Chapitre 11
Les mots de la Voyageuse résonnèrent un long moment dans le silence.
Terion coupa la connexion avec sa terryln quand le Tacticien posa la main sur son épaule. Ses yeux perdirent leur couleur blanchâtre et son esprit se rouvrit doucement au monde.
Alors qu’il se levait pour quitter à son tour le salon, il jeta un regard en biais vers Annael.
Ses épaules étaient tendues, comme s’il ne savait pas quelle attitude adopter. Terion avait conscience que les sentiments d’Annael devaient osciller entre léger instinct de protection envers Mordrian et respect des règles d’un côté, et le prix inestimable de l’information ramenée par la Voyageuse de l’autre, bien qu’elle se soit gravement mit en danger en allant la chercher. Alors qu’il fermait la porte, il sourit en voyant l’accolade fraternelle qu’Annael et le Tacticien échangèrent.
Terion referma la porte de la salle dans son dos et pressa doucement sa linim. L’éclat diffus caressa une statue. Son ombre menaçante s’étira sur les murs de la grande salle, faisant sursauter Terion. Quand le petit éclair vif cessa de parcourir son corps, il s’inclina profondément, la main sur le cœur, avant de se redresser en portant la main à sa bouche et de la lever jusqu’à hauteur du front. Il contempla ensuite la statue du Grand Ancien Alundil et de son hüinbess, se sentant protégé par leur présence, et, il l’espérait, leur bénédiction.
Terion ne jeta qu’un bref regard au reste de la salle. Les autres statues divines qui y étaient entreposées projetaient leurs ombres et, malgré leur portée symbolique, Terion ne parvint pas à réprimer un frisson.
Il avança avec déférence, maîtrisant son pas, mais sursauta encore deux fois en approchant du fond de la pièce. Une fois arrivé, il se ratatina un peu sur lui-même avant de chuchoter le plus fort possible :
- Lusian ?
Seul un léger écho lui répondit.
Un peu trouillard dans l’âme, Terion colla son dos contre le mur et inspira profondément pour calmer les battements furieux de son cœur, puis tenta de nouveau :
- Lusian ?
Encore un léger écho.
La panique commençait à poindre. Terion avait l’impression que les statues divines pouvaient se retourner à tout moment pour le juger de leur regard figé.
Il allait augmenter l’intensité de sa linim quand il se souvint de la fois précédente. Les statues lui avaient paru encore plus menaçantes dans la lumière crue.
- Lusian ? s’impatienta-t-il, oubliant de chuchoter.
- Oui ?
Terion sursauta violemment en poussant un petit cri. Lusian, qui s’était dissimulé dans l’ombre, laissa échapper un petit rire.
Terion bougonna. Il détestait les plaisanteries de Lusian, mais il savait aussi qu’elles figuraient parmi ses rares plaisirs. S’il pouvait dessiner un sourire sur ce visage abîmé de tristesse, il acceptait volontiers de sacrifier quelques battements de cœur.
Il reprit contenance en époussetant sa robe et en grommelant juste assez pour prolonger le rire de son ami.
- Je te présente mes excuses, mon ami. Mais ta tête est juste…
- Oui, bon, ça va, le coupa Terion. Je sors d’une réunion et je dois bientôt retourner voir Em Annael, il discute avec Em Caelan.
- Il est rentré quand ?
- Au petit osseïs.
- Il va bien ? Tu étais dans tous tes états quand il ne t’a plus donné de nouvelles.
- Il a été blessé. Mais ce n’est pas le sujet. Je t’ai appelé pour te dire que le plan avait marché à la perfection. La Voyageuse est allée jeter un œil et elle a vu le détachement de FrànVeïnishi que nous avons envoyé dans les marécages. Em Caelan va envoyer l’Invisible. Il partira dans deux osseïs. Une fois qu’il reviendra, un détachement de Protecteurs sera envoyé là-bas, et comme ils seront focalisés dessus, nous aurons enfin toute la place que nous voulons. Mais attend, je t’ai gravé la réunion. Voilà la terryln, dit-il en lui tendant une petite bague.
- C’est parfait, je te remercie. Je la visionnerais puis je demanderai aux Mirdjaïs de transmettre l’information. Sais-tu si le Shorghbrachk Annael va rester longtemps ?
- Je ne sais pas encore.
- Avec son retour, il faut nous montrer plus prudents. Surtout toi, mon ami.
- Je sais. J’espère juste que…
Terion sentit sa gorge se serrer, sans pouvoir terminer sa phrase. Lusian s’avança doucement et posa sa main sur son épaule. Il la pressa doucement, espérant lui transmettre un peu de sa maigre force. Après avoir laissé quelques instants à Terion pour exprimer sa peine, il pressa l’épaule et se recula.
- Je dois y aller. Le Darrach a répudié une nouvelle Feelsian.
- N’est-ce pas la troisième cette lune ? demanda Terion avec étonnement.
- Si. Il… Disons qu’il consomme beaucoup, ces derniers temps. Il est difficile de satisfaire les besoins de la chair et d’être divertissante quand on a été drainée à l’excès. Cela complique surtout nos affaires en augmentant le risque de nous faire prendre. Nous devons d’abord les cacher avec Mère pour qu’elles reprennent des forces avant de leur trouver un nouveau foyer. Beaucoup désirent rester avec elle après.
- Mais vous ne pouvez pas garder tout le monde.
- Non. Nous ne pourrons plus aider les suivantes sinon. Même si c’est un crève-cœur de leur dire adieu après les avoir connues, je veux pouvoir continuer ce que nous faisons. Comme j’aurais aimé que quelqu’un ait aidé ma sœur.
- Courage à toi, mon ami.
- À toi aussi. Je dois y aller.
Terion regarda Lusian partir, les épaules basses, triste pour lui.
Le Darrach lui avait presque tout pris. D’abord avec la corruption de son père en lui permettant de boire à la Source du pouvoir. Les services rendus avaient plongé leur famille en disgrâce. Puis avec la mort de son frère, qui avait payé pour les actions du père. Et, enfin, avec la disparition de sa sœur et de sa nièce. De leur famille, il ne restait plus que Lusian et Melisia, sa mère. Ils faisaient tout en leur pouvoir pour que les Feelsians ne connaissent plus le même sort que la sœur de Lusian. Une noble cause, qui les forçait à agir dans l’ombre.
Terion savait que Lusian ne vivait plus que pour le jour où la tête du Darrach se trouverait au bout d’une pique.
Quand Lusian fut aspiré par le noir, Terion s’agita et se hâta sur le chemin inverse.
En arrivant devant le salon des Shorghbrachks, il fut effaré de le trouver vide. Il traversa la grande salle en priant pour qu’Annael n’ait pas fait usage de sa pleine vitesse. Arrivé dans les couloirs, il demanda à hasard tout si quelqu’un n’avait pas vu passer l’Exécuteur. Un Protecteur s’avança et lui indiqua qu’après une brève discussion avec le Tourmenteur, Annael lui avait laissé un message à son attention.
Il poussa le pas en direction des Prisons pour femmes et trouva Annael qui l’attendait, adossé contre un mur de pierre.
Il se confondit en excuses, puis Annael le coupa d’un geste de la main.
- Je me fiche de ta raison, cingla-t-il, le regard dur.
- Cela ne se reproduira pas.
- Je l’espère. Il y a un problème avec Mordrian, ajouta-t-il en baissant le ton.
- Lequel ?
- Cette Symdach le perturbe, mais il ne sait pas pourquoi. C’est pour ça qu’il était aussi étrange à la réunion. Il a demandé à être supervisé.
- Je vous attends ici alors.
- Non. C’est toi qui iras.
Le sang de Terion se figea et se glaça dans son corps. Il ne voulait pas assister à une séance du Tourmenteur. C’était probablement une des dernières choses qu’il voulait faire. Il accrocha le regard d’Annael, espérant de toutes ses forces avoir mal compris. Mais le regard d’Annael soutint le sien, sans ciller.
- Pourquoi ? réussit-il à souffler.
- Parce que tu es un Illédrias et que je sens que ce moment doit être inscrit quelque part. Il nous faut un témoignage irréfutable.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas, je le sens, murmura-t-il en se frottant la poitrine. Tu as un métal vierge sur toi ?
- Ou… oui, bafouilla-t-il en sortant une pierre non façonnée de sa poche.
- Va, Mordrian t’attend.
Terion avança. Doucement. Très doucement.
Il priait de tout son corps, de tout son cœur, de toute son âme, qu’Annael change d’avis.
Mais rien ne vint.
Annael le regarda partir, l’encourageant d’un signe de tête.
Alors que Terion voulut tenter de plaider sa cause une dernière fois, la Gardienne Ashinia arriva tranquillement. Elle se posta aux côtés d’Annael, qui détourna les yeux de Terion pour lui sourire tendrement.
Terion observa la scène du coin de l’œil, surpris. Il ne savait pas qu’ils se connaissaient.
Un échange complice s’ensuivit, puis, sous le regard médusé de Terion, Ashinia posa une main sur le bras d’Annael, qui ne chercha pas à fuir le contact. La seule personne qui ne faisait pas ruer Annael était Caelan. Et encore…
Comme quoi, même après tout ce temps, il découvrait encore des choses sur Annael.
Un raclement sec fit sursauter Terion, le sortant brutalement de ses pensées.
Le regard froid du Tourmenteur le fixait.
Il était arrivé…
Terion avala sa salive avec difficulté.
Le Tourmenteur se tourna vers la porte, inspira profondément et pénétra dans la salle.
Terion ferma les yeux, priant les Grands Anciens de lui prêter leur force.
À son tour, il pénétra dans l’antre du monstre.

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