1.17 - Balansiya
Le bateau de pêcheur était juste assez grand pour transporter le propriétaire et ses passagères. Le frêle esquif était rudoyé par les courants marins, secoué comme une coquille de noix. Revenue dans son élément, Adelaida prêt main forte au capitaine pendant la traversée. Dans le même temps, Ellana, Opale et Layinah vidaient leurs tripes par-dessus le bastingage. Heureusement l’expérience ne dura qu’une demi-journée.
Pour aller plus vite, elles auraient pu caboter jusqu’à atteindre le Rhône. Mais elles souhaitaient continuer à découvrir du pays et des gens et choisirent la marche. Nombreux étaient celles et ceux qui, sur leur chemin, nécessitaient de l’aide, leur apportaient du réconfort ou des bribes d’amitié. Elles emporteraient donc avec elles ces trésors.
Après avoir vaincu l’aridité du sud de la péninsule ibérique où les maigres moutons broutaient une herbe rare, elles traversèrent un pays plus vert aux innombrables hameaux, souvent fortifiés : la guerre et le brigandage ne s’éloignaient jamais beaucoup. Dans les villes les mosquées trônaient au milieu des grandes places, mises en valeur par des minarets aux tours carrées. Contrairement aux villages maghrébins, on y trouvait aussi, autorisées mais discrètes, de petites églises, certaines à moitié enterrées.
La petite troupe arriva alors près de Balansiya1, où Adelaida avait vu le jour.
— Tu voudrais que l’on y passe ? s’enquerra Ellanore auprès de son amie. Peut-être voudrais-tu revoir de la famille ?
Leur relation avait évolué. Puisqu’elles se sentaient si bien l’une avec l’autre, au lieu de se choisir chaque jour, elles s’étaient choisi tout court, mais formaient un couple libertin. Chacune pouvait s’autoriser à passer du bon temps avec quelqu’un d’autre, mais elles restaient ensemble.
— ¡ No sé ! Peut-être, para ver la tombe de mi madre. Fait tellement longtemps. Y était petite, diez años. Pas revenue depouis.
— Nous sommes libres, nous avons tout notre temps, affirma Opale. Si tu veux bien de nous… Je ne peux parler pour Layi, mais c’est avec amitié que je t’y suivrai.
— Je viens aussi, bien sûr, risqua Layinah qui progressait dans le maniement de la langue que lui transmettait sa chère et tendre.
Elles se coulèrent dans les ruelles. Adelaida n’était plus très sûre du chemin, mais elle avait en tête la localisation approximative des lieux. Elle dut tout de même se renseigner plusieurs fois auprès de la population avant de trouver l’endroit. Au détour d’un jardin, elle cueillit une rose.
Un petit cimetière chrétien jouxtait une église petite et arrondie, aux murs de pierres à la couleur claire, à l’architecture comprenant de multiples absides dont les arcades voûtées marquaient les ouvertures.
— Ye reconnais, souivez-moi !
Elles parcoururent les allées accidentées jusqu’à un rectangle de terre au centre duquel ce qui avait dû être une croix gisait, démembré. Là où les deux morceaux de bois s’étaient autrefois croisés, se devinait encore l’inscription : Louisa. Pendant que ses compagnes de voyages restaient avec respect devant l’emplacement, Adelaida s’avança. Elle se mit à genoux dans la terre. Avec son couteau de poche, elle refit la gravure et, sortant un morceau de corde de son paquetage, elle entreprit de réparer l’objet qu’elle planta. Juste à côté, y ajouta la fleur précédemment cueillie.
Elle entama une prière dans sa langue, les autres se recueillaient, muettes chacune avec ses convictions ou incertitudes personnelles. Après un instant elle se releva et recula d’un pas.
— Mamá, tengo que decirte que papá se fue al cielo para estar contigo. Espero que esté contigo.
Ce qui peut se traduire par : Maman, je dois te dire que papa est parti te rejoindre au ciel. J’espère qu’il est avec toi.
Puis elle ajouta :
— Te presento a mi nueva familia : Ellanore, Opale y Layinah.
Ses yeux s’embuèrent et chacune put ressentir son émotion. Ellanore posa la main sur son épaule.
— Adíos mamá.
Elle laissa planer son regard sur chacune de ses amies présentes et acquiesça.
— Mi familia.
Elle attendit encore un instant, força un sourire au sens démenti par les larmes qui coulaient abondement de ses yeux :
— Les samis, creo que yé voudrais peut-être voir ma maison. Après, yé pourrai partir pour touyours.
Elles repartirent dans les rues, suivant Adelaida dans un quartier aux constructions délabrées. Elle s’arrêta devant l’une d’elles. Au-devant, des enfants s’amusaient avec des cailloux et des bâtons à un jeu d’adresse.
Une femme sortit, lui demanda si elle cherchait quelque chose.
— Fantasmas.
Le groupe resta encore un instant. La femme ne semblait pas savoir quoi faire et les regardait en silence. Au bout d’un instant, Adelaïda se tourna vers ses camarades, le chagrin toujours visible sur son visage. Elle inclina la tête en fermant les yeux, elle soupira, puis initia la reprise du chemin.
— Les filles, on va manyer quelque chose ?
Son ton enjoué ne trompait personne. Ellanore lui saisit fermement la main.
— D’accord. Tu connais de bonnes auberges par ici ?
— Maman n’allait pas dans les auberges. Pas dé sous. Faut aller dans les beaux quartiers. Par ici, on trouvera.
*
Attablées devant un plat bien garni, nos quatre aventurières détendaient leurs jambes tout en tendant leurs estomacs. Une pause n’était pas de trop. Dans la joie du moment, Adelaida souriait à nouveau et riait aux bêtises des autres.
Le repas fini, Opale prit la parole :
— Les amies, j’ai bien réfléchi. Depuis longtemps, je souhaite faire quelque chose pour venir en aide aux femmes en difficulté. Qu’elles soient mariées avec des hommes qui leur font du mal, parfois peut-être pour sauver les couples de dames qui s’aiment…
Elle regarda Layinah, prit sa main, puis tourna le regard vers mains d’Ellanore et Adelaida enlacées.
— Ou encore d’autres causes. Et ceci, j’aimerais le faire avec vous. Si toutefois, vous seriez d’accord. Ellanore, tu m’avais dit, il y a un moment désormais, que ce qu’il faudrait, c’est être nombreuses, puis, tu n’étais pas forcément d’accord avec ce projet.
Ellanore lui sourit.
— Oui, j’étais frileuse à l’idée de risquer ma vie, ne pas garder mon petit confort. Mais, le jour où j’ai plongé sans réfléchir, sans savoir nager pour sortir de l’eau quelqu’un que je ne connaissais même pas…
Elle jeta un œil à Adelaida :
— J’ai réalisé que ça valait la peine. Sauver quelqu’un, c’est sauver son histoire, lui donner une chance de devenir ce qu’il veut. Je suis avec toi… mais je discuterai point par point la manière dont tu veux que ça se fasse. Je souhaite garder une certaine liberté et voyager.
— Souis d’accord pour cogner les salauds.
Layinah raffermit sa prise sur la main de sa dulcinée :
— Et moi pour te suivre. [Pour donner à celles qui sont dans la situation à laquelle j’ai échappé grâce à vous, une chance de vivre.]
Opale rayonnait :
— Je suis heureuse vous voir enchantées par le même rêve que moi. Alors voici une première piste à laquelle j’ai pensé, afin que l’on puisse y réfléchir. Lorsque je serai rentré, mes parents me feront chevaleresse. À mon tour, je pourrai adouber chacune d’entre vous. Au château, vous pourrez recevoir une formation, puis aller sur les chemins et faire d’autres chevaleresses qui viendront nous rejoindre. Ce n’est qu’une ébauche, à nous de préciser ce que l’on veut exactement.
Ses yeux parcoururent les trois visages qui l’entouraient. Chacune opina du chef.
— Si j’ai mon mot à dire dans le fonctionnement, je ne vois pas pourquoi je refuserais, conclut Ellanore.
Opale se saisit du cruchon de vin posé devant elle, servi les quatre verres et leva le sien.
— À nous !
— À nous ! répondirent les autres en levant le leur.
Ne souhaitant pas pousser plus loin ce jour-là, après tout, pourquoi vouloir courir lorsque l’on passe un bon moment, elles décidèrent de visiter la ville. Par chance il y avait un grand marché.
On y vendait de tout. L’endroit constituait un mélange de ce que l’on pouvait trouver au Maghreb et des produits qu’avaient observés Ellanore et Opale dans la région de Marsilha. Les chalands abondaient autours des étals et les marchands ne semblaient pas à plaindre. Ici et là, on entendait crier le prix des articles afin d’attirer la clientèle.
Mais c’est un vendeur d’armes qui retint l’attention de la comtesse. Il tenait en ses mains une arbalète dont il ventait les mérites en arabe.
— [Voyez, n’importe qui peut utiliser une arme comme celle-ci. Messieurs, équipez vos gardes de mes magnifiques arbalètes, voyez, elles peuvent percer une armure.]
— Percer une armure ? Viens Layi ! Je veux voir ça de plus près.
— [Vous avez un château à défendre mesdames, je peux vous en vendre. Vous voulez voir comment ça marche ?]
— [Montrez-moi cela !]
Les arbalètes existaient en Europe à cette époque, mais dans le Royaume de France ou le Saint Empire Romain-Germanique elles n’étaient pas aussi évoluées que celle-ci, elles servaient surtout pour la chasse.
— [Voyez ! au bout j’ai fixé un étrier, ce qui permet à un fantassin de mettre le pied dedans et de tirer sur la corde efficacement pour la tendre, puis on la coince avec ce petit crochet. Ensuite, on pose le carreau ici. Il suffit maintenant d’appuyer sur cette petite queue et le carreau part. Regardez.]
Il avait disposé plusieurs plaques de métal en face. Il fit la démonstration, un trou décorait maintenant la surface précédemment lisse.
— [Je peux essayer ?] demanda Layinah.
L’homme lui passa l’objet, elle eut du mal à tendre la corde mais y parvint. Elle visa un point et fit mouche, ajoutant un nouveau trou.
— [C’est pas possible, avec un arc je n’arrive à rien ! Et là ! du premier coup!]
— [Combien vous les vendez ?]
— [Dix pièces d’argent.]
Opale regarda Layinah d’un air interrogateur.
— [J’en prends quatre ! affirma la princesse.]
— Toutes nos chevaleresses devront en disposer d’une. Elles devront être bien équipées pour risquer le moins possible leurs vies. Je suis sûre, qu’à Montbrumeux on pourrait demander à des artisans d’en réaliser. Le mécanisme n’a pas l’air si complexe, et… je suis certaine que ça amusera ma mère.
Après le marché, elles rentrèrent les quatre à l’auberge où elles prirent encore un bon repas et dormirent paisiblement.
1Valence
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