Chapitre 12 - Lundi 23 mars

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Promenades

J’ouvre les yeux et jette mon premier coup d’œil au réveil : quatre heures trente.

C’est beaucoup trop tôt pour se carapater en douce. Je tente de me rendormir sans y croire. Cause perdue. L’excitation et le désespoir font un drôle de mélange, à la fin ça donne un goût de caféine. Autant se lever. Le petit matin est mon royaume et je descends dans mon bureau-cuisine pour écrire. Pas facile aujourd’hui, j’y arrive tant bien que mal. Le tic-tac se déclenche et mes yeux font des allers-retours entre l’ordinateur et l’horloge du four.

À six heures trente, je remonte dans mon lit sans faire de bruit.

Sept heures quinze. La douche, les dents, un jean et un t-shirt. Tout s’enchaîne et je suis prêt.

Il est temps de partir.

Je regarde dans le rétroviseur le portail s’ouvrir. Une dernière fois, j’entretiens l’espoir de la voir surgir entre la voiture et les quelques mètres qui me séparent du portail. L’entendre crier « ne t’en va pas ! ». J’y crois encore jusqu’au dernier centimètre.

Le portail est refermé, je suis dehors. Je n’y crois plus.

Point mort, j’embraye, je suis parti.

Comme prévu, les routes ne sont pas désertes. Je m’insère dans la circulation, mon attestation de travail en poche. Nous ne sommes pas beaucoup à travailler, suffisamment malgré tout pour passer incognito. J’emprunte l’A 86 pour contourner Paris par le nord. L’autoroute est gentille et l’asphalte ne voit rien à redire à ma fuite.

Je la quitte pour rejoindre les quais de Seine et redescendre vers la Défense. Discipliné, je respecte les limitations de vitesse au grand désespoir des voitures qui me collent. Faites-vous plaisir, moi je passe mon tour.

Puteaux s’approche et j’appelle Nora. Elle m’attend en bas de chez elle pour m’ouvrir l’accès au parking souterrain.

Elle monte dans la voiture. En fait, elle n’en est jamais descendue depuis notre première rencontre. Deux bises, un bonjour et un parfum inconnu. Nous descendons au parking. Les valises sont prêtes et planquées dans sa voiture. Bien vu.

Je me gare sur la place du voisin et transvase le tout dans le coffre. Effectivement, trois contre un, il n’y a pas de match. Ce n’est pas la transhumance du mois d’août, mais le coffre est vite rempli. Sans compter l’ordinateur et l’écran de son fils, ça fait partie du deal.

Elle m’invite à monter boire un café, mais je préfère tailler la route au plus tôt et profiter du créneau horaire qui nous est favorable.

Elle remonte chercher ses enfants pendant que je termine mon Tetris. La minuterie s’éteint et je me retrouve dans le noir. Le temps de chercher un interrupteur et la lumière revient. Un voisin regagne sa voiture. Il n’a pas l’air sympathique et me regarde suspicieux du coin de l’œil. Visiblement il ne travaille pas dans la police et passe son chemin. Grand bien lui fasse !

Nora et ses enfants descendent à leur tour. Il est temps de faire connaissance avec tonton Gabriel. Éva, dix ans. Elle tient la main de sa mère, un sourire timide accroché à son visage. De beaux cheveux noirs bouclés finissent d’habiller le tableau.

Robin, seize ans. Joli garçon qui porte l'adolescence sur des épaules frêles. Il prononce un vague “Bonjour”, il n'est pas tout à fait là. On est toujours ailleurs à son âge.

La petite famille prend place dans la voiture. Rien d’original. Les enfants à l’arrière, Papa et Maman à l’avant. À partir de maintenant le danger est partout et ça ne m’excite pas du tout.

Je suis en terrain franchement hostile, inconnu et je n’ai aucun repère.

La banlieue ouest c’est un peu conduire à gauche. Mon copilote me dirige pour sortir de ce fatras de rues, direction Nanterre, le temps que Waze prenne le relais.

Re-bonjour l’A86. Il fait beau et la police est ailleurs, ça roule.

L’ambiance n’est pas à la gaudriole, elle se détend peu à peu. À l’arrière, Éva glisse une main vers sa mère. Il va falloir rapprocher son siège. Son frère est silencieux, le casque sur les oreilles. Il va falloir reculer son siège. À l’avant, malgré la fatigue qui se lit sur son visage, Nora est toujours aussi belle. En comparaison, j’ai vraiment une gueule de taxi en fin de journée pour ne pas dire plus. Vu la situation c’est bien pratique.

Arrive le premier danger. L’A6 et le péage de Fleury que je veux éviter. Nous quittons l’autoroute pour Étampes puis plein sud vers Pithiviers. Le nom est rigolo, la route moins.

À la maison tout le monde est réveillé. Je suis encore suffisamment proche d’eux pour les voir dans le rétroviseur. Elle doit être sous la douche en train d’écouter ses chansons que je connais par cœur. Je mets FIP pour ne pas les entendre. Nora aime le jazz, pas elle.

Le silence est un peu pesant alors Nora me parle, sa voix est à la fois faible et déterminée.

Et puis il y a ce rond-point qui arrive. Il faudra les raser quand tout sera terminé. Des emmerdes à n’en plus finir. Un vrai guet-apens. Un repère à gilets jaunes ou à gendarmes.

Celui-ci a choisi la maréchaussée faute de gilets jaunes. L’instinct de survie prévaut, tout le monde se planque et baisse la tête. Même moi si je pouvais. Surtout moi. Un type est arrêté sur le bas-côté, ça occupe deux gendarmes. Un autre regarde vaguement la route. J’ai le trouillomètre à cent cinquante. Dieu soit loué, ça passe ! J’ai une plaque de bouseux avec le dix-huit gravé dessus. Vestige de la maison de campagne. Je ne sais pas si ça m’a sauvé, mais pour une fois j’aime les vaches et tondre la pelouse.

Tout le monde se relève. Nora en rigole avec sa fille. Pas moi ni Robin. Il me faut un bon quart d’heure pour reprendre un rythme cardiaque acceptable, le temps de rejoindre l’A19 vers l’A6.

Cette fois je me sens en sécurité. Il ne faut pas s’arrêter ni sortir de l’autoroute. Dans quelques heures il faudra bien. En attendant, je mets le régulateur à cent dix.

Éva a envie de faire pipi. Il est midi trente, il est temps de faire une entorse au règlement. On oublie la station-service en temps de confinement. Une aire de repos avec les chiottes fermés fait l’affaire. Éva fait ça à l’ancienne, derrière un arbre, le public est restreint. Moi j’ai une grosse envie de fumer, mais Nora ne fume pas, la bienheureuse. Je sors ma cigarette électronique et recrache la fumée blanchâtre. C’est dégueulasse.

On en profite pour sortir les sandwichs qu’elle a préparés. Un air de vacances sur une aire désertique. Youpi.

C’est reparti. Nous échangeons nos places avec Nora, Éva fait de même avec son frère pour rester au contact de sa mère. Comme je la comprends. On adapte la position des sièges en conséquence. J’envoie quelques messages à mes sœurs et mes amis proches.

Encore deux cents kilomètres avant d’atteindre notre première étape en zone libre chez ma sœur.

Je reprends le volant au niveau de Beaune. La Grande Vadrouille dans toute sa splendeur, le lieu s’y prête.

Sortie Tournus. Je ralentis. Waze sort de son silence. « Police sur votre chemin ». Pas bon. Pas bon du tout ! Nous sommes dans le virage de la sortie. Après c’est le péage. Stop ! Je n’ai pas envie de savoir. Nous nous regardons. Elle non plus ne veut pas savoir. Marche arrière. Gentiment. Doucement. Danger. Des camions passent, ils sont peu nombreux. L’un d’eux nous klaxonne. Chut ! Klaxonne, mais en silence. Éva dort et Robin a à peine remarqué notre cirque. Personne. Je repars sans demander mon reste. Sortie prochaine, j’en tremble jusqu’à Mâcon.

Cette fois Waze, mon copain pour la vie, ne dit rien. On passe la frontière l’air de rien et on remonte dans le nord vers Taizé. Une heure de route dans le silence. Nora n’est pas vraiment dans son élément ici. Une nuit et on repart. Promis.

Nous arrivons et j’ouvre rapidement la grille pour rentrer la voiture. La maison est dans un petit hameau. Pas assez isolée pour passer inaperçue, je fais vite. Dehors, le virus n’est pas arrivé jusqu’ici. Les mêmes vaches, les mêmes champs, les mêmes mouches et les mêmes gens absents.

Robin a l’air déprimé, enfin pas plus que ce matin, preuve que la campagne ne fait guère d’effet sur lui. Éva est avec sa mère et voudrait bien se promener. On verra plus tard.

La maison vide nous accueille bien volontiers. À croire qu’elle nous attendait. Il y a de l’eau chaude, mais pas de chauffage. J’appelle ma sœur, plaisante avec elle de nos aventures et allume le chauffage selon le protocole.

Je souffle enfin assis dans la cuisine. J’ai l’air un peu triste, j’évite de le montrer. Nora installe ses affaires dans la chambre parentale. Elle dormira avec Éva. Moi à l’étage et Robin dans la chambre à côté.

Il fait presque nuit et je pars avec Éva faire quelques pas sur une route qui ne mène nulle part.

J’ai échangé Hugo contre Éva. Ils ont le même âge. Tout est surréaliste si loin de ce monde qui s’écroule. La petite est heureuse dans ce décor et rigole parce que ça pue. Les vaches ont sûrement pété. J’acquiesce et nous rentrons. À l’intérieur il fait un peu plus chaud. Pas suffisamment pour se croire au printemps, mais assez pour oublier la guerre. Nous ouvrons une bouteille de vin blanc chipée dans la cave de mon beau-frère. C’est l’heure des braves, c’est l’heure d’y croire. Et croyez-moi, il ne faut pas se donner du mal pour y croire. Les yeux de Nora ont la douceur de l’argile, guérir n’est pas si difficile.

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