Chapitre 10 (2/4)

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Le commandant soupira longuement. Il s'enfonça dans le fauteuil et croisa les jambes. En vérité, il n'était pas le seul à avoir conscience de cela. Les trois autres Grands commandants, soucieux de la situation dans laquelle il se trouvait, lui avait conseillé il y a deux mois par courrier de cesser au plus vite toute activité en Essenie et de rentrer à Hautelune.

Les autres dirigeants de la Légion avaient eu connaissance du trépas étrange de son épouse ainsi que de sa volonté à vouloir aller au bout de ce mystère depuis déjà quelques années. En temps normal à son départ, ils n'auraient pas soutenu ce genre d'initiative mais étant donné les événements qui menèrent à la mort de Kaerolyn, Agrisa devint officieusement une priorité. Ils laissèrent donc Victor agir à sa guise en espérant que quelque chose d'intéressant en ressortirait. Mais après treize ans, le Grand commandant n'était parvenu à rien. La déception se fit évidente pour tous. Et avec les récentes tensions, à l'est comme à l'ouest, c'est avec grande peine qu'ils avaient accepté le fait qu'Agrisa et ses ruines puissent leur être perdues à jamais. Bien qu'ils compatissent à la détresse de leur collègue, ils ne voyaient pas bien comment procéder sur place sans déclencher un conflit ouvert.

À la suite de cette longue lettre, Victor envoya cette réponse :

Mes amis, je sais le souci considérable que vous portez à ma condition actuelle, et bien que j'entende votre requête, je ne puis malheureusement la satisfaire. J'ai pleinement conscience des risques encourus en agissant de la sorte, tant pour moi que pour mes proches et subordonnés, mais sachez en toute franchise que je préférerais encore mieux mourir que de laisser un seul Inquisiteur ou Paladin de l’Ordre d’Eril parvenir en premier au fin mot de cette affaire. Les secrets de ces ruines sont liés à notre histoire et c'est à nous, et à nous seul, que revient ce privilège.

Seigneur Victor Albéon Eilbert de la Maison Mortis

Grand Commandant de la Légion

Membre régnant du Haut-Conseil d’Agertha

Leur réponse ne tarda pas à venir.

Libre à vous de poursuivre cette oeuvre, Victor. Mais sachez qu'à la vue des tensions politiques grandissantes dans ce royaume, nous ne pourrons vous fournir d'aide. Les effectifs de la forteresse de Merina se préparent à partir en direction du royaume de Dras sur notre ordre. Par conséquent, vous êtes seul. Nous avons cependant cru comprendre que vous étiez ami avec le Sage de la capitale essennienne, Alan Marxus. Peut-être pourriez-vous faire appel à son maître ? Ishaa Astanatos éprouve une certaine sympathie à votre égard. En toute honnêteté, nous pensons que les Grandes archives ont beaucoup à perdre en restant en retrait. Qui sait ? Peut-être se montrera-t-elle indulgente ? Bonne chance, mon ami, et quoi qu'il advienne, ne faites rien de stupide. Revenez-nous tous sain et sauf.

Dame Kathan Arth de la Maison Vidoliae

Dame Senra de la Maison Ghand

Seigneur Nacanu du Clan Saxtri

Grands Commandants de la Légion

Membres régnants du Haut-Conseil d’Agertha

Partir ou rester ? Voici l'un des choix les plus difficiles qu'il ait eu à prendre de sa vie et quelle que soit sa décision, il savait qu'il finirait par le payer cher, tôt ou tard.

Alan laissa Victor à ses pensées. Il se tourna vers son apprenti, souhaitant confirmer ses soupçons.

— Avez-vous été suivis ?

— Oui, Maître Alan. Un des hommes du roi était en poste devant l'hôtel tandis qu'un second nous a suivi jusqu'ici. Je n'ai cependant pas estimé important de le semer. Ce n'est pas comme si la nature de nos relations leur était inconnue. D'autant plus que cela aggraverait peut-être la situation.

— Je vois. Tu as bien fait, Galbali.

Son apprenti lui répondit en inclinant légèrement la tête. Assuré de la satisfaction de son maître, il reprit son observation de la rue. Adalric était toujours présent et arrivait au terme de sa pomme.

— Toutes mes excuses, Alan. Je n'avais point l'intention de t'embarquer ainsi dans mes histoires. Je te mets dans une position délicate. J'imagine que ton maître n'est pas des plus satisfait.

Se frottant la tempe de la main droite, Victor eut un rire gêné.

— Ne t'en fais pas, mon ami. Maître Astanatos se doutait qu'un tel jour finirait par arriver. Ayant été présente pour porter secours à Kaerolyn, elle prend les récents événements, disons, très à cœur. Et plus encore s'il s'avère qu'un Archonte est présent. Au vu des inconnues qui demeurent, tu as besoin de toute l'aide disponible. J'ai conscience que tu n'en as pas fait la demande mais...sache qu'elle sera bientôt parmi nous.

— Ishaa Astanatos est en route pour la capitale ? demanda-t-il, surpris.

— Oui, elle arrivera demain, ou au pire, lundi.

— Incroyable... Qu'Ishaa Astanatos envoie d'autres de ses Sages pour nous épauler n'aurait guère été surprenant mais qu'elle estime nécessaire de venir ici en personne... Je ne sais pas si je dois me réjouir ou m'inquiéter d'une telle nouvelle.

— Je ne sais que te répondre, mon ami. Mais voici une aide que, personnellement, je ne refuserais pas.

Victor soupira longuement. Alan avait raison, tout comme les autres Grands commandants. Il serait en effet mal avisé de refuser son aide ; il n'en avait que trop besoin.

— Sinon, en parlant de Garance, comment se porte-t-elle ? Son état s'est-il amélioré ?

— Oui. Elle va bien mieux depuis hier matin, plus de cauchemars ou de murmures. A ma grande surprise, elle s'en est remise rapidement. J'admets que je m'attendais à ce que cela dure un peu plus longtemps.

— Seulement des murmures ? Pas de violentes hallucinations en plein jour ou de soudaines crises de panique ?

— Étrangement, non. Rien d’aussi fort. Garance semble plus résistante à l'influence abyssale. Son frère a bien mis deux semaines à s'en remettre et elle, en quatre jours seulement. Ceux à être aussi résistant lors de la première confrontation sont rares.

— Je vois... A surveiller, donc.

— Oui, à mon grand déplaisir.

*****

Une fois le repas terminé, Garance proposa à Louise de s'occuper d'Emile. Sa belle-sœur accepta de bon cœur sachant qu'elle pourrait plus facilement distribuer les tâches du jour aux multiples gens de la maisonnée. Elle était depuis toujours très appréciée des résidents de l'hôtel pour sa douceur et sa grande gentillesse. Compétente, Louise passait la plupart de ses journées à superviser le travail des domestiques et à aider Walther à gérer les finances du domaine. Elle essayait à sa façon de contribuer au bon fonctionnement de la Légion dans ce pays.

Du haut de ses cinq ans, Emile appréciait beaucoup pouvoir passer du temps avec sa tante. Ces instants étaient rares car Garance se réfugiait souvent dans le confort de sa chambre pour lire, écrire ou simplement se perdre dans ses pensées. Mais elle avait grand besoin de ces moments où elle se trouvait totalement isolée des autres, loin du reste du monde.

Cela faisait maintenant une petite dizaine de minutes que Garance et Emile jouaient tous deux dans la cour. Le petit garçon avait insisté pour s'amuser avec les épées en bois que son grand-père paternel lui avait offert à son anniversaire en début d'année. La jeune femme ne lui refusa pas cette demande. Son neveu avait choisi d'incarner un Chevalier noir et s'imaginait donc en plein affrontement avec un bandit, interprété lui, par Garance.

— Aha ! En garde, misérable !

Pendant la première moitié de leur « combat », Garance avait plus qu'aisément paré et esquivé l'ensemble des attaques de son neveu. Mais depuis deux ou trois minutes, elle l'avait volontairement laissé la toucher de sorte qu'il ait l'illusion de prendre le dessus. Garance feignait maintenant un état affaiblit. Elle était penchée en avant et tenait son épaule de sa main gauche comme si une douleur la lançait à cet endroit précis. Emile s'élança vers elle, son épée tenue à deux mains, et lui asséna un coup au niveau du ventre. Dans l'instant qui suivit, elle lâcha son épée et s'effondra au sol tout en prononçant ces mots :

— Aaargh ! Tu m'as eue, Chevalier noir ! Je suis vaincue, défaite ! Et ainsi, je meurs, déclara-t-elle d'un ton dramatique.

Elle ferma les yeux, un grand sourire étalé sur le visage. De son côté, Emile jubilait. Il se tourna vers l'assistance qui applaudissait en souriant. Margrave et Harban, une demi-elfe et un nain, deux des sept légionnaires, s'étaient arrêtés pour faire une pause. Installés sur les trois petites marches qui menaient à leurs quartiers, ils regardaient Garance et Emile jouer.

— J'ai gagné ! J'ai gagné ! C'est moi le plus fort, dit-il tout en sautant à pieds joints, tout content qu'il était.

Entre temps, Garance avait rouvert les yeux et avait commencé à se lever.

— Le plus fort ? Je vais te montrer, moi, « le plus fort ».

Elle se leva en un bond et courut après Emile qui tentait du mieux qu'il pouvait de mettre de la distance entre lui et sa tante. De son côté, Louise continuait de s'occuper de l'inventaire des réserves du domaine.

— Il nous faut ces provisions d'ici ce soir. Entendu ?

— Oui, ma Dame.

Le domestique fit une petite courbette puis s'éloigna en direction des cuisines. Une fois seule, Louise s'approcha d'une des fenêtres de la pièce et l'ouvrit. Elle s'accouda aux rebords et observa Garance et son fils. Voir Emile avec un sourire aussi radieux emplissait son cœur de joie.

Le petit garçon avait été très malheureux les jours où Garance était malade et Louise n'avait su que faire pour tenter de le rassurer ou de lui remonter le moral. Anxieux toute la semaine, il avait bien senti que quelque chose ne tournait pas rond.

Concernant la vérité sur l'état de Garance, Louise était loin d'être stupide. Bien qu'elle ignore beaucoup de chose à leur sujet, elle avait pleinement conscience des monstres et autres horreurs auxquels la Légion faisait face. Elle savait que les Abysses étaient loin d'être un simple mythe. Elle en avait des frissons rien que d'y repenser.

Et pour ce qui était de son époux, Louise se souvint que sa demande en mariage n'avait guère plus à sa famille il y a sept ans. Et contrairement à ce que les Mirand avait pu penser, les Mortis étaient loin d'être les monstres que certaines histoires décrivaient. Elle avait fait son choix, pleinement consciente des risques et des sacrifices encourus. Elle avait accepté cette part sombre depuis le début.

Louise s'était bien doutée que l'état de sa belle-sœur était plus ou moins lié à ce lourd passé et afin de préserver leur fils, elle et William avaient maquillé la chose en une simple maladie qui empêchait sa tante de dormir et la fatiguait.

Quand il serait en âge de comprendre, le couple lui dirait la vérité sur les activités de la Légion, qui ne consistaient pas uniquement à chasser des bandits ou des créatures sauvages et magiques qui menaçaient de temps à autres les paysans et villageois, que leur véritable travail consistait à tenir à distance les cauchemars du monde. Son expression de joie finit par se mêler à une de tristesse. Une part d'elle-même craignait constamment de ne jamais les voir revenir, bien qu'elle les sache capable de faire face à nombre de dangers.

Un grincement finit par la tirer hors de ses pensées. Garance et Emile tournèrent eux-aussi la tête en direction du bruit, tout comme Margrave et Harban. La porte charretière de l'hôtel s'ouvrait. Victor apparut et entra dans la cour. Bien qu'en pause, Savinien et Maric se mirent au garde-à-vous pour l'accueillir.

— Commandant Mortis.

— Commandant.

Il répondit à leur salut d'un petit mouvement de la tête. Margrave et Harban décidèrent ensuite de s'éclipser et de poursuivre la discussion qu'ils avaient entamé à l'intérieur du bâtiment. Garance, qui avait réussi à attraper Emile, était assise avec lui sur le sol pavé de la cour. A la vue de Victor, le petit garçon se leva et accourut dans sa direction.

— Grand-père !

Le commandant sourit. Il s'accroupit et lui tendit les bras. Emile s’y jeta et Victor le souleva pour le caler contre lui à sa gauche.

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