Chapitre 1 - Silence
Cela fera trois mois demain...
Allongée sur son lit, Maéline contemple le plafond. Une larme coule alors qu'elle bascule sur le côté. Peu à peu son corps se recroqueville en chien de fusil. Le frottement du drap rompt le silence environnant. Ses mains se crispent. Elle se sent seule dans cet appartement sans vie.
Pourtant, sa mère, probablement assommée par les médicaments, sommeille à côté. Sa sœur est partie pour le weekend. Depuis la première fois où elle l'a ressenti, ce vide l'a toujours terrifiée chaque fois qu'il a refait surface. Cette absence de vie est un appel au néant, à la mort, et cette dernière la terrifie. Ce monstre glouton avale dans sa noirceur infinie les êtres chers.
Elle tente d'éloigner cette ombre en cherchant refuge dans les doux souvenirs de son enfance. Elle puise dans cette période heureuse et insouciante, où sa famille faisait corps et où tout semblait simple et fluide, un réconfort salutaire. Lui apparaissent d'abord les sourires sur une photo du salon, lors d'une randonnée à vélo pour découvrir les châteaux de la Loire. La journée avait commencé sous de mauvais auspices : un pneu à plat et une location de chambre d'hôtes annulée. Après avoir juré comme des charretiers, occasionnant des rires sous cape avec sa sœur, ses parents avaient répartis les tâches : sa mère pour remplacer la chambre à air, son père pour appeler et réserver une chambre pour la nuit. Sa sœur et elle avaient pris l'initiative d'appeler Chambord afin de décaler l'atelier prévu le matin, à l'après-midi, sans supplément. En à peine trente minutes tout avait été réglé et ils avaient finalement passé un moment familial des plus agréables.
Une question la traverse soudain : jusqu'où peut-elle remonter le fil de cette période joyeuse ? Quel peut bien être son premier souvenir ? Serait-ce lorsque son père l’avait autorisée à s’assoir sur le siège avant, le temps du trajet nourrice-domicile. Elle devait avoir quoi… quatre ou cinq ans ? Elle s'était alors sentie importante, valorisée par le regard paternel. Son père n'aurait pas dû l'autoriser mais c'était une autre époque et le trajet était très court. Pour elle, il rappelait un moment de complicité du quotidien précieux, son travail lui prenant une grande partie de son temps.
À ce dernier souvenir, un frisson la parcourt. Il remonte lentement de ses pieds jusqu’à sa tête. Une tristesse infinie la fait trembler malgré elle. Ses bras se resserrent davantage pour se protéger, comme le faisaient ceux de son père après un cauchemar. Mais ces derniers ne sont plus là depuis trois mois. Cet étau protecteur et rassurant s'est volatilisé d'un claquement de doigt, ou plutôt d'un claquement de porte. Et le vide s'est engouffré dans l'interstice avant que le bruit des pas sur le gravier ne s'estompe.
Maéline sent sa poitrine se comprimer à nouveau, la douleur sur le point de l'étouffer. Pour ne pas affronter cette émotion trop intense, elle se recentre sur la quête de souvenirs. Il devait y en avoir de plus anciens. Elle fouille encore, soulagée d’être suffisamment concentrée pour éloigner la bise menaçante dans le ciel de son âme.
Bien sûr ! Le jour de ses trois ans. Toute sa famille s’était cachée derrière le bar. La peur l'avait envahie. Plus personne dans la cuisine, là où tous s’affairaient peu de temps auparavant. Puis les cotillons, l’incontournable « Joyeux anniversaire », les bougies et le gâteau arc-en-ciel dont elle rêvait...
Soudain, elle grelotte, resserre ses bras autour de ses jambes afin de limiter les tremblements qui s’accentuent. Un collier de perles humides coule sur ses joues, glisse le long de son visage, mouille son nez et sa chevelure rousse avant de former une marque sur le drap. Le flot de larmes s’intensifie à mesure que la bise s'abat plus furieusement. Son nez coule. Ses doigts s'agrippent à son jean, comme si cela pouvait former un point d’ancrage pour éviter de s’envoler au fond de ce vide de désolation morbide.
Comment sa famille en est-elle arrivée là ?
Auprès de qui se réchauffer ?
D’un coup, les évènements récents se rappellent à elle. L’enfance se trouve perdue sous le rideau de grêle qui gravelle son âme.
Elle revoit sa mère revenir du travail, un jeudi soir, et annoncer à ses filles la réservation dans le restaurant étoilé, à l'occasion de leur vingtième année de mariage. Le même jour, son père rentra tard, « retenu par le travail ». L'incompréhension dans les yeux de sa mère. Depuis, ses parents n'avaient plus échangé plus un mot. Le lendemain matin, une tension palpable, des cernes visibles sous les yeux de ses parents. Après cette soirée, un mur s'était dressé entre eux. Son père avait claqué la porte avec deux valises et un prénom flottant dans l'air : Caroline. Sa mère resta prostrée, assise sur la chaise, les bras ballants, le regard vide. Pas une larme n'avait jailli. Pas un cri. Ce fut le premier jour où résonna ce silence assourdissant, terrifiant.
Maéline et Chloé avaient passé la nuit à parler pour tenter de donner un sens à ce qui venait de se passer et essayer de recoller les morceaux. Aux yeux de tous, Patrick et Brigitte avait toujours été ce couple idéal, celui que tous leurs proches enviaient. Leur père devait sans aucun doute faire cette fameuse "crise de la quarantaine". Une passade houleuse qui se tasserait en quelques jours, lorsqu'il prendrait conscience de ce qu'il mettait au placard de sa vie.
Une dizaine de messages vocaux plus tard et en l'absence évidente de réponse, elles s'étaient endormies au petit matin, l'une contre l'autre dans le convertible de sa sœur pour se réveiller après l'heure du déjeuner.
En tant qu'aînée, Chloé avait pris sur elle de toquer à la porte de la chambre parentale. En vain. Le palpitant affolé, la respiration bloquée, Maéline avait regardé passivement sa sœur ouvrir la porte. Une chambre sombre. Une ombre immobile. Pendant des heures, elles avaient tenté de lever leur mère.
Compatissantes dans un premier temps.
Suppliantes par la suite.
Véhémentes enfin.
La descente aux Enfers avait été aussi brève que brutale.
Le visage de Maéline la brûle, irrité par le sel qui s'accumule sur sa peau. Cet inconfort est accentué par la sensation humide qui croît sous sa joue. Elle a tant pleuré que le drap ne peut plus absorber sa peine.
Une illusion. Cette famille idéale n'avait été qu'une simple utopie. Aucune odeur de cuisine n'embauma plus l'appartement. Plus aucun apéro entre amis. Ni aucune chanson reprise à quatre voix. Et le plus impitoyable : l'absence soudaine d'affection et de mots tendres.
Abandon.
Ce mot, à lui seul, représente sa réalité actuelle. Depuis quelques semaines, Chloé découche de plus en plus souvent chez des amis. Sa mère reste une coquille vide. Et son père ?
Toujours aux abonnés absents.
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