Mais il resta là, les dents serrées, attendant que la marée se retire.
Lorsque qu’au bout d’un court moment il retrouva pleinement ses sensations, il tendit la main vers sa besace et en tira le repas que Mordàc l’avait forcé à emporter bien qu’Annael lui eut répété, encore et encore, qu’il n’en voulait pas. Mais Mordàc avait insisté arguant que son corps n’était pas complètement remis et qu’il était hors de question que tout le mal qu’il s’était donné soit réduit à néant en deux osseïs sans nourriture.
Spécialement, s’il comptait sur sa pleine vitesse pour rejoindre la Cité Régente.
Annael avait sourcillé à cette mention. Mais, au fond, il savait. Si ces trois osseïs de repos lui avaient bien appris une chose s’était que le Voile n’avait aucun effet sur Mordàc et Elim.
Il avait hésité à les dénoncer. Un bref instant. Après tout, il était l’Exécuteur. Mais, il était aussi Annael. Et, pendant ces trois osseïs, il s’était autorisé à n’être qu’Annael.
Un regard. Une main tendue. C’était trop rare pour être ignoré.
Voilà bien longtemps que personne n’avait pris soin de lui et les derniers à s’y être risqués avaient presque tous rejoint les Orimiths.
Par sa faute.
Brusquement, une douleur irradia dans son dos, se répercutant jusqu’à sa nuque. Si ces sensations s’étaient montrées fugaces depuis un Cycle-Lune, plus il se rapprochait de la Cité Régente, plus elles se faisaient puissantes, s’accompagnant d’un trouble, le même qu’avant un vertige, quand l’âme semble tomber avant le corps.
Il se doutait que cela avait un rapport avec… elle.
Ce fourmillement qui le suivait depuis l’enfance. Elle ne s’était que peu manifestée depuis le coup de poignard mais Annael savait qu’elle s’était jointe à lui pendant son inconscience. Ou, peut-être, s’était-il joint à elle ?
Une autre douleur lui vrilla la jambe.
Il lâcha un soupir. Ferma les yeux, coupant une à une les attaches de ses émotions.
Il isola son âme, l’entourant de fortifications imprenables.
Quand il rouvrit les yeux, une froide détermination brillait dans son regard vairon.
Annael avait disparu.
L’Exécuteur rangea le reste de son repas et se leva.
Il était temps de reprendre la route.
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