Les morts et les vivants
Plouguerneau, Finistère, juillet 1993. Quelques jours après la balade à la pointe Saint-Mathieu. Loreleï, 16 ans.
Solène avait invité Loreleï à sa pendaison de crémaillère, pour lui changer les idées. Elle la trouvait trop souvent absente. Loreleï savait qu’elle avait raison, même si elle n’aimait pas qu’on la voie fragile. Solène avait à peine 30 ans, elle se considérait comme une grande sœur pour Loreleï. Quand le regard de cette dernière partait dans le vide, Solène la faisait parler de ses études, de son copain Vivian. Ingrid lui avait dit à quel point il était devenu vital pour sa fille, depuis la mort de Maurice. Il avait voulu accompagner Loreleï en Bretagne, mais Ingrid avait décidé qu’elles resteraient en famille. Pour finalement ne pas venir à la pendaison de crémaillère. Elle avait souhaité à sa fille de bien s’amuser.
Et c’était le cas. L’alcool y était pour quelque chose. Loreleï ne buvait jamais, mais le punch avait un goût de jus de fruits. Elle sentit un vertige. Pas celui qui fait tomber de la falaise, celui qui rend légère. Dans le jardin de Solène, la musique pulsait. « Je rêvais d’un autre monde », chantait Téléphone. Une dizaine de personnes dansaient. Loreleï les rejoignit. Un homme lui apporta un verre de punch :
- Tiens, j’ai remarqué que tu aimais bien !
- Merci…
Elle leva un sourcil interrogateur.
- Marc. Et toi tu es Loreleï, la nièce de Solène.
Un autre homme s’approcha en riant, comme amusé du jeu qui démarrait sous ses yeux :
- Marc, elle a 16 ans.
Marc haussa les épaules et lança un clin d’œil à l’autre homme :
- Parfait, à 16 ans, elle peut tenir une conversation !
Loreleï ne dit rien. Elle but son verre et continua à danser avec les autres, essayant de s’éloigner de Marc. Téléphone céda la place à Queen. Loreleï adorait, le rythme de « Don't stop me now » s’accélérait. Elle ferma les paupières et secoua ses cheveux avec sa tante, hurlant le refrain. Marc ne la quittait pas des yeux. Rock endiablé sur le solo de guitare. Loreleï était en nage. Sa robe d’été volait.
Les joues rouges, les cheveux en boucles sauvages sur les tempes et le front, elle alla s’asseoir plus loin dans le jardin, sur le banc à côté des hortensias. La lune pour seule compagne, elle respirait l’air qui fraichissait. Marc la rejoignit avec deux verres. Il ne s’assit pas immédiatement. Resta debout devant elle. Loreleï dut lever les yeux.
- Tiens, tu dois avoir soif. Avec toute cette danse… Tu t’amuses bien ?
Par politesse, elle prit le verre qu'il lui tendit.
- Oui, j’adore danser n’importe comment.
Marc ne regardait pas son visage. Ses yeux descendirent sur sa robe, s’attardèrent sur ses jambes et remontèrent lentement. Loreleï croisa les bras sur sa poitrine. Les lèvres de Marc s’étirèrent, comme si son geste le réjouissait.
- Tu ne danses pas n’importe comment. Tu sais exactement ce que tu fais. À 16 ans, on sait.
Son ton était presque paternel. Il s’assit. Trop près. Il posa son bras sur le dossier du banc, derrière elle. Il rétorqua d’une voix plus grave, en la fixant :
— Et puis, tu es jolie. Tu le sais, non ?
Loreleï rougit encore plus. Ne répondit pas. Marc s’approcha plus près d’elle. Sa cuisse effleurait la sienne. Loreleï sentait son haleine chargée d’alcool contre sa nuque. Il murmura :
- Je pourrais t’apprendre des choses.
Il glissa un doigt sur son épaule nue, remonta vers le visage. Elle se leva d’un bond. Marc la regarda partir en soupirant et finit son verre.
Loreleï se précipita dans la maison et s’enferma dans les toilettes. Elle fixa son reflet dans le miroir. La musique lui parvenait, assourdie. Des rires. Des éclats de voix.
Qu’est-ce que j’ai ? Qu’est-ce qu’ils voient en moi ? Je voulais juste danser. Qu’est-ce que j’ai fait ? Le prof de latin qui nous tripotait en cours. Je n’ai pas voulu continuer en 3e. Papa était étonné. Il savait que je voulais faire latin grec depuis toute petite. Quand j’ai fini par lui dire pourquoi, il est devenu fou. Mais il n’y avait rien à faire. Alors il m’a serrée dans ses bras. Il a tout de même mis en garde le principal. Et puis Philippe… Le fils du collègue de papa. Quand j’avais 14 ans, et lui 21. Il a essayé de… J’ai prévenu papa. Il a été voir Philippe et son père. Je ne l’ai plus jamais croisé. Mais maintenant ? Maman a d’autres soucis. Vivian a raison. Je vais faire plus attention. Comment je m’habille. Comment je souris. Arrêter de danser.
Solène frappa à la porte, inquiète :
- Loreleï, ça va ? Je t’ai vu entrer il y a 10 minutes.
- Oui, oui, je sors.
Elle jeta un dernier regard au miroir. Elle s’aspergea d’eau froide.
C’était plus simple avant.
*****
Lannion, Côtes-d’Armor, été 1990, maison de grand-mère Katell (Lannion). Loreleï 13 ans
Quand les pneus de la voiture crissaient dans l’allée gravillonnée, Loreleï s’ouvrait : à l’odeur de l’océan, non loin, portée par le vent, aux pierres de granit rose, aux couleurs vives des hortensias, aux volets carmin… Leur arrivée dans la maison de la mère de Maurice marquait le véritable début des vacances.
Loreleï bondissait toujours de l’habitacle, les jambes engourdies par les heures de voyage. Katell se tenait droite, majestueuse, en haut des escaliers. Loreleï ralentissait et abordait la première marche avec retenue. La lueur satisfaite de Katell ne lui échappait jamais. Ce n’était pas un sourire. C’était mieux.
Cet été-là, Loreleï réalisa à quel point sa grand-mère était âgée. Elle était toujours élancée, droite, les épaules figées, les yeux clairs. Mais Loreleï vit pour la première fois les rides, les cheveux blancs, les mains marquées. Un peu de fatigue aussi, dans le port de tête. Après sa fugace hésitation, elle lança :
— Bonjour grand-mère !
— Bonjour ma fille. Tu as encore grandi. Tu auras une allure de cheval, comme ton grand-père.
Loreleï nota mentalement cette nouvelle réplique, afin de la partager avec son père. Elle approcha ses lèvres de la joue de sa grand-mère. Douce. Elle ferma les yeux en retrouvant son parfum de rose thé. Katell n’esquissa aucun geste.
Ses parents arrivèrent avec les valises. Après les salutations, Georges, l’homme à tout faire, les aida à s’installer. Loreleï entendait les discussions chaleureuses entre lui et ses parents, pendant qu’ils grimpaient jusqu’aux chambres.
Loreleï prit le bras de sa grand-mère. Elle était la seule à oser. Katell ne manifestait aucun plaisir. Mais ne protestait pas. Loreleï et Katell firent un tour du jardin. Sa grand-mère pestait contre le temps, les insectes, Saint-Yves, Georges… Loreleï hochait la tête d’un air convaincu, sans lâcher son bras.
Alors qu’elles se dirigeaient vers la maison, elles croisèrent Ingrid qui partait faire quelques courses. Rituel immuable de touristes. Grand-mère et petite-fille pénétrèrent dans le salon. Meubles lourds et cirés, tapis persans, table élégamment dressée pour le goûter. La vaste demeure respirait l’aisance d’une vieille famille bourgeoise. L’horloge contre le mur semblait les regarder de son œil rond. La pendule pesante rythmait tout.
Dong, dong, dong, dong : 16 h.
Maurice prit le thé avec sa mère et sa fille. Tasses en porcelaine anglaise. Gâteau breton de la meilleure pâtisserie de Lannion. L’odeur du beurre. Katell affirma de son ton qui ne tolérait pas le mensonge :
— Alors Loreleï, toujours première de classe ?
— Oui, grand-mère.
- Bien. Les Lannef sont intelligents. Sauf ton oncle Paul. Lui, il est bête. Mais riche. Ça compense.
Maurice toussa dans sa tasse. Loreleï fixa son gâteau pour ne pas rire.
— Je n’ai pas été surprise quand tu as sauté une classe. Tu es intelligente comme ton grand-père.
La voix dure de Katell ne s’adoucit pas. Mais elle jeta un regard vers les photos qui trônaient sur le manteau de la cheminée. Elle poursuivit :
— Ne repose pas sur tes acquis. Ta génération a besoin de rigueur. Avec une mère allemande, tu es bien partie. Pas comme ton cousin Patrick. Sa mère est Normande. On aura tout vu.
Tic-tac. Tic-tac.
Katell buvait son thé en observant Loreleï.
— Tu ressembles à ton grand-père. Tu as les mêmes yeux.
Après un silence, elle reprit :
— Tu as eu de la chance. Tu n’as pas hérité du reste. Parce qu’il était laid comme un crapaud. Mais intelligent. Ça aide.
Maurice s’étouffa et fit semblant de tousser.
— Ça va Maurice ? demanda Katell.
— Oui maman. Juste… le gâteau. Sec.
— C’est un gâteau breton. C’est censé être sec.
— Bien sûr.
Katell se leva. Raide.
— Je vais chercher plus de thé. Ne touchez pas au kouign-amann. C’est pour ce soir.
Elle sortit. La porte se referma en un claquement.
Tic-tac. Tic-tac.
Trois secondes. Quatre. Cinq.
Maurice craqua le premier. Pouffa de rire. Loreleï le rejoignit. Main sur la bouche. Épaules tremblantes.
— Loreleï, tu te souviens de l’été dernier ? À chaque fois qu’elle me donnait des nouvelles de quelqu’un, c’était pour m’annoncer sa mort.
— Oui ! Pour cousin Yvon, elle a dit…
Ils se regardèrent. Récitèrent ensemble, imitant la voix de Katell :
« Yvon est mort. Étouffé par un cochon qui lui est tombé dessus. Quelle ironie. »
Leurs rires reprirent plus fort. Loreleï tapa du pied sur le parquet.
— Papa ! Elle va revenir !
Il respira profondément. Recomposa son visage.
- Je sais, je sais… On prend les paris ?
- Je tente la foudre ! Il y a eu de gros orages cette année.
- Tu prends des risques. Et moi impliquant un animal.
- Le cochon tueur va encore frapper ?
Leurs rires repartirent de plus belle. Ils entendirent les pas de Katell dans le couloir. Ils fixèrent le plafond, avant de se concentrer sur leur assiette. Ils étaient impassibles quand Katell entra et déposa la théière sur la nappe blanche.
— Merci maman.
Katell se rassit et versa du thé.
Tic-tac. Tic-tac.
— Au fait, dit Katell, comme si elle parlait du temps, vous vous souvenez de Madame Kerguelen ? La voisine d’avant ?
Loreleï et Maurice se regardèrent furtivement. Le jeu commençait.
— Elle est morte la semaine dernière, continua Katell.
— Pendant un orage ? demanda innocemment Loreleï.
— Quelle drôle d’idée ! Non. Étouffée par une arête de poisson. À 82 ans. Ridicule.
Loreleï mordit sa lèvre. Fort. Très fort. Maurice toussa. Encore.
— Il est vraiment sec ce gâteau, s’excusa-t-il.
— Je te l’ai dit. C’est breton. C'est sec.
Sous la table, Loreleï donna un coup de pied à son père.
Katell continua, imperturbable :
— Sa fille veut vendre la maison. Si vous voulez investir, c’est le moment. Bien située. Vue sur mer. Évidemment il faudra refaire la cuisine. Madame Kerguelen n’avait aucun goût.
— Évidemment, dit Maurice, voix parfaitement neutre.
— Et puis les morts qui traînent dans les maisons, ça fait baisser les prix. Au fait, tu te souviens d’Antoine ?
Loreleï vit la machoire de son père se contracter légèrement, avant qu'il ne poursuive :
— Très bien. On faisait du rugby ensemble. J’espère qu’il va bien.
Il échangea un regard discret avec sa fille.
— Jusqu’à ce qu’il prenne une douche, il allait très bien. Il pratiquait toujours le rugby. Tu as bien fait d'arrêter. Le sport, quelle idée. Il a eu trop chaud. Il a pris une douche trop froide. Raide mort. C’est sa mère qui l’a trouvé. Indécent.
Loreleï et Maurice se regardèrent. Complices.
Tic-tac. Tic-tac.
Katell les scrutait.
— Vous riez beaucoup tous les deux.
— C’est parce qu’on s’aime, maman.
— Mmh, renâcla-t-elle, les lèvres pincées. L’amour rend idiot. Ton père aussi riait tout le temps. Avant de mourir.
— Comment il est mort déjà ? demanda Loreleï, innocemment.
Maurice lui donna un coup de pied discret.
— Crise cardiaque. En plein conseil municipal. Mort en parlant de réfection de trottoir. Pathétique.
Silence. Puis :
— Mais c’était un homme bon. Juste… dramatique jusqu’au bout.
C’était la version Katell de « je l’aimais ».

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