1 - 15 Fuite
Cette nuit là, la garde avait déjà été relevée et elle ne le serait à nouveau qu’au lever du jour. Le moment d’agir avait sonné. Laissant seule Layinah à l’intérieur du palais, les trois autres amies avaient quitté le harem ce soir là, emportant leurs affaires avec elles.
Cling ! Au troisième lancé, le grappin trouva sa prise au bord du chemin de ronde, juste à côté de l’échauguette. Au pied du mur, Adelaida et Ellanore tirèrent de concert plusieurs fois, la corde se tendit, l’ancrage tenait bon. Ellanore regardait anxieusement vers le haut. Cachée dans l’ombre d’une bâtisse, une flèche encochée, Opale retenait son souffle, prête à lâcher une flèche pour les couvrir. De leur équipe, elle était la seule à savoir se servir d’un arc.
Attiré par le bruit, le garde abrité dans la petite tour, descendit les quelques marches qui le séparait de l’allure. Adelaida et Ellanore se plaquèrent contre le mur. L’homme regarda de droite et de gauche, jeta un œil en bas. Dans la pénombre, il ne distingua pas le fer noir planté dans la pierre ni la corde brune qui coulait le long du mur. Durant un instant, il se gratta la tête, effectua un demi-tour et se remit à couvert.
Après avoir laissé passer quelques longues minutes, la comtesse, seule en position d’observer, fit un signe à ses comparses. Adelaida, aussi agile qu’une araignée, grimpa en un clin d’œil sur le toit du palais où elle se tapit. Elle observa le planton : les deux coudes appuyés sur le bord d’une meurtrière, la tête posée sur l’ensemble, il regardait au loin, les yeux perdus dans les étoiles.
Mais elle ne devait pas considérer sa mission comme déjà réalisée. Un bruit de trop, et il serait suffisamment alerte, non seulement pour la combattre, mais en plus, avertir ses collègues d’un danger. Elle sortit son sabre et, le plus silencieusement possible, coula vers sa cible. Levant son arme, elle abattit sa garde d’un coup sec et violent à l’arrière de la nuque du pauvre larron qui s’écroula.
Quelques instants plus tard, il était bâillonné et saucissonné. Adelaida tracta Ellanore, puis Opale au sommet du bâtiment. Étape suivante : faire le tour des postes de gardes et réduire chacun au silence. Comme ils étaient plus enclins à regarder au loin, les trois femmes eurent la tâche facile.
Layinah s’était faufilée dans le patio. Elle était passée par des coursives non surveillées. La vigilance s’exerçait principalement devant la porte de sa grand-mère et les principales concubines du sultan, ainsi que sur l’entrée du harem. Le patio n’était pas gardé. Pourquoi l’aurait-il été ? Une corde y descendit, suivie d’Adelaida. Une fois la princesse correctement harnachée, elle lui expliqua :
— [Ce n’est pas compliqué. Elles vont juste te tirer et toi, tu fais comme si tu marchais sur le mur.]
Elle déclencha la remontée par le signe convenu : trois brèves traction sur la corde.
— [Voilà, pose un pied ici… l’autre là…]
En haut, Ellanore était placée devant, et Opale qui ne voulait pas s’approcher du bord, en arrière. Il ne leur fallut pas longtemps pour que tout le monde se retrouve sur les remparts. Elles entamèrent alors la descente vers la liberté. D’abord la comtesse, qui pourrait réceptionner la princesse. Quand toutes deux seraient en bas, viendrait Ellanore, puis Adelaida qui n’avait besoin d’aucune aide.
Seulement, faire descendre Opale ne s’avéra pas aussi simple que prévu. On se rendit alors compte qu’elle avait peur du vide.
— Penche à l’arrière, fais confiance ! assurait Adelaida.
Layinah, assise sur le mur, les pieds dans le vide, l’encourageait en riant à moitié.
— [Si tu y arrives, tu auras droit à une bise.]
Rien n’y faisait, elle se tenait au bord comme une sangsue.
— [Layi, recule, tu vas tomber ! Tu me fais peur !]
Ce fut Ellanore qui, d’une main se cramponna au crénelage et de l’autre saisit les mains d’Opale.
— Arrête tu vas me faire tomber !
— Nein ! Tu es attachée, ça risque rien !
Doucement se mettant elle-même en danger, elle avança un peu plus pour qu’Opale puisse sentir la traction de la corde.
— Tu sens ? Maintenant lâche-moi, ça ira tout seul.
La comtesse réduisit lentement la force avec laquelle elle étreignait la main tendue et quand elle se sentit totalement portée par la corde, elle se laissa aller.
Finalement, elle descendit sans plus de difficulté. Quand tout le monde se trouva enfin en bas, qu’elle eut sa bise et qu’Adelaida récupéra enfin sa corde, les quatre amies, au pas de course, rejoignirent une rue adjacente dans laquelle Aziz attendait avec douze dromadaires dont quatre portaient des hommes armés. À côté de lui, se tenait un autre homme :
— [Voilà. Hakim va vous guider, c’est mon troisième fils, vous pouvez avoir confiance.]
Ellanore, toujours en possession de la bourse, régla le deuxième tiers qu’elle devait au chamelier qui reparti en direction de son habitation. Pendant la transaction, la princesse s’était tenue en retrait évitant ainsi d’être reconnue. Petite elle était montée sur les animaux du chamelier, mais la reconnaîtrait-il aujourd’hui ? Hakim claqua de la langue pour faire asseoir cinq montures, dont une qu’il occupa lui-même. Les quatre autres accueillirent ses clientes. La caravane prit son départ. De nuit, il leur fallait progresser avec lenteur afin d’éviter les chutes. À la queue leu-leu, la petite troupe avançait sans prononcer une parole.
Après avoir traversé une région vallonnée, ils descendirent vers une plaine où l’on discernait l’ombre d’arbres buissonnants dans l’obscurité. La nuit s’étira. Au matin, animaux et passagers étaient épuisés, mais la comtesse insista auprès d’Hakim qui accepta de pousser jusqu’à la mi-journée. Chacun put admirer la plaine de Mitija verdoyante, riche en ressources agricoles.
Le chemin étant d’une largeur suffisante, Opale guida sa monture à côté de celle d’Ellanore.
— Ça fait un bail que l’on n’a pas pu discuter vraiment toutes les deux.
Ellanore tourna sa tête vers la comtesse.
— Ja ! Nos petites conversations le long de la route me manquent.
— Comment ça va, toi ? J’ai cru remarquer un certain rapprochement avec Adélaida… Tu as l’air heureuse.
— Oh tu sais, il ne s’est pas passé grand-chose que tu n’aies manqué. On aime passer du temps ensemble. Elle m’a montré toute la ville, on s’est promenées dans les collines, c’était chouette !
— Tu la tiens souvent par la main…
— C’est juste comme ça, je crois. Je ne sais pas ce qu’elle ressent, mais pour l’instant ça nous va.
— Elle te plaît ?
Ellanore laissa passer un moment, cherchant ses mots, avant de répondre.
— Au début, quand je l’ai vue… son corps musclé, sa peau tannée par le soleil, ses longs cils, un regard franc, ses cheveux courts et noirs. J’avoue que j’étais attirée. Mais juste comme ça. Puis quand elle m’a parlé de ses misères, j’ai été touchée. Tu sais bien que les histoires tristes me font toujours de l’effet. J’ai eu envie qu’elle se sente bien, qu’elle retrouve le sourire. Passer du temps avec elle m’a apporté beaucoup de bonheur. Elle parle pas beaucoup, sauf quand elle négocie, mais elle sait être bien incisive dans ses réparties. Ça me plaît !
— Amoureuse ?
— Je ne sais pas, j’ai envie de nous laisser du temps.
— Toi ? Je ne te reconnais plus !
— Ha ! Ha ! C’est vrai ! Ce qui change avec elle, c’est qu’elle vient avec nous, alors je ne sais pas quoi faire. Si je me lance avec elle, si ensuite je m’en lasse, à qui va-t-elle se raccrocher ? Elle est si seule ! Je ne veux pas la décevoir. Alors, la garder juste comme amie, ou aller plus loin ? Je ne sais pas trop.
— Il va falloir que vous en discutiez sérieusement. Savoir comment elle voit les choses.
— Je le sais bien, mais je crois que je repousse ce moment, je dois trouver l’instant qui sera idéal… Et toi avec Layinah ?
— Je ne peux pas t’expliquer. Tu as déjà ressenti cette sensation de connaître quelqu’un depuis toujours ?
— Mmmm… pas vraiment.
— Pour moi, c’est exactement ça. Elle est comme j’imaginais, espérais. Elle est drôle, sensible. Elle peut se mettre à pleurer ou rire en un clin d’œil… et t’as vu, elle a pas froid aux yeux ! Quand il a fallu descendre du mur cette nuit, elle y a été directement, sans paniquer. Tandis que moi…
— Oui, toi, tu t’es bien ridiculisée… Il a fallu que je te sorte de là !
Elles rirent toutes les deux.
—T’as raison, on n’a jamais eu à affronter ça avant ensemble, mais j’ai le vertige. Pour en revenir à Layinah, le temps passé à ses côtés a si vite défilé ! On a joué à pas mal de choses, des jeux de tables. Ce n’est pas une grande stratège, mais c’est un vrai plaisir de jouer avec elle. On rit énormément, elle bougonne sur ses défaites et hurle ses victoires ! Elle vit à fond. Je l’adore.
— Alors, amoureuse ?
— Complètement. J’aime son visage plein d’émotions, sa peau doucement caramélisée, ses yeux noirs, ses boucles brillantes…
— C’est joli ce que tu dis.
— Merci… J’avais une autre question pour toi, ça n’a rien à voir. Quand on sera à Tanja, avec Layinah, on traverse et ensuite on rentre chez moi. Est-ce que tu m’accompagnerais ? Et Adelaida ?
— Laisse-moi réfléchir. Je lui en parle, on te tient au courant.
— Vous êtes invitées, tu le sais maintenant. Et il y a toujours cette histoire d’aider les femmes en difficulté qui me trotte. On en reparle ?
— D’accord.
Quand le soleil fut à son zénith, la troupe s’arrêta près d’une rivière où les dromadaires purent s’abreuver.
Les gardes s’occupèrent de planter deux grandes tentes. L’une pour leurs clientes, l’autre pour eux. Pour compléter le repas concocté par Hakim, chacun put cueillir de délicieuses oranges au jus rafraîchissant.
Assise sur une pierre, Ellanore avait ouvert un fruit et commençait à le savourer. Elle sourit à Adelaida, en tailleur sur le sol.
— Si l’on retourne dans mon pays, il y a un fruit que je veux te faire découvrir. Ça s’appelle la pomme. Ce fruit est un pur délice, mais… je dois avouer que les Oranges sont gouleyantes.
— Les oranges ! Avons aussi chez nous. No conosco la pomme. Tou montreras, yé veux en man’yer.
— Alors tu accepterais de voyager aussi loin de chez toi ?
Les yeux d’Adélaida perlèrent.
— Yé n’ai plous de chez-moi. Plous de famillia. Mi familia, maintenant, c’est toi. Si tou veux. C’est aussi la comtessita y sou princessita, mais plous toi, c’est toi qui mé comprend. Tou m’emmènes où tou veux, yé viens. Tou sais, yaime voyayer, tou mé féra découvrir.
— Je crois que je veux bien aussi être ta famille. Au moins, celle-ci, je l’aurai choisie. Tu viendras voir mes montagnes, et nous ne resterons pas toujours au même endroit.
Adelaida lui fit un clin d’œil.
— Tou programma, il mé plaît. Elles té manquent, tous montagnas ?
— Ja ! C’est bien ici, mais… j’aimerais les revoir.
Les tentes montées, les voyageuses se précipitèrent dans leur abri, munies de leurs couvertures. Opale prit place à côté de sa princesse, Ellanore entre la comtesse et Adelaida. Il n’y eut que peu de place pour la discussion. Écrasés par la fatigue, leurs yeux se fermèrent.
Le soleil n’était pas encore levé lorsqu’Opale ouvrit les yeux. Une légère fraîcheur se faisait sentir. Ne trouvant pas le sommeil, elle se tourna sur le côté afin de mieux admirer Layinah. La pénombre ne permettait que de deviner les contours de son beau visage endormi. Soudainement les yeux se mirent à briller. Elle s’était éveillée.
— [J’ai un peu froid… Je… Je peux me serrer un peu contre toi ?]
D’une main tremblante, la comtesse de Montbrumeux vint effleurer son visage.
— [J’ai une petite place au chaud.]
Layinah colla sa tête près de la gorge opaline et rapprocha son corps en quête d’une douce chaleur. Opale passa un bras autour d’elle qui se rendormit dans l’instant, les traits apaisés. Approchant son visage de la belle, elle huma l’odeur de ses cheveux, les caressa doucement.
Le plus beau rêve de sa vie s’était fait chair et résidait désormais dans la tiédeur de ses bras. Elle prendrait désormais le plus grand soin, de celle qui avait tout abandonné pour se joindre à elle et qui, dès aujourd’hui, lui permettait de veiller sur son sommeil.
Morphée l’emporta enfin dans un bien être mérité d’où Oniros l’arracha et la transporta dans son ancien cauchemar. Montbrumeux, assiégé brûlait, des soldats entraient dans la citadelle, épée à la main. Mais désormais, elle n’était plus seule pour défendre ses murs. Layinah, Ellanore et Adelaida lui prêtaient main forte. Son inconscient le savait désormais, elle pouvait compter sur ces femmes comme sur elle-même.
Quelques heures plus tard, Hakim appelait au réveil depuis l’extérieur. De la tente des voyageuses, un ronchonnement s’éleva. Opale sentit un fourmillement sur son bras, là où sa douce avait déposé la tête un peu plus tôt, mais tout le monde fut rapidement sur pied, et après un rapide casse-croûte, la caravane repartit, évitant, sur la demande d’Ellanore de traverser les villages. Moins il y aurait de traces de leur passage dans la population, moins leurs éventuels poursuivants auraient de pistes pour les retrouver.
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