Chapitre 8
Le Protecteur en livrée noire peina sous le poids de la lourde porte rouge. Il se contenta d’une mince ouverture, dans laquelle Annael s’insinua.
Alors que le Protecteur à l’intérieur tirait le gros anneau de métal pour claquer la porte, Annael se dirigea vers le premier poste de contrôle.
D’un air désolé, un Testeur s’inclina brièvement avant de faire signe derrière lui.
Tandis qu’Annael présentait son bras, une porte dérobée s’ouvrit et un mâle fut trainé de force jusqu’à lui. Il se débattait vigoureusement pendant que le Testeur perçait la peau d’Annael de sa bague à entaille valindraï. Si la piqure de la bague ne fit ni chaud ni froid à Annael, une profonde révulsion le saisit quand la bouche du mâle fut pressée sur la fine entaille. Le mâle se débattait toujours furieusement mais le Testeur, implacable, maintenait fermement sa tête. Peu à peu, le sang d’Annael colora ses lèvres et, malgré lui, une goutte se déposa sur sa langue.
Le dégoût se mêla à un élan meurtrier quand Annael sentit son sang faire son chemin dans le corps étranger.
Il récupéra brusquement son bras et le mâle tomba à genoux. Son visage se figea en un hurlement d’agonie silencieux. Sa peau se parchemina, s’atrophia jusqu’à se déchirer au moindre contact. Le Testeur hocha la tête à l’intention d’Annael qui se détourna, indifférent au sort de celui qui convulsait à ses pieds. Alors que le cri passait enfin la barrière des lèvres, Annael se posta près de la tenture. Il savait que ce test serait suffisant pour prouver son identité. Seul le sang d’un individu de son niveau pouvait faire réagir un autre corps valindraï de la sorte.
Ce mâle était condamné à la folie du sang.
Ou à la mort, s’il avait de la chance.
Et Annael trouvait que c’était une peine bien trop douce pour ces criminels.
La tenture se souleva doucement et Annael se faufila.
Un Protecteur en livrée ivoire et or s’inclina devant lui avant de l’enjoindre à le suivre. Il le guida dans un dédale de couloirs qui s’étiraient dans une obscurité grignotée de pénombres mouvantes.
Chaque pas semblait être happé par un silence poisseux.
L’air dans cette partie de la Maison du Darrach était plus épais, stagnant, chargé de moiteur. Les statues et représentations qui bordaient les couloirs semblaient s’effriter sous un voile d’ombres tremblotantes projetées par les quelques linims disposées ci et là. Les visages étaient figés dans des rictus impossibles, des postures douloureuses. Même si Annael avait déjà emprunté ces couloirs plusieurs fois, le doute s’installait toujours. Il avait l’impression que les silhouette veillaient, prêtes à se mouvoir à la lisière du regard.
Le dédale s’arrêta enfin, s’ouvrant sur un couloir s’étirant sans fin, dévoré par les ténèbres, comme si plus rien ne pouvait y exister. Comme si l’insupportable puanteur avait rongé toute la vie, toute la lumière, tout l’espoir.
Le Protecteur s’arrêta devant une autre tenture et s’inclina avant de disparaitre dans le noir.
Annael inspira profondément, le regrettant aussitôt quand l’odeur rance le prit à la gorge. D’une impulsion, il supprima presque tout son odorat et le transféra vers son ouïe.
Il réprima un haut le cœur lorsque les bruits gourmands de succion lui parvinrent, entrecoupés de gémissements douloureux. Il ôta rapidement le surplus de son ouïe pour le transférer vers son toucher. Même s’il sentait l’air sur sa peau comme une caresse poisseuse, c’était toujours une amélioration. Il devait juste faire en sorte que le Darrach ne remarque pas son petit ajustement de sens.
Il inspira donc profondément en fermant les yeux, et se recentra pour se fondre dans un masque froid et impassible.
Une fois certain de ne pas flancher, il souleva la tenture.
Quand elle retomba dans son dos, elle emporta avec elle la faible lumière du couloir, plongeant les lieux dans une pénombre glaciale.
Annael avança d’un pas léger qui résonna pourtant avec fracas dans cette immense pièce ouverte. Il garda une cadence régulière, presque mécanique, chaque impact claquant sur le sol nu se répercutant contre les murs dénudés avant de mourir, avalé par le vide.
Du milieu de la pièce, un petit ricanement répondit au rythme que s’imposait Annael. Ce petit ricanement glissa un frisson sous sa peau, une pointe acide sur sa langue.
Quelques pas plus loin, Annael s’arrêta enfin. Il posa un genou à terre, s’inclina, fixant le sol pour ne pas voir les ombres mouvantes des corps qui imprimerait une image trop réelle à ce bruit obsédant.
Quelques instants plus tard, le bruit de succion cessa, laissant place à un profond soupir de contentement. Annael devina le corps frêle d’une jeune femelle se laisser tomber de l’immense lit avant de quitter la salle d’un pas chancelant, frappant le sol avec autant de force que le battement d’un frivole.
A travers le lien inhérent aux valindraïs les plus puissants, Annael pouvait sentir le corps du Darrach gorgé de sang frais.
Malgré sa répugnance, Annael éprouvait un petit soulagement.
Au moins, le Darrach serait dans de bonnes dispositions.
Un claquement de langue l’autorisa à prendre la parole.
- Darrach. La mission a été un succès, malgré une certaine résistance.
- Et ton autre mission ? souffla la voix crissante.
- Je vous présente mes excuses, Darrach, mais je n’ai pas avancé.
- Incapable !
- Il a disposé de nombreux Cycles Lunes pour disparaitre, Darrach. Je doute même de sa présence sur Alundil.
- Non ! Il est ici ! Il n’aurait jamais abandonné son précieux petit peuple, assena-t-il avec du dégoût dans la voix.
- Très bien.
- L’attaque ?
- Je suis au courant. Je n’ai pas encore eu le temps d’en parler avec les autres Shorghbrachks. Je suis venu vous voir dès que je suis rentré. Je me permets de vous demander : reste-il quelqu’un que je pourrais interroger ?
- Non. Mordrian.
- Je verrais directement avec lui. Merci, Darrach.
En grognant, la forme allongée se mouva. Instinctivement, Annael recula le buste quand le visage du Darrach pénétra dans le mince halo de lumière.
Il n’était plus qu’un masque grotesque, cauchemardesque, sculpté par la pourriture et la folie du sang. Ses yeux se posèrent sur Annael. L’un, injecté de sang, légèrement globuleux, semblait percer l’âme tandis que l’autre, réduit à un globe laiteux, semblait fixer le vide d’un regard vitreux et dérangeant. Annael savait que cet œil ne fixait pas le vide, qu’il avait perdu sa capacité à regarder la réalité à force de se perdre dans les filaments d’avenirs.
Annael détourna légèrement les yeux pour échapper à l’examen silencieux que lui faisait passer le Darrach.
Bien mal lui en prit, car rien sur ce visage n’était agréable.
Sa peau, s’effilochant par plaques, révélait une pommette à vif et une mâchoire tordue où quelques dents noircies tenaient encore.
Sa lèvre inférieure pendait, gouttant encore du sang fraichement absorbé, et s’étirait dans un sourire de chairs tremblotantes.
Un sourire carnassier, un rictus déformé qui semble figé pour l’éternité dans une expression oscillant entre la menace et l’extase.
Expression appuyée par ce souffle rauque chargé d’une puanteur cadavérique et rappant sa gorge dans une sorte de rire à peine contenu.
Gorge béante au milieu de son cou amaigri portant encore des traces de griffures, comme s’il avait cherché à arracher sa propre chair dans un accès de démence.
Annael vit une main longue et affreusement osseuse se tendre vers lui, l’invitant de ses doigts où la peau semblait fondre à venir côtoyer sa folie. Annael se sentit partir, entraîné dans le rêve que le Darrach essayait de dérouler. Il semblait lui murmurer la beauté de son corps décharné et la finesse de son esprit fracturé.
Dans un geste saccadé, Annael se redressa en repoussant la brume qui s’insinuait dans son esprit.
Il s’inclina brièvement avant de murmurer.
- Je dois aller trouver les Shorghbrachks, Darrach.
La Darrach sourit une dernière fois avant de se renfoncer dans l’ombre. Sa voix caverneuse s’éleva avec force tandis qu’Annael se sentait aspirer violement.
- Trouve-moi Lewellyn et ramène-le-moi ! Je voudrais l’ajouter à ma collection après avoir aspiré jusqu’à la dernière goutte de son sang !
D’une impulsion mentale, le Darrach illumina théâtralement la salle en indiquant le mur derrière lui. Enfin, il relâcha son emprise sur Annael et l’expulsa d’une poussée hors de la salle qui retomba dans la pénombre.
Annael prit le chemin du retour accompagné de l’image glaçante de centaines de squelettes accrochés aux murs, tels des trophées.
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