Chapitre 6
Annael se dirigea vers l’ouverture de la terrasse, écarta un grand pan de paéphilia pour dévoiler le petit meuble de bois foncé. A l’intérieur attendaient, trois contenants de cherzit brillant, parfaitement alignés. Il prit le premier, ôta le bouchon et huma avec prudence. Ne décelant aucun poison, il le porta à ses lèvres.
A mi-chemin, il marqua un temps d’arrêt.
Il détestait cela.
Il ferma les yeux et se força à prendre deux pleines gorgées de sang chaud. Il n’avait pas le choix. Pas dans cet état et certainement pas face au Darrach.
Le liquide descendit, brûlant sa gorge, puis sa poitrine. Il reposa le flacon, referma le meuble, replaça le pan de feuilles et croisa le regard de Terion. Ce dernier le rassura d’un signe de tête, le sangk serré dans son poing.
Rassuré, Annael se dirigea vers la pièce d’eau.
La chaleur devint brûlure. Il tangua, essayant de garder le contrôle de son corps alors que son âme semblait être arrachée.
Ses vêtements glissèrent au sol. Il s’immergea d’un pas vif. La douleur irradiait, vibrante, pulsant dans chaque nerf, chaque muscle. Son corps se mit à bourdonner. Tout était beaucoup trop intense. Il voulut appeler Terion, mais seul un filet d’air s’échappa de ses lèvres. Ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes et il glissa en stase.
Juste avant de sombrer, un goût métallique lui piqua la langue, persistant, étrange. Un frisson le traversa tandis qu’une fraicheur inhabituelle s’emparait de son corps.
Là, sous une lumière mourante, l’ampoule du réverbère clignotait de façon erratique. Mais la silhouette tapie dans l’ombre n’y prêtait aucune attention. Du haut de son perchoir, il le regardait sursauter au moindre bruit. L’activité fourmillante, qui régnait malgré l’heure tardive, mettait à mal sa concentration et jouait avec ses nerfs. L’ombre cherchait désespérément. Sans voir que ce qu’elle fuyait, se tenait juste au-dessus.
Il s’accroupit. Le métal froid traversa la protection du gant de cuir qui gainait sa main.
Il attendait.
Et, plus il attendait, plus sa proie devenait nerveuse.
Il voyait les volutes de buée s’échapper en saccades de sa bouche, dans l’air glacial. Il voyait les sursauts, les frissons de terreur. Il sentait l’odeur de la peur.
Sa proie était presque mûre.
Il allait enfin mettre fin à son supplice. A leur supplice.
Il se passa lentement la langue sur les lèvres, fébrile.
Le moment était venu.
Il donna un petit coup dans le métal. Le bruit, bien que puissant, résonna avec douceur à ses oreilles.
La proie leva les yeux.
Il se redressa, les pieds à moitié dans le vide et leva les bras dans un geste théâtral.
La proie l’avait vu.
Elle écarquilla les yeux et poussa un gémissement étouffé.
Le Chien de l’Enfer l’avait trouvé.
Il pouvait presque voir l’effet qu’il faisait. Lui, créature née des abysses. Progéniture du Diable en personne. Dévoreur de chair humaine chaude et palpitante.
Il retient un petit ricanement et s’avança. Juste un peu. Pour flirter avec le vide.
Puis, il se laissa tomber. Il était très haut. Trop haut pour qu’un humain survive.
Pourtant, il atterrit sans un bruit et pas un grain de poussière ne bougea. La proie était paralysée.
Il se redressa et plongea son regard dans le sien. Il espérait qu’elle fuirait, encore un peu, prolongeant le plaisir de la chasse. Mais elle n’en fit rien.
Elle était résignée.
Il lui courait après depuis trop longtemps.
Il haussa les épaules, s’approcha. Se glissa contre elle comme une ombre.
Une main gantée se glissa sur sa joue. L’autre sous le menton, en une dernière caresse. Il passa les doigts sur le fourreau de son arme.
Un craquement sec.
Une pluie rouge.
Le corps s’effondra dans un bruit mat.
Il observa le visage figé dans sa dernière expression, avant de le saisir par les cheveux.
Sans un regard pour le corps qui rougissait lentement le bitume froid, il tourna les talons.
D’un geste paresseux, il passa le doigt près de son œil et cueillit une goutte de sang. Puis, de la pointe de sa langue, il lécha la pulpe de son doigt, laissant échapper un gémissement de pur plaisir.
Il déambula tranquillement entre les allées, semant des perles rouges sur son passage. Finalement, il arriva devant Fleur, négligemment adossé contre une boite de métal.
- Tu as été longue.
Il haussa les épaules pour toute réponse.
- Tu me la donne ? demanda Fleur, en désignant la tête qui auréolait ses pieds de vermeil.
Il tendit la tête à l’homme fortement battit et se détourna.
- Le patron veut te voir, lui cria Fleur alors qu’il disparaissait d’un pas tranquille.
Il leva simplement la main, puis tourna hors de sa vue.
Ses muscles se détendirent alors qu’il cheminait d’un pas rapide entre les allées portuaires. Assez rapidement, il arriva à destination.
Il s’accroupit devant la petite fille prostrée dans un coin d’ombre.
- Ou est mon papa ? Il est mort ?
Il hocha la tête.
- Pourquoi tu l’as tué ?
Le silence lui répondit.
- Tu as obéis. Tu obéis toujours ?
Nouveau hochement de tête.
- Tu vas me tuer aussi ?
Il tourna la tête vers la droite, claquant de la langue dans le fond de son palais.
- Qu’est-ce qui va m’arriver ?
Il se leva et lui tendit la main.
- Tu veux que je vienne avec toi ? Tu vas me protéger ?
Hochement affirmatif.
- Je vais habiter avec toi ?
Il confirma d’un signe de tête.
- Je vais devenir comme toi ?
Il détourna le regard.
- Je dois choisir entre le Chien de l’Enfer et l’orphelinat ?
Sa voix se brisa sur la fin. Une terreur pure se refléta dans ses yeux tandis que sa respiration s’accélérait.
Il la fixa, imperturbable, lui laissant un moment. Un moment pour choisir ce qu’elle jugeait être le pire. Mais il savait déjà.
Elle ne savait certes pas ce qui l’attendait avec lui mais l’inconnu semblerait moins terrifiant que l’orphelinat.
Il l’observa ravaler ses larmes, pousser un soupir puis tendre une main tremblante.
Il s’assura que le gant couvre bien sa peau avant de serrer la petite main dans la sienne.
- Je préfère encore devenir comme toi que d’aller à l’orphelinat.
Ils s'enfoncèrent dans la nuit.
Terion s’inquiétait.
Deux fois déjà, il avait actionné le sangk. Deux fois, Annael n’avait pas répondu.
Ce n’était pas normal.
Les valindraïs étaient conditionnés pour entendre ce signal lors de leur stase et en émerger immédiatement.
Quelque chose n’allait pas.
Il piétina quelques instants devant l’entrée de la salle de toilette, redressa les épaules et poussa la porte. S’il y avait un problème, il devait le savoir. Le bourdonnement d’Annael faisait frémir l’eau du bassin, à une intensité que Terion n’avait jamais observée chez un valindraï. Il actionna une nouvelle fois le sangk.
Toujours rien.
Et pourtant, il devait le sortir de sa stase. Voilà déjà deux fois que le coureur était revenu, toujours avec le même message.
Le Darrach s’impatientait.
Le battement de son cœur raisonnait jusque dans ses oreilles alors qu’il s’avançait avec prudence.
- Em Annael ? demanda-t-il doucement.
Bien sûr, il n’obtient aucune réaction, les valindraïs demeurant imperméables aux sons lors de leur stase. Terion n’avait plus le choix.
Il saisit fermement le sangk d’une main tandis que l’autre se tendit vers l’épaule d’Annael. Il marqua une brève hésitation. L’aversion d’Annael pour les contacts physiques et les réactions virulentes qu’il pouvait avoir étaient bien connues.
Terion espérait qu’Annael retrouverait ses esprits avant de le tuer.
Il inspira.
Un cliquetis.
Un contact.
La main d’Annael s’abattit sur son poignet avec force. L’étau se referma, implacable. Les os de Terion semblèrent grincer sous la pression.
Annael ouvrit brusquement les yeux, brûlant d’un pur instinct de survie.
A l’aide de sa pleine vitesse, il se redressa, enserra le cou de Terion puis le projeta contre le mur, soufflant tout l’air de ses poumons. Terion leva la main en signe de paix. Annael grogna, resserrant la pression autour de son cou. Il se pencha, lâcha son poignet à la recherche d’une arme. Terion vit la surprise teinter les yeux d’Annael.
Ou plutôt… les prunelles vert mouchetées d’or.
La surprise ramena Annael au contact de la réalité, le forçant à sortir de la brume de sa stase. La poigne autour de son cou se desserra. Annael cligna des paupières, marmonna des excuses et recula. Il ferma les yeux en se pinçant l’arête du nez.
- Je suis vraiment désolé, Terion.
Terion ne répondit rien.
Il fixait les yeux, redevenus vairons.
Et il pria les Grands Anciens pour qu’ils le restent.
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