chapitre 37 - Vendredi 17 avril

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Port-Grimaud

Ce matin Nora doit passer son évaluation annuelle par téléphone. Ça peut durer des plombes m’a-t-elle dit. C’est étrange cette manie de vouloir sans cesse donner des notes. Toute une vie de chiffres et de moyennes. Tout ça pour rien, personne ne redouble. Ça occupe les Ressources Humaines mais Éva et moi ça nous emmerde. Nous sommes persona non grata, en d’autres termes, il faut se barrer de la maison. Un comble.

Pour Robin, l’affaire est résolue. Il ne va pas déranger sa mère, il dort jusqu’à midi. Un soldat, ça roupille comme ça mange, n’importe quand, n’importe où. Pour nous, c’est plus compliqué, allez vous occuper dans un monde sans rien d’autre que des pins parasols.

À neuf heure trente, Nora est au téléphone, nous dans la bagnole. On file en ville. Je vois bien qu’Éva n’est pas très enchantée à l’idée de passer sa matinée dans un supermarché. Certes, elle ressortira avec une boîte de bonbons, mais elle n’a pas écoulé le stock de Pâques alors à quoi bon. Derechef, je décide de faire ma connerie du jour. C’est une règle à laquelle je m’astreins quotidiennement. C’est plutôt sain et vivifiant sinon autant rester au fond de son lit. Arrivé au premier rond-point (parfois ils sont utiles) je fais demi-tour direction Port-Grimaud. La cité lacustre est réputée mondialement pour sa supérette, c’est donc là que nous allons faire nos courses. Le confinement s’affranchit des bouchons et des places de parking, nous y sommes en quinze minutes et nous garons sans problème à quelques mètres de l’entrée principale.

Alors bien sûr, rien n’est jamais simple. La cité grouille de policiers municipaux et de vigiles en tout genre. Je pense même que c’est elle qui a inventé ce concept de sécurité privée tant il y en a.

Un agent filtre l’accès. Nous l’observons depuis la voiture. Quelques va-et-vient et personne n’est refoulé. Ce sont visiblement des autochtones. Ils sont facilement reconnaissables avec leur jean orange et leur polo. Éva s’impatiente. Patience, ma puce, patience.

Au bout d’un quart d’heure et de quelques soupirs, j’ai peut-être une fenêtre de tir. Une camionnette blanche vient de s’arrêter non loin du vigile. Le type au volant klaxonne et lui fait un signe de la main. Le vigile fait le tour de la voiture et entame la discussion. Sûrement des copains de pastis. C’est peut-être caricatural, mais à entendre leurs rires gras, je n’en suis pas loin. Sur ce, nous sortons comme un seul homme avec Éva et contournons le véhicule. Ça passe ! Une fois en terre promise, c’est beaucoup plus calme. La place centrale est presque désertique. Ça semble surréaliste. Du jamais vu, pas pour les yeux néophytes d’Éva, mais pour moi. Surgirait Mad Max avec des boules de pétanque que je ne serais même pas surpris tant le présent est endormi. Les couleurs pastel des façades sont fades et insipides, même le ciel est gris. Les bateaux barbotent dans les canaux, malgré tout le cœur n’y est pas. Pas de bruits de haubans sur les mâts, même pas de ponts qui craquent ou de diesel toussotant. Tout juste le son de quelques clapotis. C’est sûr qu’il y a plus de vie sous le niveau de la mer qu’au-dessus. Éva est peut- être déçue, mais je crois qu’elle s’habitue au vide. C’est vrai qu’on s’y fait, je m’y sens bien dans ce presque monde.

Nous nous promenons sans masque le long des canaux, elle regarde les bateaux, je regarde leurs voyages. Ça aurait une autre gueule que de fuir sur un de ces voiliers, mais bon, je ne suis pas marin.

Une idée conne me trotte dans la tête. La deuxième de la journée. Je suis en forme. Au bout du quai, il y a un joli voilier avec un pont en bois et personne autour de nous. J’appuie avec le pied sur la corde d’amarrage pour ramener la poupe du bateau au plus près du quai. Je soulève Éva et la dépose sur le cockpit puis je saute pour la rejoindre. Elle sait bien que tout ça est interdit, mais c’est parfois joliment plaisant d’être un pirate. Elle, capitaine au long cours, tient la barre ; moi, simple moussaillon la regarde assis sur la banquette. Ce petit jeu dure trois minutes et nous voici arrivés à bon port.

- Capitaine, l’équipage est prêt à descendre.

- Ok Gabriel, mais fais attention à ma robe, me dit-elle avec un air hautain !

Et la voici s’envolant dans le ciel comme une mouette hilare.

Très fiers de nous, nous continuons notre aventure sur le quai et les canaux environnants. Face à la petite église, il y a notre fameuse supérette. Quarante mètres carrés. Il n’y a rien à y acheter qui coûte moins que ma chemise. Une tranche de jambon c’est l’équivalent d’une manche. J’achète deux esquimaux que nous mangeons sur un banc. Quelques locaux nous regardent comme si nous étions des terroristes. Nous sommes deux t-err-ouristes, rien de plus et mon Kim-cône vous emmerde ! Tout a une fin, même les glaces. Nous ressortons libres, le vigile ne regarde pas dans son dos, il ne filtre que les entrées.

Retour à la maison en passant par le supermarché. Le vrai. Aucun intérêt, on connaît ça par cœur. Arrivés à la maison, les consignes sont claires, autant passer sous silence notre abordage clandestin. Nora a terminé son entretien. Elle est lessivée. Il me faut l’après-midi pour la sécher, car le ciel est toujours aussi gris que les canaux de Port-Grimaud. Ce soir, je la repasse lentement, son dos est tiède et lisse comme la fin du monde.

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