Chapitre 7 - Mercredi 18 mars

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C’est l’anniversaire de mon père. Quatre-vingt-sept ans. Mais ce n’est pas sa fête. Il aura peu de visites aujourd’hui. Son aide à domicile, l’infirmière, ma sœur et moi. Vu les circonstances, c’est en fait beaucoup. Un anniversaire sans contact, sans embrassade et sans saveur. Un au revoir et mon laissez-passer en poche, je remonte la rue. Elle non plus n’est pas vraiment déserte. Il y a bien quelques voitures et passants, mais le cœur n’y est pas. Un dimanche du mois d’août quand la banlieue déprime.

À midi, nous ouvrons une bouteille de blanc. L’alcool peut être un ami qui rapproche ou un ennemi qui détruit. Le Chablis a choisi la première option. J’échange quelques mots avec ma encore-femme, comme avant. Rien de plus, mais ça apaise le déjeuner. L’hiver reviendra plus tard, sûrement avant la nuit.

Cet après-midi, j’ai coché l’option sieste. C’est une occupation saine en ces temps d’emmerdement maximum, et me permet d’ajuster mon quota d’heures de sommeil déficitaire. Je ne sais pas si je rêve, je n’en retiens rien et me lève sans problème. Il fait beau, direction le jardin. Nettoyer la voiture est une bonne idée, sait-on jamais. Si l'occasion se présente, autant fuir dans un véhicule propre.

Pour le reste de la journée, rien de particulier. L’hiver est revenu et chacun s’évite. Le verre de vin rouge est moins sympa que le Chablis, il a pris fait et cause pour la seconde option. Le dîner est une caricature des couples qui se séparent. Je dis blanc, elle dit noir ; je dis oui, elle dit non. Je dis bonsoir.

Nora m’accueille dans ma chambre. Elle m’envoie quelques liens de vidéo sur WhatsApp. J’en fais de même. Notamment une vidéo de Maïté, la cuisinière du sud-ouest, taillée comme une armoire normande. Elle prépare un hamburger XXL avec du foie gras, des gésiers et du magret. C’est très drôle.

J’ai quelque part une vidéo où je suis avec elle, la diététicienne gasconne. Ça me revient. J’en parle brièvement avec Nora et décide de regarder si je n’ai pas cet extrait dans un vieux disque dur. Je crois que si, mais lequel ?

Je sors du tiroir un disque dur nommé famille. Il y a toutes les archives vidéo de notre passé. Mariage, naissances, baptêmes, amis, noëls, vacances et pas de Maïté. Mais c’est trop tard. Je regarde. L’an 2000. Il y a vingt ans. Je n’aurais pas dû.

Ça me défonce l’âme, ça m’écrase sous un pied erratique. Broyeuse indifférente, il n’en sort que le jus de l’amour. Pourquoi ai-je branché ce disque dur, moi qui en étais si loin il y a à peine cinq minutes ? L’amour qui revient comme un boomerang en pleine gueule. Elle en bas, dans le salon, du mépris plein les jambes. Elle en haut, sur cet écran, elle que j’aimais et j’aime alors subitement. Je suis estomaqué, le souffle coupé par le pouvoir des images. Je reprends la même position que ce 24 janvier où tout a basculé. Au même endroit. Agenouillé sur cette moquette d’un rouge hideux, la tête enfouie sur le lit conjugal. Quelques larmes et la colère au goût de tabac dans une gorge sèche. Non, je n’aurais pas dû.

Pantin désarticulé, je me relève pitoyable. Quelques pas mécaniques et la machine reprend l’instinct de marche. Livide et terne comme avant. C’est grotesque. Il faudrait haïr une bonne fois pour toutes. En finir avec tout ce sirop écœurant, bien se nettoyer et passer son chemin. C’est tellement épuisant de se retourner sans cesse.

Je n’ai pas la force d’aller de l’avant, de parler à Nora. Deuxième jour de confinement, pris au piège comme un rat.

Il faut que je dorme pour de bon et un jour je le brûlerai ce lit.

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