1.11 - La traversée
Les voyageuses avaient l’habitude de se lever tôt et n’eurent pas de mal d’être présentes au rendez-vous. Passant devant le second, un sac marin qu’il leur avait fourni dans le dos, elles lui adressèrent un bonjour auquel il répondit par un signe de tête. Elles se rappelèrent de sa consigne : parler le moins possible pour ne pas trahir leur féminité.
Après avoir fini le chargement, tout le monde monta à bord. La marée haute donna le signal du départ. Le second prit à part nos héroïnes.
— Ellanore tu t’appelleras Eloi, et toi Odon. Vous devrez m’obéirœ, mais je peux déléguer provisoirœment ma responsabilité. Le capitainœ également, ça m’étonnerait que vous le voyiez beaucoup.
Les deux jeunes filles opinèrent du chef. Il faudrait s’y faire les quelques semaines que durerait la traversée. Ici les marins dormaient à même le pont sur des paillasses.
— Et quand il pleut ? s’enquit Opale, tentant de faire une grosse voix.
— Ça chan’gœ riéng, mais ce sera votre travaillœ, quan’ ça s’arrête, de faire sécher les couchages.
— Et pour les besoins…
— Il y a des seaux. D’ailleurs, c’est à vous de remplirœ des baquœs d’eau de mer. C’est là-bas.
Chacune était dégoûtée de ce qui les attendait, mais ne risquaient un regard vers l’autre.
— Et le reste du boulot ?
— Nettoyer le pon’, aider à tirer les corœdages, aider le maîtrœ coq. Bon’ je vous laisse accrocher vos sacs à côtés des autrœs, le bateau va partirœ. Pour l’in’stant vous n’avez rien à fairœ de spécial. Regardez et apprenez.
Nos héroïnes se retrouvèrent enfin seules. Après avoir accroché leur bagage, elles s’appuyèrent au bastingage, regardant la vigie monter à son poste, le timonier barrer avec précaution, la capitaine lancer des ordres.
Sans à coups, le grand vaisseau commença à se mouvoir lentement. D’après leur âge, les marins à la manœuvre étaient les plus expérimentés. Quelques instants plus tard, la nef passait dans l’embouchure du port très près des bords. Le prospère, une fois dans les eaux libres de la mer, se mit à tanguer au rythme des vagues, bientôt imité par les estomacs de nos deux novices sous les yeux hilares des vieux loups de mers. Les en-cas du matin passèrent par-dessus bord.
Le malaise passé, le second leur donna du travail. Le reste de la journée les épuisa, mais à l’arrivée de la nuit, le capitaine chercha une baie où ils jetèrent l’ancre. Opale l’avait senti : une fois dans les eaux salées, l’envoûtement de la Naïade prit fin ; ses rêves libérés s’envolèrent vers l’image idéale de sa mystérieuse inconnue. Ainsi que les dernières apparitions l’avaient laissée entrevoir, la chevelure bouclée de cette dernière était noire et brillante. L’ovale de son visage se dessina nettement, laissant apparaître des traits reconnaissables : un nez droit, une bouche rieuse, des yeux remplis d’émotion. Elle saurait la reconnaître au premier regard.
*
Adelaida contemplait l’immensité de la mer depuis la vigie. Bien que La Carmencita était propriété de son père, la jeune femme n’avait pas volé sa place dans l’équipage. Plus haute et large que la plupart des hommes, dès ses dix ans elle parcourait le pont et le gréement du navire. Aujourd’hui, malgré ses dix-sept printemps, celui-ci n’avait plus de secret pour elle.
La vie à bord était dure. La promiscuité, l’insalubrité régnaient en maîtres. Heureusement, les marins l’avaient adopté comme leur sœur ou leur fille, personne n’aurait songé à la maltraiter. Seul le capitaine représentait pour elle une personne à craindre. Son père n’était pas méchant, mais il exigeait d’elle autant, voire plus qu’à ses hommes et ne lésinait pas sur les sanctions. Elle ne connaissait que deux mots pour s’adresser à lui, suivant les circonstances, c’était père ou capitaine.
Les dangers n’étaient pas absents eux non plus. Il n’était pas rare de perdre quelqu’un au cours d’une traversée. Les éléments n’étaient pas tendres, les maladresses dangereuses, les maladies nombreuses et parfois, il fallait essuyer des attaques de pirates.
Difficile à croire, mais elle n’aurait troqué sa vie avec personne, pas même avec le roi d’Espagne. Sur son bateau, elle avait le ciel et la mer comme seule limite.
Perchée en haut du mât, elle profitait de sa vue sur l’infini. Moment de répit, contemplation, rêve. Elle n’en oubliait pas pour autant sa mission. Et pour l’heure, une voile pointait son nez à l’horizon.
— ¡ Capitán ! ¡ Barco enfrente !
Ce qui peut se traduire simplement par : Capitaine, bateau droit devant.
Par prudence, ils tenteraient de le croiser au loin. Mais il s’avéra que le Boutre arabe suivait leurs mouvements tout en se rapprochant. Peu de doute sur sa nature, il s’agissait à coup sûr d’un bâtiment peuplé de brigands de la pire espèce. Seule échappatoire, faire demi-tour et espérer qu’ils seraient moins rapides qu’eux et que la nuit serait leur amie.
Hélas, le navire marchand au chargement lourd s’avérait beaucoup plus lent que celui de leur poursuivant et la rencontre se profilait pour la mi-journée. Il n’y avait plus qu’une seule solution pour espérer leur échapper : se débarrasser de la cargaison. Tous les matelots sans occupation vider le tout par-dessus bord, mais l’ennemi ne sembla pas s’intéresser aux denrées flottantes. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : des esclavagistes.
Si La Carmencita accélérait en s’allégeant, l’effort paraissait vain. Elle serait bientôt rattrapée. Le capitaine ordonna alors à son second de s’atteler à la préparation de la défense. Les marins s’équipèrent de leur sabre. Les spécialistes du tir préparèrent des flèches enduites et allumèrent un feu dans un brasero.
Le soleil commençait à baisser à l’horizon lorsque le Boutre fut à proximité. Une heure plus tard, l’obscurité leur aurait offert une échappatoire. Une première volée de flèche ennemie vint se ficher sur le pont et dans les voiles. Adelaida agile comme un singe glissa dans la toile pour contenir les départs de feu, tandis que les mousses s’occupaient du pont. La Carmencita opéra une manœuvre d’évitement mais les pirates réussirent bientôt à lancer des grappins pour l’abordage.
C’est alors que le capitaine lança l’ordre aux archers de tirer. Les voiles des pirates prirent feu tandis qu’ils donnaient l’assaut. L’équipage du navire marchand abattit quelques ennemis qui transbordaient, cela ne suffit pas, les survivants parvinrent bientôt sur le pont. Les défenseurs en sous nombre combattirent vaillamment, mais leurs forces diminuaient.
Adelaida déployait toute son énergie, sabre au clair, rage au cœur. Acculée contre le bastingage, ferraillant à grands coups, elle en abattit un, suivit d’un deuxième. Hélas trois autres survinrent. Elle tenait bon, jusqu’à ce qu’elle vît du coin de l’œil son père traversé par une lame ennemie. À cette vue, la douleur la submergea, le désespoir s’empara d’elle mais l’adrénaline la maintenait en vie. C’est alors qu’une pensée la prit d’assaut et elle imagina bien vite ce qui pourrait arriver à une fille en pareil cas. Les histoires dans les ports en regorgeaient. Elle sauta par-dessus bord.
Le baiser glacial de l’eau la saisit et elle se mit à nager vigoureusement. Pas question de se laisser mourir. Elle s’éloigna un peu et observa la scène. Les combats avaient cessé et les ennemis occupaient désormais le bateau. Le leur flambait et ne tarderait pas à sombrer. Le mât chuta dans un craquement sonore, et les flammes qui dévoraient sa base s’éteignirent dans l’eau de mer. Elle y vit sa chance et nagea en direction de l’énorme poutre et s’y accrocha tant bien que mal.
Elle repéra alors les planches de la vigie. Toujours assemblées elles constitueraient un radeau potable. Elle s’y traîna, prit son temps pour récupérer l’ensemble et se coucha dessus, puis elle se servit de ses mains afin de s’éloigner et ne pas être happée par le vortex que ferait le navire en sombrant.
*
Le prospère avait quitté les îles baléares. Opale et Ellanore de repos, observaient l’horizon. Soudain, la blonde pointa son doigt au milieu des vagues
— Scheiße ! Y a quelqu’un là !
Une forme humaine couchée sur des planches leur apparut. Sans une hésitation, Ellanore se saisit d’une corde.
— Attache-moi !
La comtesse harnacha son amie comme elle l’avait appris durant le voyage et noua une extrémité autours de sa propre taille. Elle entreprit alors de faire descendre sa camarade en rappel le long de la coque.
Arrivée en bas, Ellanore se jeta à l’eau, agitant ses bras et ses jambes comme l’aurait fait un chien. Elle finit par atteindre la planche où reposait une personne à peine consciente. N’arrivant plus à nager elle s’appuya elle aussi sur les planches, manquant de faire chavirer la frêle embarcation.
— Essaie de l’attacher avec toi ! cria Opale.
Autours d’elle des marins alertés par les cris des deux mousses étaient arrivés.
— Surtout ne te détachœ pas, héng ? Je balan’ce une autre cordœ ! ordonna un vieux loup de mer.
Quelques instants plus tard, Ellanore remontait à bord, tandis que deux marins s’arc-boutaient pour tracter Adelaida. Il faut dire que sa solide charpente et ses puissants muscles pesaient.
Deux hommes lui frictionnèrent les jambes.
— Faut lui faire circuler le san’g, elle a trop froid. Faitœs pareillœ sur les bras, les moussœs.
Dans le même temps, le capitaine arriva sur place.
— Vous la porterez dan’s ma cabinœ. C’est la moindrœ des choses que je puissœ fairœ.
La naufragée avait les yeux ouverts, mais la force l’avait abandonnée.
— Muchas gracias…
Une fois ces deux mots de remerciement prononcés du bout des lèvres, ses yeux se refermèrent. Les huit bras qui l’entouraient se saisirent d’elle et la conduisirent jusqu’à la cabine du Capitaine.
— Les deux jeunœs, je vous con’fie sa gardœ, annonça ce dernier.
Une fois installée dans un confortable hamac et emmitouflée dans des couvertures, elle rouvrit lentement les yeux, et fixa Ellanore pour la gratifier d’un pâle sourire.
— On veille sur toi, repose-toi.
— té dois… la vida. Tou sais pas nayer. Qué courraye.
Émue, elle lui prit les mains pendant qu’Opale allait chercher quelque chose de chaud à manger auprès du maître coq.
— Moi c’est Ellanore. Tu comprends ma langue ?
— Adelaida… comprend los lenguas. Souis marin, connais les ports, parle avec les yens. Tou es oune fille, no ?
— Oui mais faut pas le dire, le capitaine ne sait pas. Il ne m’aurait pas embauché.
— Tou ami ?
— Une fille aussi. Opale.
— Souis rassurée. Avec les hommes, sait jamais.
Cette dernière ouvrit la porte et revint avec une soupe chaude.
La trouvère aida Adelaida à s’asseoir et la tint dans cette position pendant que la comtesse lui donnait la soupe à la cuiller. Une fois nourrie, l’espagnole se rallongea.
— Merci beaucoup, vous deux. Fait dou bien, calor.
Sur ce, elle se rendormit.
— Ça te dérange pas si c’est moi qui reste près d’elle ? Je me sens responsable, fit la blonde.
— T’es sûr qu’il n’y a que pour ça ?
Opale esquissa un clin d’œil ; Ellanore piqua un léger fard.
— T’en fais pas, je m’occupe du reste.
La sauveuse resta près de la convalescente tandis que sa camarade s’occupait de leur travail. Au bout de deux heures elle rouvrit les yeux.
— Tou es restée près de moi. Yentille. Crois qué ç’est mieux. Souis reposée.
— Tu veux me raconter ?
Les larmes aux yeux elle lui raconta. La disparition de sa mère alors qu’elle était petite, son père qui la prend sur son bateau, sa vie de marin, l’attaque. Ce n’était pas la première fois que des pirates s’en prenaient à eux, mais en général ils s’en sortaient en livrant la cargaison, ou grâce à un subterfuge. Les sanglots la prirent lorsqu’elle raconta le décès de son père. Ellanore la prit dans son giron et elle put épancher sa tristesse avant de continuer son histoire.
— Et maintenant yo souis là allongée comme oune incapablé à té raconter mes misères. Et toi, tou viens dé où ?
Ce fut alors le tour d’Ellanore de raconter une vie bien différente mais que vous connaissez déjà. Lorsqu’elle évoqua sa rencontre avec la future comtesse Adelaida montra sa surprise de voir une dame de la haute noblesse comme simple mousse.
Quelqu’un frappa à la porte, après un acquiescement plus ou moins articulé de la part d’Ellanore, la tête de ladite comtesse apparut dans l’embrasure de la porte :
— Je gêne personne ?
Le signe d’entrer lui fut donné par blonde aux joues rosissantes.
— Le capitaine est sympa, il nous laisse sa cabine pour la nuit… Bon, maintenant il sait pour nous, qu’on est des filles. J’ai gaffé. Mais ça va, parce que demain, on arrive à El-Djazaïr et on pourra aller voir enfin comment c’est là-bas.
— Ok, c’est chouette, mais viens, ferme derrière toi, j’étais en train de raconter notre histoire.
C’est alors à deux qu’elles finirent de raconter leurs péripéties.
— Tou crois que yo peux venir avec vous ? Yo plous rien à faire. Personné né mi attendé. Yo pas non plous ma place sur esté bateau.
Un bref regard vers Opale, Ellanore acquiesça.
— Sois la bienvenue dans notre aventure.
La nuit venue, Opale rêva de sa dulcinée, celle-ci prit la parole :
— Comment t’appelles-tu ? Moi c’est Layinah !
— Layinah, quel beau prénom, il signifie tendresse n’est-ce pas ? Moi c’est Opale.
— Une pierre blanche aux reflets rosés, comme toi. Tu es venue me chercher ? Je t’attends depuis si longtemps.
— J’arrive…
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