Chapitre 17 (2/2)

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Plus bas dans les souterrains, au cœur du bâtiment le plus imposant, une intense lueur violette illumina temporairement les ténèbres alentours. Une âme puissante se cachait dans les ruines remarquablement préservées des ravages du temps. La porte qui menait à la salle du trône demeurait grande ouverte, telle qu’elle l’avait toujours été depuis la désertion de la cité. Sur la large place circulaire qui lui faisait face, une illusion de l’Archonte Lua se manifesta.

Ce fut comme si une multitude de petits et fins fragments d'obsidienne s'étaient formés d'un nuage de poussière avant de se rejoindre tel un essaim pour reconstituer le corps originel de l'Archonte. Les fumerolles noires qui accompagnèrent son apparition disparurent au fur et à mesure qu'il s'approchait du balcon qui surplombait la cité. Il s'arrêta au bord puis découvrit sa tête laissant sa capuche retomber à l'arrière.

Il observa en silence les quartiers nobles qui s'étendaient à ses pieds. Quelques mèches blanches couvrirent ses yeux, qu’il finit par fermer. Il fit mine d'inspirer profondément. Certes inerte depuis treize ans, le Monolithe gardait malgré tout un lien avec l’Inconnu toujours aussi puissant qu’avant. Et cela n’était dû qu’à une chose, sa seule présence. Il constituait un point d’ancrage en ces lieux et continuait de nourrir malgré lui son influence. Il pouvait sentir l'énergie vibrer dans l'air aux-côtés de la magie ashéenne qui, elle, courait encore dans les pierres des structures environnantes.

Lorsqu'il ouvrit les yeux, quelques secondes plus tard, son expression s’assombrit. Dans le silence et l'obscurité, ses pensées se dirigèrent vers la surface et ceux qui l'habitait, en particulier vers une certaine Garance Mortis, membre d'une famille millénaire désormais bien loin de ce qu'il avait un jour connu.

A force de l'observer, il comprit vite que l'âge d'or des siens n'était plus. Cela le déçu quelque peu, sachant toute l'énergie qu'il avait jadis investi pour eux. Cependant une part de lui se trouva rassurée en constatant que l’Aethelsild, cet héritage si particulier qui les avaient toujours caractérisés depuis des millénaires, était quant à elle bien vivante. Il n’aurait jamais pu créer ne serait-ce que le début d’un lien si cela n’avait pas été le cas. Pour le moment, il ne pouvait interagir avec elle qu'au-travers de ses rêves mais il avait bon espoir de voir cette connexion s'approfondir naturellement avec le temps.

Il avait besoin d'elle. Il avait besoin d'eux. Mais comment les mener là où il le voulait s'ils avaient tout oublié de là d'où il venait ?

Il soupira longuement puis continua d'observer en silence la cité-morte un peu plus en contrebas. Il se remémora d'autres détails de sa conversation avec la Mortis et un point en particulier l'inquiéta, sa mémoire. Jamais n'avait-il eu à s'en soucier autant ces dernières années.

Depuis son éveil il y a treize ans, il s'était peu à peu rendu compte que des bribes entières de souvenirs plus ou moins importants et d'époques différentes s'étaient comme volatilisées. Probablement une conséquence due à son emprisonnement et encore plus au Monolithe qui avait servi de geôle. Dans cette prison hermétique, il s'était retrouvé piégé entre Athran et l’Inconnu, incapable d’interagir avec son Cercle.

Lua ferma de nouveau les yeux. Il essaya de fouiller dans sa mémoire et de remettre un tant soit peu les choses à leur place, de l'ordre dans ses pensées. Il remonta dans le temps, jusqu'à ce jour funeste il y a six cents ans.


*****


La salle était grande et rectangulaire. Richement décorée, de nombreuses statues et hauts-reliefs bordaient les murs sur la longueur des deux côtés. D'épaisses toiles colorées et brodées ornaient le plafond à divers endroits en d'élégantes voûtes.

En-dessous, le sol se trouvait jonché de cadavres de religieux, formant parfois des petits tas ici et là. Tous vêtus de leur bel habit de cérémonie, leur peau, par quelque artifice obscur, avait été noircie presque comme calcinée. La mort avait figé sur leur visage une agonie sans nom, immortalisant de façon brutale l'heure de leur trépas. Entre les corps, un fin voile de sang recouvrait les dalles de pierre, habituellement d'un blanc immaculé.

Plus loin, vers le fond de la pièce, ce rouge s'assombrissait lentement pour finir en un noir d'encre lourd et épais. Du centre de ce cercle de noirceur, avait jailli quelque chose d'étranger à ce monde, un bloc massif aussi opaque que le liquide dont il était issu. Une série de glyphes à la géométrie tortueuse couvrait sa surface lisse. De ces creux fins, un fluide sombre s'écoulait doucement rejoignant le macabre bassin en une curieuse cascade.

Au cœur de cette sinistre scène se tenaient quatre acteurs, certains se trouvant à un battement de cils du trépas et d'autres, bien au-delà de ce que la vie ou la mort pouvaient normalement concevoir en ce monde.

Le premier d'entre eux, un humain, gisait au pied du monolithe, une longue lame à l'aspect rêche enfoncé profondément dans sa poitrine, le clouant à la pierre noire. Ses vêtements et son armure d'un noir profond semblaient se noyer avec cet épais liquide. Le rouge de son sang était bien trop faible pour contraster avec sa tenue. Il s'écoulait d'ailleurs de sa bouche en une macabre cascade. Ses yeux si particuliers, avec sa cornée noire et ses iris violets, suffisaient à eux-seuls à résumer l'ampleur de la douleur et de la peur qui le rongeait.

Sa fin était proche.

Un rire sinistre fracassa implacablement le silence. Sorti non pas d'une bouche mais d'une fine mâchoire aux os blancs et aux dents étonnamment pointues. De longues mèches grises, seuls restes d'une somptueuse chevelure d'ébène, couvrait çà et là la surface lisse du crâne. Vêtu d'une armure blanche, ce personnage à la figure élancée tenait une lance d'un métal pâle et au bout de laquelle était accrochée un drapeau. Les armoiries des Markheim, la famille dont descendaient les Mortis, s'y trouvait. Celui-ci était en mauvais état : tâché de sang, déchiré et brûlé par endroits. Son détenteur n'en avait pas pris grand soin, comme s'il lui portait un certain mépris.

— Assure-toi que ses liens ne se brisent pas, Zinnar. Il mérite de souffrir, éternellement.

Cette voix était clairement féminine.

A sa droite, le troisième acteur, Zinnar, surplombait aisément le second, atteignant les deux mètres vingt. L'épaisse robe noire dont il était habillé trempait dans le liquide sombre au sol. La partie avant de l'imposant heaume en fer qui lui couvrait la tête, se composait d'un masque riche en détail, à l'expression figé et à l'esthétique baroque. Le bras droit tendu, et couvert d'une longue manche, laissait découvrir un lourd gantelet issu du même métal que le heaume. La paume ouverte, ce personnage manipulait l'énergie ambiante et le Sang noir dans la réalisation d'un rituel complexe qui leur permettrait de se débarrasser d'un élément gênant, pour lequel certains d'entre eux n'éprouvaient que haine et mépris.

Ne pouvant le tuer, ils avaient décidé de l'enfermer, et de l'oublier, à tout jamais. Ils ne pouvaient pas se permettre de rater cette occasion.

Et enfin, le quatrième acteur, le plus important de tous, le dénommé « Lua ». Suspendu en haut du Monolithe à moitié absorbé, seul son torse, sa tête et son bras gauche étaient encore libre, le reste ayant été assimilé à la pierre depuis déjà de longues minutes. Il avait beau résister, il sentait ce portail aspirer ses forces au lieu de les nourrir.

La rage qu'il ressentait déformait ses traits. A cet instant précis, son seul désir était de mettre ces nuisibles en pièces, d'effacer leur misérable existence de la surface de ce monde et au-delà.

Lua jeta finalement un œil à son hôte au pied du Monolithe. Dans l'instant qui suivi, un long râle d'agonie s'échappa de ses lèvres.

Il était mort.


*****


Le souvenir était flou mais encore assez vivace dans son esprit pour faire monter en lui un torrent d'émotions, allant de la tristesse à la haine. L'Archonte serra les poings et la mâchoire de colère.

— Maudits soyez-vous...tous autant que vous êtes.

Il rouvrit les yeux lentement puis soupira. Il se mordit la lèvre. Comment avait-il pu être possible que, lui, un des Archontes les plus puissants à avoir foulé ces terres, se retrouve dans un tel état de faiblesse ? Quelles conditions avaient donc permis cela ?

Il avait goûté au pouvoir, le plus inégalé qui soit, et il était là, piégé et impuissant. La confusion et la frustration étaient immenses. Face à Garance, il avait tâché de garder cela pour lui, d'en masquer le plus possible. Son orgueil le lui avait interdit.

Il l'avait senti très intriguée et il s'en réjouit fortement. Depuis toujours, il ne supportait pas être entouré d'imbéciles, encore plus s'ils étaient du genre à avoir l'esprit étriqué et à faire preuve de paresse intellectuelle. Mais pour le moment, moins elle en savait et mieux ils se porteraient, une telle curiosité pouvant s'avérer être à double-tranchant, tant pour lui que pour elle.

En dépit de ces faiblesses, de ces difficultés, il était prêt à la guider jusqu'à lui. Il n'avait pas le choix. Si seulement elle voulait bien se laisser convaincre de l'aider, une bonne fois pour toute. La méfiance était encore trop présente à son goût. Comme il regrettait cette époque où les Mortis, tout comme les Markheim avant eux, avait été presque près à tout pour satisfaire la plupart de ses demandes.

Cet Âge révolu l'amena à évoquer un autre point d'intérêt, l’Aethelsild, la « mémoire de sang », l’ultime héritage de celui que les plus antiques des légendes humaines nommaient « l’empereur immortel ».

— Même chez des êtres à l’ascendance lointaine, des miracles peuvent arriver…


*****


Perdu dans les brumes de l'Entre-deux, il ne savait pas combien de temps s'était écoulé depuis leur rencontre, depuis son réveil. A nouveau, il était comme endormi, perdu dans un océan de noirceur qu'aucune lumière ne semblait pouvoir atteindre. Sa conscience oscillait sans cesse entre moments d’éveil et de torpeur. Son corps continuait de lui paraître lourd, comme s'il flottait, prisonnier du plus profond des océans.

— … Vous m'entendez encore !?

Encore cette voix. Cette voix, douce et puissante à la fois, qui tira sa conscience hors des brumes sombres dans lesquelles elle naviguait.

— Silence, mortelle. Ne sais-tu pas qu'il est impoli et suicidaire d'interrompre un Archonte durant sa sieste ?

— Et moi qui pensait que vous préfériez sortir d'ici...

Le ton de cette femme l'agaçait toujours autant. Et tant de familiarités, comme si elle pensait qu’ils se côtoyaient depuis longtemps. Mais pour qui se prenait-elle ?

— Et pourquoi devrais-je te faire confiance, mortelle ? Votre utilité laisse quelque peu à désirer ces derniers temps.

Aucune réponse ne vint.

— Tant de risques inconsidérés... Et tout ça pour moi, ruine parmi les ruines. J'hésite entre me sentir flatté et insulté.

Il était méfiant. La dernière chose qu'il souhaitait était de faux espoirs.

— Le lien entre cet endroit et le Premier Cercle s’est certes étrangement diminué mais Zinnar a toujours un œil sur les lieux. Il pourrait apparaître à n’importe quel moment et tous vous condamner à un sort pire que la mort. Sans parler de ton soi-disant mécène. Et, oui, avant que tu ne poses la question, j’ai aussi entendu ces conversations-là. Qu'espère-t-il donc en t'envoyant ici ?

— Seulement des informations. Une « confirmation de recherches de plusieurs années ». Je ne m’inquiète guère de lui. De tous les dangers présents ici et dans les environs, il en est simplement le moins immédiat. Et pour ce qui est du Haut-Juge, quelque chose me dit qu’il est occupé à autre chose en ce moment.

Que voulait-elle donc dire ? Serait-elle parvenu à l’aveugler ? Mais de quelle façon ? Pour une simple humaine, cela lui paraissait impossible.

— Mes camarades et moi avons bien conscience que nous mettons nos vies, nos âmes mêmes, en danger en restant ici, à chaque seconde qui s'écoule. Mais certaines choses sont à faire, pour le bien de tous.

Il rit froidement. Encore un de ces mortels persuadé d'être imbu d'une quelconque mission divine.

— Ah ! Et quoi donc ?

— Votre renaissance, Lielandr'ath.

Dans son océan d'ombres, il ouvrit brusquement les yeux. Comment une simple humaine pouvait avoir connaissance de ce nom, le premier à lui avoir été donné ?

— Comment le connais-tu ? Mon véritable nom.

— Je l’ai appris étant enfant, lors d’un rêve éveillé qui sembla durer une éternité.

Et c’est là que Lielandr’ath comprit. La familiarité du ton et de l’attitude, la connaissance de son nom. Cette femme avait hérité de l’Aethelsild d’un de ses ancêtres. Voilà qui expliquait bien des choses.

— L’une de mes arrières-arrières-grands-mères maternelle se nommait Laeth Xelithiori. Je sais qu’elle vous a cherché jusqu’à sa mort.

Ce nom-là, Xelithiori, il le connaissait aussi. Un de ses associés passé le porta il y a bien longtemps.

— Que le Jardin noir m’en soit témoin, je vous sortirai de là. Et si je ne le peux…

Elle regarda son bras.

— Qu'en sera-t-il, mortelle ?

— Un jour, ils comprendront.


*****


Même ce souvenir, pourtant si proche, demeurait flou et incomplet. Qu’en étaient-ils du début et la fin de leur conversation ? Liel soupira.

Kaerolyn et son groupe avaient certes échoués à le libérer mais étaient néanmoins parvenus à affaiblir grandement sa prison et les liens qui l’enserraient. Même Zinnar semblait incapable de se remanifester dans les parages depuis ce jour.

Quoi qu’il se fût passé en parallèle des actes de l’humaine, comme il l’avait soupçonné, cela lui donna l’occasion de recouvrer lentement ses forces, absorbant l’énergie ambiante et les âmes des abyssaux mineurs qui pullulaient dans les environs. Agir de la sorte lui avait permis de ne pas retomber dans cette sombre inertie qu’il avait réussi à quitter et de garder son âme et ce qu’il restait de ses souvenirs relativement intacts.

Désormais, il était le nouveau maître des lieux. Si le Haut-Juge souhaitait réclamer sa place, il aurait besoin d’une aide extérieure. Ce qui l’amenait à une nouvelle question : l’Immaculé s’était-il entouré de cultistes ? Il n’était pas rare qu’ils agissent de la sorte ; ces fidèles illuminés facilitaient souvent leurs plans selon les situations. Il y avait de grandes chances pour que ce soit le cas et ils n’hésiteraient pas à mettre le chaos à la surface, même pour une simple diversion.

La Légion semblait loin de se douter au-devant de quels problèmes elle allait, encore plus si ses membres d’aujourd’hui avaient tout oublié de leurs conflits passés avec les Immaculés.

Il espérait grandement pouvoir obtenir son aide et n’avait-il pas les moyens de la convaincre ?

Il s’osa à réfléchir aux étapes suivantes de son plan, celles qui devraient suivre une fois sorti d’Agrisa. Considérant l’état actuel de son âme, la seule solution viable serait de se rendre au cœur de son domaine dans l’Inconnu. Là-bas, il pourrait aisément y recouvrer ses forces et soigner les fêlures causées par les actes de Zinnar et de sa partenaire.

Mais le seul moyen d'y accéder était par le biais d'un Monolithe antique, directement lié au cœur de son royaume. Le seul dont il avait encore connaissance se trouvait à des centaines de kilomètres de la côte, au beau milieu des Marches occidentales, dans la vallée de Despima. Il n'aurait pas la force de s'y rendre seul et avec les Immaculés de nouveaux sur ses traces, cette tâche s'avérait plus délicate encore, voire impossible sans un minimum d'assistance.

Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas eu à quémander l'aide des mortels comme un chien perdu. Quelle humiliation... Mais quel choix avait-il vraiment ? C'était cela ou…la mort ? Il craignait d’être tué mais pouvait-il seulement mourir ? Et pourquoi avait-il l’impression de s’être déjà posé cette question ?

Il soupira une nouvelle fois. Il ne tiendrait pas dix ans de plus comme ça.

L'oubli...

Est-ce véritablement la seule chose que je mérite ?

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