Chapitre 9
Lorsque les lourdes portes claquèrent dans son dos, Annael poussa un soupir en se pinçant l’arête du nez. Alors qu’il s’autorisait quelques secondes de répit, il sentit la présence d’un autre Shorghbrachk.
Relevant la tête, il aperçut Mordrian, errant dans les couloirs.
Annael se tendit pour s’armer à l’habituelle confrontation de leurs retrouvailles. Mais Mordrian passa devant lui sans le voir, le regard lointain, comme traversé de doutes et de douleur. Un regard qu’il n’avait jamais vu chez lui. Il avait presque l’air fragile, blessé.
Le désespoir perlait presque sur sa peau.
Annael s’apprêta à se détourner quand Mordrian fut saisi d’un frisson.
Levant la tête, il croisa le regard d’Annael. Rapidement, Annael sentit une confiance fragile mais nouvelle naître dans le regard de Mordrian, qui redressa les épaules et inspira profondément sans rompre le contact.
Après quelques secondes, Mordrian hocha la tête.
Puis, sans un mot, il s’éloigna, laissant derrière lui une impression de calme retrouvé.
Annael inspira brièvement et son corps se remit doucement en mouvement.
Légèrement perplexe quant à ce qui venait de se produire, Annael n’eut pas le temps de s’appesantir davantage car un pas précipité résonna dans son dos. Terion arrivait, une excuse sur le bout des lèvres, quand il aperçut la silhouette juste avant qu’elle ne disparaisse au bout du couloir. Annael balaya la question silencieuse de Terion d’un geste vague de la main puis se mit en route.
La réunion des Shorghbrachks se tenait dans l’aile adjacente, non loin de là. Ils marchèrent ensemble, pendant que Terion transmettait les dernières informations à Annael.
Relations commerciales, régions instables, soutien populaire, état des ressources, nouvelles alliances, attaque contre le Darrach et, bien évidemment, les Gordjans. Tout y passa dans un débit si rapide qu’Annael soupira de soulagement quand ils passèrent les portes de l’aile des Shorghbrachks et que Terion se tut.
Ils passèrent la salle d’audience, sans un regard pour le faste ostentatoire et présomptueux de la décoration, puis contournèrent l’estrade où reposaient les imposants sièges destinés aux Shorghbrachks. Ils empruntèrent la petite porte dérobée, camouflée derrière.
Bien qu’habitués, le changement de décor était toujours saisissant.
Le petit salon, chaud et intime, était apaisant dans ses tons bleus et blancs.
Des tableaux et des tapisseries recouvraient les murs, représentant les côtes et les mers d’Alundil. Les larges fauteuils en linen bleu étaient disposés autour d’une grande table basse trônant sous un lustre, qui reflétait avec douceur la lumière des petits linims.
Le salon s’ouvrait sur un petit balcon envahi par la foisonnante végétation de la Maison du Darrach. Il offrait une vue plongeante sur le plus petit Jardin, gazouillant du chant des frivoles.
L’aile des Shorghbrachks, et particulièrement ce petit salon, avait été volontairement excentrée du reste de la Maison. Certaines réunions tournant parfois à un conflit ouvert, il pouvait être dangereux de se trouver au milieu d’une discussion houleuse.
Terion s’installa sur une chaise un peu à l’écart, tandis qu’Annael alla se poster sur le balcon.
Après un bref moment, la Voyageuse fit son apparition.
D’un œil distrait, Terion suivit les filaments d’air se regrouper en un point central. Tandis que la présence de la Voyageuse se devinait peu à peu, elle se matérialisa dans un léger claquement.
Ses cheveux noirs retombèrent en une nuée sauvage autour de son visage émacié et fantomatique, après qu’elle les eut fourragés d’une main frêle. Un coup de rein fit basculer sa hallebarde qu’elle plaça sur son portoir en balayant le salon de son regard noir d’encre.
Sa spalière et son plastron rejoignirent son arme, dévoilant une tenue de cuir souple d’un bleu nuit chatoyant.
Ses protections de jambes cliquetèrent légèrement quand elle se glissa dans le fauteuil le plus proche. Elle détacha ensuite un petit kritil de sa ceinture, le fit tourner machinalement entre ses doigts puis commença à jouer.
Peu à peu, une série de clics secs s’éleva, chuchotant le rythme répétitif d’une phrase percussive et familière. Alors que la litanie s’installait, plongeant la pièce dans une atmosphère apaisante, Terion sentit un frisson le parcourir quand la bulle protectrice se referma autour du salon.
Changeant de mélodie, elle jeta un regard gourmand vers le buffet où foisonnaient fruits et petits gâteaux.
Pendant qu’elle se redressait, une silhouette toute d’étoffes ondoyantes entra dans le salon. Vêtue d’un gris clair très doux, souligné d’un rouge profond, la silhouette attrapa une assiette au vol et la posa en équilibre sur les genoux de la Voyageuse, qui offrit un sourire de remerciement au masque gris, composé de deux fentes noires et tranché d’un immense sourire.
Alors que l’Invisible s’inclinait théâtralement, les pans de sa tenue se mouvèrent tels des filaments de brume, qu’il dégagea d’un geste. Copiant naturellement la posture nonchalante de la Voyageuse, il tourna son buste vers Annael, lança ses jambes par-dessus l’accotoir et taquina du bout de son pied celui de la Voyageuse.
Il ôta le bas de son masque, dévoilant une peau mate, un menton volontaire et une bouche pincée mais grimaçante, comme dans une moquerie retenue.
Terion esquissa un sourire, amusé mais surtout rassuré par l’humeur légère de l’Invisible.
La porte s’ouvrit de nouveau, laissant passer les deux derniers Shorghbrachks. Le contraste était parfaitement saisissant entre la candeur séductrice de l’un et le morne agressif de l’autre.
Le Tacticien jeta sa rapière dans le râtelier à côté de l’arme de la Voyageuse avant de faire claquer les pans de son long manteau vert liseré de jaune. Il se laissa lourdement tomber dans un fauteuil, inspirant profondément en détendant ses épaules.
Il salua la Voyageuse d’un petit signe de tête et dédia l’une de ses plus belles grimaces à l’Invisible. D’un bond, il se rua vers le buffet pour remplir une assiette qui déborda presque sous la chapardise. Alors qu’il retournait à son fauteuil, une mèche de cheveux blonde aux intenses reflets roux s’échappa de son catogan. Il la repoussa d’un souffle avant de ne faire qu’une bouchée d’un gâteau.
Pendant ce temps, le Tourmenteur s’était approché presque timidement d’Annael pour se poster à ses côtés, légèrement en retrait.
Terion observa le Tourmenteur avec une curiosité interdite. Il ne se souvenait pas avoir déjà perçu de la vulnérabilité chez lui.
Naturellement sur la défensive, cruel, sanguinaire et vindicatif, en cet osseïs il laissait transparaître son extrême jeunesse. Il paraissait presque normal.
Mal à l’aise, Terion se rendit compte pour la première fois que le Tourmenteur ne comptait qu’une trentaine de Cycles Lunes.
Ce n’était pas l’implacable maître de la douleur qui se tenait là, en quête de réconfort, mais l’enfant qu’il n’avait jamais eu le temps d’être.
Cette facette du Tourmenteur laissait entrevoir une sensibilité que personne ne soupçonnait. Mais Terion mit rapidement de la distance avec cette pensée.
Ce n’était potentiellement qu’un fragment. Un relâchement passager.
Sa cruauté ne pouvait pas disparaitre. Elle était simplement en attente, tapie en silence au fond de ses pupilles, dans l’éclat d’un or brun calculateur.
Terion eut l’impression que Mordrian se serait encore rapproché d’Annael, pour se placer sous sa protection, si Annael n’était pas connu pour réagir aussi violemment aux contacts physiques.
Comme s’il avait senti le besoin du Tourmenteur, Annael tourna légèrement la tête vers lui avant de se redresser et de fermer les yeux, à l’instar des autres Shorghbrachks.
Le léger courant énergétique qui flottait tranquillement dans l’air monta en puissance, gronda, tournoya, écrasant tout sur son passage.
Une discussion d’âmes telle que personne, en dehors des Shorghbrachks, n’était capable de supporter.
C’était bien dans ces moments-là que transpirait leur incroyable puissance.
Terion était en train de suffoquer, haletant en quête d’oxygène.
Dans un sursaut de survie, il ferma son esprit et cloisonna son âme.
Il se plongea dans les abysses les plus profondes, recroquevillant son être dans la protection du néant. Mais, même ainsi, Terion pouvait sentir l’énergie cogner avec fracas contre sa barrière. Elle commençait à aspirer sa force, à réclamer sa reddition.
Mais il tint bon.
Il comprenait ce besoin de communion après la longue absence d’Annael.
Ils n'étaient peut-être pas liés par le sang, mais voilà bien des Cycles Lunes qu’ils étaient réunis dans un même combat. Ils avaient fait leurs armes ensemble, dirigé et protégé ensemble. Annael et le Tacticien avaient même grandit ensemble. Entre eux s’était indéniablement créé un lien fort et indéfectible. Ils portaient le même fardeau, se comprenaient et se soutenaient.
Annael avait brillé par son absence. Il était peut-être la figure d’autorité, mais il était aussi, et surtout, leur soutien, leur liant. Même la Voyageuse, pourtant plus âgée qu’Annael, s’était placée sous sa protection. Si ce groupe hétéroclite fonctionnait, c’était uniquement de son fait.
Alors Terion tint bon. Il savait qu’Annael baisserait l’intensité de la communion avant que cela ne le blesse vraiment.
Quelques instants plus tard, Terion sentit l’énergie s’amenuiser pour ne rester qu’une présence discrète. Quand il sortit doucement de sa bulle protectrice, il fut accueilli par le calme et l’harmonie.
Il ne put réfréner un élan d’affection paternaliste. De mémoire d’Illédrias, jamais un Exécuteur n’avait accompli l’exploit d’unifier les Shorghbrachks. Annael maintenait la paix entre les décisionnaires du monde malgré le contexte actuel qui secouait Alundil.
Le chemin parcouru depuis son entrée à l’Académie Militaire du Darrach était immense et Terion était fier du miidryl qu’il était en train de devenir.
Alors que les Shorghbrachks rouvraient les yeux, Terion choisit un anneau de terryln vierge à son oreille et y connecta son esprit. Le décor se brouilla, gardant seulement une précision extrêmement fine là où Terion posait les yeux, chaque image se gravant dans le métal.
- Quel est l’ordre du jour, Annael ?
- Antirïal à toi aussi Vansia.
- Ne va pas croire que je ne suis pas contente de te voir mais je viens d’obtenir une audience sur Sianda et les petits arbres ne sont pas très patients. Pas avec moi, en tout cas…
- J'ai conscience que le moment n'est pas idéal et je vous remercie d'avoir répondu aussi rapidement à mon appel. Si je vous ai fait venir c'est pour parler de l'attaque contre le Darrach.
- Je ne vois pas l'intérêt d'en parler, répliqua l'Invisible. L'information n'est plus de première fraîcheur. Ce n'est pas la première attaque contre le Darrach, et ce ne sera pas la dernière. Ce n’est pas parce qu’il t’a forcé à enquêter que nous devons vraiment nous en inquiéter.
- Je ne suis pas d'accord, contra le Tacticien. Les FrànVeïnishi gagnent de plus en plus d'adeptes. De nombreux rapports me parviennent en ce sens. Ce n'est peut-être pas la première attaque mais, cette fois, ils ont pénétré plus loin qu'aucun autre dans les défenses du Darrach. S’ils ont étendu leur parole jusque dans la Maison, nous allons commencer à avoir des ennuis.
- Ce n’est pas comme s’ils avaient réussi à aller super loin non plus. Et puis, le petit chien de garde à fait le ménage, ricana l’Invisible en se tournant vers le Tourmenteur.
- Peut-être, coupa le Tacticien avant que le Tourmenteur ne réagisse. Mais jusque-là, ils n’étaient qu’une menace diffuse. Cette attaque nous laisse supposer qu’ils ont soit trouvé un moyen de contourner les effets du Voile et rallié de puissants adeptes, soit qu’ils ont étendu leur parole jusque dans la Maison. Dans les deux cas, les FrànVeïnishi deviennent une réelle menace.
- En même temps, comment s’en étonner ? Le Darrach le cherche un peu. Il ne fait rien pour apaiser les tensions, murmura la Voyageuse.
- Fais attention à tes paroles, Vansia, gronda le Tourmenteur. Tes mots pourraient me laisser croire que ta fidélité fait défaut.
- Ma fidélité fait défaut ? répéta la Voyageuse à la limite du hurlement. Tu n'as aucun droit de me dire ça, Mordrian ! Dois-je te rappeler le gage que j'ai laissé au Darrach ? Que nous avons tous laissé ? Ah, mais j'oubliais. Ce n’est pas pareil pour toi. Tu n'as rien laissé, toi. Toi, tu te plonges juste dans sa folie. Et tu aimes ça.
- Je t’interdit de me parler comme ça ! Tu ne sais pas ce que…
- Il suffit. Ce n’est pas le moment. Nous devons trouver une solution ensemble. Cessez ces enfantillages.
Un lourd silence suivit l’intervention d’Annael.
Le Tacticien remua et se racla légèrement la gorge avant de continuer.
- De nombreux chuchotements font état de mouvements suspects vers les marécages salants de Bahrkà. Stratégiquement, le terrain est idéal pour se cacher : coincé entre désert et marécages, un affrontement tournerait à leur avantage. Si nous levons une armée, nos soldats seront désavantagés alors que les FrànVeïnishi auront la connaissance du terrain. Je pense qu’il faut aller vérifier. Je comptais te contacter pour te demander d’y aller, conclu-t-il en se tournant vers l’Invisible.
- Pas de soucis. J’adore les coins ou je sais que je vais cuire à petit feu.
- Je pourrais aussi aller jeter un œil, proposa Vansia en faisant tournoyer distraitement son kritil.
- Non. Si nous partons du principe qu’ils ont trouvé un moyen de lever le Voile et qu’ils comptent un Calbrian dans leurs rangs, tu te ferais prendre à coup sûr. Nous perdrions l’effet de surprise en leur donnant des informations.
- Le Calbrian ne me cherchera pas spécifiquement.
- Si, assurément. Je ne laisserais jamais passer une faille de ce genre dans mes défenses.
- Tout le monde n’est pas toi.
- Certes. Mais cela reste une stratégie militaire de base. L’avantage d’envoyer Lexian est l’absence d’identité. Il sera quasiment indétectable.
- Mon identité n'est pas publique. Je passe tout mon temps sur d'autres Rae, si éloignées qu'elles ne partagent même pas notre soleil. Et, quand je reviens, je reste avec ma famille. Je suis discrète et aucun Calbrian n’est aussi puissant que moi. Je peux juste faire un saut, là où envoyer Lexian nous couterait du temps. Et moi qui pensais que toi, Caelan, le grand Tacticien, n’avais pas eu peur d’utiliser tous tes cartes.
- Je n’ai pas peur d’utiliser mes cartes. Mais je protège mes atouts. Tu es notre seule représentante sur les Rae. Si tu disparais, les conséquences diplomatiques seraient désastreuses. Je cherche seulement à te protéger.
- Je n’ai pas besoin de protection ! s’insurgea la Voyageuse défiant du regard le Tacticien. Tu oublies que je suis un Protecteur, avant tout.
- Tes classes ne remontent pas à trop loin pour que tu puisses affirmer ça ? se moqua Lexian en se penchant en avant, un sourire narquois aux lèvres.
- Il a dit non, trancha Annael.
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