Chapitre 9 - Vendredi 20 mars

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Frontières

J’ai mis mon écharpe bleue autour du cou et je descends à la cuisine. Il est quatre heures. Café. Clope. Ordinateur. Il faut digérer cette journée qui a gâché ma nuit. Mettre les mots et penser à aujourd’hui. C’est pénible, mais il faut bien en passer par là.

Hier étant purgé, je pars faire le marché sur les coups de neuf heures trente. Pas trop de monde et pas besoin de laissez-passer, le marché est en face de la maison. Je retrouve la volaillère. C’est son dernier jour, après elle se met en quarantaine comme tout le monde. Qui pourrait lui en vouloir ? Le placier nous regarde d’un mauvais œil, il veille au respect des distances de sécurité. Elles sont observées. Le primeur nous sert. C’est nouveau. Tout est nouveau maintenant. Dernier détour chez le poissonnier. J’ai envie de discuter avec le poisson pour qu’il me raconte son pays, dont je rêve si souvent en ce moment. Il n’est pas bavard, ses écailles en disent suffisamment.

Je rentre et ma femme est charmante. Parfait. Puisque je suis sur ma lancée, j’essaye de me connecter sur le site de l’Intermarché. Il reste des courses à faire. J’arrive à y accéder, et commence à remplir mon panier. Elle entre dans ma chambre et s’installe sur le lit à côté de moi pour terminer mon panier. C’est très étrange de la voir allongée si près. Déroutant de voir ce vestige de l’amour dans ce lit qui était le nôtre. Mon téléphone s’intercale entre elle et moi, comme pour en délimiter la frontière. J’aurais bien aimé me croire à Schengen et qu’elle passe outre pour se jeter sur moi, visiblement les frontières ont été remises au goût du jour. Virus oblige.

D’ailleurs, Nora est là pour me le rappeler. Elle m’envoie un message à ce moment précis. Le téléphone sort de sa torpeur et affiche quelques mots sur l’écran. Ma presque-femme le voit et fait mine de rien. Comme un signe du destin, Nora s’immisce dans mon lit entre elle et moi. J’adore ce signal, je ramène le téléphone près de moi, le retourne contre le matelas. Nous validons le panier, mais impossible d’avoir un créneau horaire pour le drive ou la livraison. Échec. Elle ira faire les courses. De toute façon, elle a envie de prendre l’air.

Je regarde le message de Nora que ma presque-femme ne m’a pas laissé le temps de lire. « Gabriel, je n’en peux plus d’être enfermée ». Elle étouffe à nouveau, ses souvenirs la submergent, les digues craquent de toute part. Barrage fissuré. Je lui propose de l’appeler, elle accepte. Il sort du téléphone un petit filet de voix, il faut prêter attention pour entendre chaque mot. Je sors et m’isole dans la voiture. Elle a peur non pas tant d’être confinée, mais de ne pas connaître la durée de sa peine. Elle se sent seule, épuisée par cette vie faite de points d’interrogation. Qu’arrivera-t-il à ses enfants si elle tombe malade ? Je dois l’aider, je dois nous sauver et je dois l’aimer. Qu’importe le reste. Je lui dis sans prononcer le mot amour. Il faut fuir avant que tout soit impossible. « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. » C’est le moment d’écouter René Char. Elle me dit que je suis fou, que c’est trop tard, que ça ira. Elle a sans doute raison, mais j’insiste. On peut essayer, ça vaut le coup de se soigner. Je crois qu’elle pleure, mais je n’entends pas ses larmes, juste leur odeur. Elle me dit « peut-être ». Treize heures. Première lueur de la journée.

Le portail s’ouvre. Mon épouse rentre des courses. Je dois raccrocher, je dis à Nora que ça va aller, que nous allons nous en sortir. « Je te recontacte tout à l’heure ». Mes mains un peu tremblantes sortent les courses du coffre. Je souris, juste à la vie et un peu à la folie.

Cet après-midi, je dois endosser l’habit du général et foutre au placard celui du fantôme. Il me servira plus tard. Quelle tactique pour organiser l’exode ? Autoroute, pas autoroute ? La journée, le soir ? Quels bagages, quels itinéraires, quel jour, comment ? Au pied du mur, les réponses sont moins faciles que le simple mot fuite. Les idées se mettent en place peu à peu. Sans certitude. Je n’ai pas l’étoffe du voyou, la cavale c’est un métier. Une chose est sûre, il faut faire vite. Probablement ce week-end. Je coche dimanche.

Je Whatsapp à Nora. La discrétion est de mise en ces temps de guerre. Elle est partagée, elle doute. Évidemment qu’elle doute, mais l’idée a germé, la possibilité d’un ailleurs a éclos. Elle en a parlé à ses enfants. Un peu, une idée en l’air, un embrun. Sa fille est ravie, des « vacances à la mer, c’est super ! ». Son fils moins. Disons-le franchement : pas du tout. Que pourrait-il faire dans un endroit sans la fibre ? Nora est prise dans cet étau, coincée entre sa fille et son fils, mais au fond d’elle-même elle sait où va la pente. Vers l’océan. Toujours. On en reste là pour l’instant, les négociations sont en cours.

Mon cerveau est en ébullition. Ça se bouscule au portillon comme jamais. Des questions d’ordre éthique, moral ou pratique s’agitent dans tous les sens. Il faut y répondre une bonne fois pour toutes. Je descends au salon. Ma encore-femme est avec Hugo devant la télé, c’est l’heure de l’apéro. J’ouvre une bouteille de blanc et lui sers un verre. Le mien est bien rempli et vite bu. Nous sortons sur le perron fumer une cigarette. Je lui dis que je voudrais partir sur la Côte d’Azur. Elle le sait, nous en avons déjà parlé. Elle jubile à l’intérieur. Ça me rend un peu triste malgré tout, mais cette situation arrange tout le monde. Elle est bien sûr taillée pour s’occuper seule des enfants et moi je suis fait pour voir la mer. Elle la pierre et moi l’éponge. J’ai mon bon de sortie. La garde alternée précède notre divorce. Durant le repas, j’ai la boule au ventre. Je regarde les enfants. Ils me comprennent, ils mangent et continuent de rire. Pas moi, mais c’est le prix à payer.

Dans l’escalier, les doutes sont sur chaque marche, j’ai du mal à les éviter. La décision la plus dingue de ma vie est difficile à embrasser. Il est encore temps de faire machine arrière. Seul dans ma chambre, je retarde le contact avec Nora. Allongé sur mon lit, je regarde ce plafond dernier témoin de mon amour déliquescent. Deux femmes, un passé de plus de 25 ans, une inconnue que je n’ai vue que deux fois. C’est de la folie à l’état pur.

Nora me réveille de la torpeur. J’ose à peine regarder mon téléphone. « Partons ». Le mot est lâché. Je ne peux plus me cacher ni reculer. Alea jacta est. Je reprends mon souffle et je décroche mon téléphone. WhatsApp a fait son œuvre, il faut maintenant partager notre voix. La sienne est plus forte que tout à l’heure, la mienne est plus faible, mais je suis dans ma chambre et ma future-ex-femme ne sait rien de ma folie. Je sors me réfugier dans la voiture. Décidément, elle est une pièce essentielle dans mon puzzle.

Nora a fait son choix. Elle n’en a pas en fait. Rester ici est impossible. La folie a pris possession de son appartement, elle doit fuir son passé tout comme moi. Bien sûr, nous prenons des risques énormes. En premier lieu celui de la contagion possible. Je suis peut-être porteur et inversement. Le prix de la liberté est élevé. Je déteste tous ces connards inconscients qui bravent le risque en ces temps de confinement. Nous voici deux connards de plus. C’est la simple vérité. Elle le sait, moi aussi.

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