Chapitre 1 (1/2)

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Garance avançait dans les rues boueuses de la basse-ville en grommelant, son épaisse cape en laine serrée contre elle. Elle s'était imaginée une soirée calme au coin du feu et voilà que son père la mandatait au dernier moment pour s'occuper des pestes habituelles des alentours, les fantômes des Beaumont. Sans parler du fait qu'une de ses collègues en avait profité pour se servir d'elle comme coursière. Cette livraison de dernière minute la forçait à faire un détour, lui rallongeant son chemin dans la pluie et la boue.

La tombée de la nuit avait achevé de vider les rues de la capitale. A l'exception de la pluie et de ses pas résolument agacés, presque aucun autre son n'était perceptible. De temps à autre, Garance croisait la route des derniers mendiants et infirmes qui se retiraient discrètement dans les ruelles sombres de la basse-ville en direction de l'hospice le plus proche. La boue dans laquelle ils pataugeaient s’était mêlée aux excréments et déchets. Dans certaines venelles, l’odeur était insupportable.

Les miséreux se tenaient à distance, observant Garance d'un œil craintif. Armée de son épée et vêtue de l'uniforme noir de la Légion, elle dégageait un air sombre et peu avenant.

Bien que contrariée, la jeune femme demeurait sur ses gardes. Le confort et la protection apparente des murs d’enceinte n’effaçaient en rien la dangerosité de la Nouvelle-Essenie. Elle croisa d’ailleurs à deux reprises les Veilleurs qui avaient pris la relève de la garde au coucher du soleil, patrouillant dans les allées en petits groupes de quatre ou cinq hommes, à l’affût du moindre trouble.

Elle atteignit enfin l'avenue principale de la basse-ville quasi vidée de sa populace habituelle. Les marchands avaient fermé boutique il y a longtemps et plus aucun chariot n’était désormais autorisé à circuler en ville. Les paysans venus vendre leur bétail avaient quant à eux regagné leur masure à l'extérieur des remparts. Seuls restaient quelques matelots se dirigeant pour la plupart vers les tavernes et auberges. Les autres travaillaient encore en préparation des départs du lendemain dans le port qui donnait sur l'océan de Pranamante.

Garance relâcha un peu sa prise sur sa cape. La pluie semblait enfin se calmer. Elle finit par apercevoir la taverne où elle devait effectuer sa livraison au loin. Le Renard boiteux, le seul établissement que ses camarades fréquentaient de façon régulière, était situé dans une enfilade de maisons à colombages étroites et écrasées. Malgré l'heure tardive, les fenêtres étaient pour la plupart éclairées.

Garance s’arrêta un instant devant la porte principale du bâtiment, au-dessus de laquelle pendait une enseigne à la peinture écaillée. Elle représentait un renard perché sur une patte tenant dans ses mains un bâton de marche et une chope en terre cuite. La dernière fois qu'elle y avait mis seule les pieds, une bagarre avait éclaté et, bien qu'elle n'en fût pas l'instigatrice, elle avait dû se séparer à contrecœur d'une partie de son salaire afin de payer pour une part des dégâts. Ayant cette nuit décidée d'y rester quelques instants, elle espérait sincèrement que les choses seraient plus calmes. La main sur la poignée, elle soupira longuement avant de pénétrer à l'intérieur.

La salle n’était pas très grande et, bien qu'éclairée par six lustres en fer et de multiples bougies dispersées sur les tables et le comptoir, elle restait sombre. Les murs exhalaient un parfum de bois vieilli tandis que de fortes odeurs de porc rôti et de vinasse s'élevaient de la cuisine.

De nombreux voyageurs et marchands venus de tous horizons s’attardaient ici pour la nuit avec l'intention de reprendre leurs expéditions le lendemain et en profitaient pour échanger les dernières nouvelles de la route. À droite sur quelques tables, nains, elfes et humains s’adonnaient à des parties de dés ou de cartes. Dans le fond, un populaire barde Essenien chantonnait une ballade au son de son luth. La bonne humeur était au rendez-vous malgré le mauvais temps.

A l'abri de la pluie, Garance abaissa sa capuche. Remettant rapidement en place les quelques mèches blondes qui s'échappaient de sa tresse en couronne, elle s'avança d'un pas tranquille vers le comptoir principal sans se soucier des quelques clients méfiants qui la dévisageaient.

Les membres de la première tablée qu’elle croisa ne semblèrent pas porter grande attention à sa personne, plongés qu’ils étaient dans leur conversation.

— Y parait qu’y’aurait eu une nouvelle incursion des Abysses, au nord, dans les Maeveryns. Tout un village. Pouf ! Disparu du jour au lendemain.

— Mais quelle idée d’aller vivre dans ce trou paumé aussi. Cette région est maudite depuis des siècles. C’est pas comme si c’était nouveau.

— Les Abysses ! Ha ! Encore ces histoires de bonnes femmes. C’est qu’un putain de mythe. C’est plus probable qu’une meute de loup-garou ait fait l’coup, ou une troupe de gobelins. C’est pas rare qu’ça arrive à c’genre de village isolé. Les Abysses… Faudrait ralentir un peu sur la boisson vous deux.

— Ouais… C’est vrai qu’vu comme ça, c’t’histoire à l’air complètement farfelue. T’as p’t’être raison. C’est à se demander pourquoi y’existent encore, les aut’ là en noir, finit-il en pointant de la tête Garance qui se faufilait plus en avant entre les tables.

Ignorant tout de cette discussion, elle grimpa sur un tabouret avant de s’accouder au comptoir. Luberth, le tavernier et père de sa collègue et amie, s’approcha d'elle tout en resserrant son tablier en lin sombre autour de sa poitrine.

— Tiens, tiens, voilà qu'une de mes clientes préférées daigne de nouveau me rendre visite. Tu sais bien que je ne t'en veux pas pour ce qui est arrivé le mois dernier ?

— Oui, je sais, ne t'en fais pas... Et aussi, pour ta gouverne... Sais-tu qu'entre sortir boire un verre ou rester au calme chez moi, à lire dans le confort de ma chambre, je préfère de loin la seconde option ?

— Ma chère, ton père te l'a peut-être déjà dit mais ce n'est pas en restant cloîtrée chez toi que tu finiras par trouver l'âme sœur, lui répondit-il en plaisantant.

— Ah ! Parce que tu crois que je n'ai que ça à faire de mon existence ? Partir en quête de l'âme sœur ? Par pitié, sois donc un peu sérieux pour une fois. J'ai d'autres chats à fouetter.

Luberth rit doucement à ses mots. Sa fille Morga lui tenait aussi le même discours.

— Bien, sinon, que puis-je pour toi, en cette si...pluvieuse soirée ?

— Tout d'abord, j'aimerai un verre de cidre et ensuite...

— Encore du cidre ?

— C’est le seul alcool que j’arrive à avaler mais pas plus d’un verre, et un petit. Tout le reste me donne mal au crâne et la nausée.

— Et c’est seulement aujourd’hui que tu me l’annonces ? Après toutes ces années ? Tu me blesses, ma chère. J’ai une barrique de jus de fruit si tu préfères, finit-il en chuchotant.

— Ha ! Une autre fois peut être. Bon…

Garance détacha l'une des deux bourses fixées à sa ceinture puis la posa sur le comptoir. Faite de cuir, elle était plutôt bien remplie.

— Morga m'a demandé de te l'apporter à sa place étant donné que ce soir, elle est de patrouille dans les souterrains. Il y a environ cinquante barisias, comme d’habitude en somme.

— Elle est impossible, ma parole. Quand vais-je arriver à la convaincre de cesser de m'envoyer chaque mois près de la moitié de son salaire ?

— Honnêtement ? Probablement jamais.

Le tavernier soupira. S’éloignant de Garance, il plaça cette somme conséquente dans un petit coffret en métal qu'il verrouilla à double tour avant de ranger la clé dans une des poches de son tablier. Luberth se dirigea ensuite vers un des tonneaux situés derrière lui.

— Ton frère n’est pas avec toi ? demanda-t-il à Garance tandis qu'il remplissait une chope en terre cuite de son meilleur cidre.

Il ne la lui remplit qu’à moitié.

— Non, une montagne de parchemins réclamait soi-disant son attention.

— Je vois… La paperasse fait des ravages partout où elle passe.

Luberth posa la chope devant Garance qui poussa un nouveau soupir. Elle frotta son front du bout des doigts.

— Tout va bien ? ... Tu m’as l’air de mauvaise humeur ce soir, mon amie.

— De mauvaise humeur ? Mais écoutez-le donc... C'est vrai que j'ai l'air de transpirer la joie de vivre... Si je puis me permettre, une visite chez le lunetier ne pourrait te faire guère de mal, lui dit-elle d'un ton moqueur.

Le tavernier fronça légèrement ses sourcils.

— Épargne-moi donc tes sarcasmes, jeune femme. Ma fille t’aurait fait la même remarque si elle avait été ici. Et ne parlons pas de ton frère... Bon… Sinon, j’ai droit à ma réponse ?

— Eh pas la peine de s’agacer, je plaisantais, d’accord ? Excuse-moi… Je n’irais pas jusqu’à dire de mauvaise humeur. Légèrement contrariée serait plus approprié.

— Si c’est là la tête que tu fais en étant « contrariée », je n’ose imaginer celle que tu as lorsque tu es véritablement en colère.

— Crois-moi, même William ne veut pas savoir, répondit-elle en souriant.

Garance porta la chope à ses lèvres et but quelques gorgées. À sa gauche se trouvait un baquet en bois rempli de vaisselle fraîchement nettoyée. Luberth se saisit d’un premier gobelet qu’il essuya avec un torchon.

— Tu peux quand même me dire ce qu’il se passe. À moins que tu ne sois tenue à un quelconque secret professionnel.

— Un secret professionnel, dis-tu ? (Elle sourit.) Au sein de la Légion, c'est loin d'en manquer. Mais pas sur ce contrat.

— Contrat qui m'a l'air d'être la raison de ton « agacement ».

— En effet... (Elle soupira.) Un contrat… La dernière fois, ça ressemblait plus à du gardiennage d’enfants qu’autre chose.

— Comment ça ?

— Il concernait, et concerne encore et toujours, les fantômes des Beaumont.

— Aha ! Ça fait bien une semaine que j'en avais pas entendu parler de ces trois-là. Un miracle à ce stade. On vous a encore demandé de les en débarrasser ? demanda-t-il en souriant.

Il attrapa un nouveau gobelet humide. Non loin de lui, deux de ses fils employés à la taverne s’affairaient du mieux possible à servir les autres clients. Trois d’entre eux avaient d'ailleurs pris cinq bons pas de distance avec Garance depuis son arrivée au comptoir. Ils lui jetaient de temps à autre un regard méfiant, peu tranquilles de sa présence à leurs côtés. Garance les ignora.

— Un bon paquet, oui. Mais Père a toujours insisté pour qu’on ne les bannisse jamais d’Athran. Il semble penser qu’ils peuvent avoir une quelconque utilité. Pour quelles raisons ? À nouveau, je n’en ai pas la moindre idée... Enfin bon, quoi qu’il en soit, le superviseur du village est venu nous voir il y a un mois et demi de cela. Il voulait que nous réglions leur problème de dérangement nocturne. Plus aucun des paysans du coin ne voulait aller travailler, ou alors le travail était à moitié fait. Ils ont insisté pour que nous nous en occupions le plus vite possible avant que le régisseur ne vienne y mettre son nez. Père a accepté et m'a demandé par la suite de me rendre au cimetière.

— Et donc ?

— J’ai pénétré dans la crypte en pleine nuit, suis ensuite descendue jusqu’à la chambre principale, et que vois-je là ? Trois fantômes en train de se hurler dessus comme de vieilles mégères alcoolisées. Cette nuit-là, ils étaient dans la crypte. Mais si c’était comme ça dans le reste du cimetière, chaque autre jour et pendant deux semaines, pas étonnant que les paysans en aient eu assez.

— Et qu'as-tu fait à la fin ?

Il posa le gobelet propre à côté du premier et s’empara ensuite d’un vieux pichet en terre cuite dans le baquet.

— Je ne m'en suis pas débarrassée si c’est ce que tu veux savoir. Bien que ce ne soit pas l'envie qui me manquait. J’ai pris sur moi et j’ai tenté de régler leur différend. À ma façon cela étant dit. Au moment de partir, je leur ai tout de même demandé de ne plus poser de problèmes. Ils m’avaient assurés avoir compris la leçon... Enfin...compris jusqu’à il y a seulement trois jours.

Garance soupira longuement et porta de nouveau sa chope à ses lèvres.

— Fichus fantômes. Par moment, ils sont encore plus agaçants que les vivants.

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